Elle est arrivée dans le sud de la France il y a quelques mois, en profitant d’une bourse d’études Erasmus. Et en dépit de son devenir incertain sur le plan professionnel, Aylin se sent plutôt privilégiée par rapport à sa directrice de thèse et à bon nombre d’universitaires de son pays. C’est que depuis bientôt deux ans, en Turquie, le régime fait tout ce qui est en son pouvoir pour leur rendre la vie impossible. D’où vient cette hostilité ? D’une pétition pour la Paix dénonçant “le massacre délibéré” du peuple kurde, que ce soit par la famine liée aux couvre-feux imposés ou plus directement par des bombardements. Une pétition rassemblant dès janvier 2016 quelque 1128 universitaires issus de 89 universités turques, et signée par un gros millier d’autres chercheurs ou étudiants depuis. Une pétition valant aujourd’hui à près de 500 d’entre eux d’avoir été limogés par des décrets-lois, licenciés, forcés à la démission ou encore au départ à la retraite. Une pétition, enfin, citée comme preuve de propagande terroriste dans l’acte d’accusation des quelques 148 premiers universitaires dont les audiences démarrent ce 5 décembre, au tribunal d’injustice de Cağlayan.
D’une personne à l’autre, le chef d’accusation est toujours le même. Avec, comme à l’habitude, le recours à la méthode du copié-collé. L’acte préparé par le procureur İsmet Bozkurt renvoie ainsi au texte de la pétition pour la Paix, qu’il cite intégralement, avant de poursuivre en affirmant que, “comme on peut le comprendre clairement à partir du contenu de la déclaration publiée, la soi-disant ‘déclaration de paix’ contient une propagande explicite pour l’organisation terroriste PKK / KCK”. Voilà donc explicité selon le procureur la nécessité d’une enquête judiciaire. “Il est entendu que l’intention réelle de la déclaration est de forger l’opinion publique pour mettre fin aux opérations initiées par les forces de sécurité dans les régions où les soi-disant déclarations de ‘gouvernement autonome’ ont été faites.” Des régions où, selon İsmet Bozkurt “le but des opérations était de [les] nettoyer des terroristes et d’assurer la paix et la prospérité pour [ses] résidents.”
Vient ensuite dans l’acte d’accusation le second communiqué de presse des universitaires pour la Paix. Un texte divulgué le 10 mars 2016, en réaction aux enquêtes alors lancées contre plusieurs des signataires de la pétition de janvier. Or le procureur n’hésite pas à y voir une “insistante propagande pour l’organisation terroriste du PKK”, tout en accusant ses auteurs d’avoir publié leur déclaration en même temps que des appels à la résistance du PKK/KCK. Il pousse même plus loin le rapprochement : “en organisant des campagnes de diffamation via la presse et les médias contre la République de Turquie, son gouvernement, son pouvoir judiciaire, son armée et ses forces de sécurité, ils [les universitaires] ont fait campagne pour l’organisation terroriste PKK/KCK, d’une manière qui légitime ou favorise ses méthodes, y compris la coercition, la violence et les menaces”. Mais le pompon arrive après. Car dénonçant une soi-disant “manipulation de l’information”, İsmet Bozkurt taxe sans complexes les universitaires de terroristes, au motif qu’ils appellent dans la pétition le gouvernement “à lever le couvre-feu, à punir ceux qui sont responsables de violations des droits de l’homme et à indemniser les citoyens qui ont subi des dommages matériels et psychologiques”…
On pourrait en rire, tant l’accusation sonne faux, tant elle est d’une absurdité totale. Mais sachant ses conséquences sur la vie de centaines de personnes, on ne peut qu’être révolté. Pour la doctorante en sociologie qu’est aujourd’hui Aylin, et de même pour tous ceux et celles dont les recherches sont encadrées par des signataires de la pétition pour la Paix, le limogeage de leurs enseignants a pour corollaire une thèse qui ne pourra pas arriver à son terme, donc des années d’études perdues. De plus, il est probable qu’étant elle-même signataire, elle ait des difficultés à soutenir une thèse au sein d’une autre équipe, voire à obtenir un poste plus tard. Toutefois plus qu’à son propre sort, elle pense surtout aux difficultés que pourrait connaître sa directrice de thèse, signataire et pour l’heure protégée par un recteur d’université, qui risque fort d’être remplacé lors d’élections à venir. Ou encore, au sort réservé à cette amie, Dicle, une universitaire venue lui rendre visite ces jours-ci, et accueillie depuis trois mois à Paris dans le cadre du dispositif PAUSE – le programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil.
Agée d’une quarantaine d’années, donc dans la tranche des 35–45 ans comme un tiers des signataires de la pétition pour la Paix, et fonctionnaire depuis 1997, Dicle n’avait plus qu’une année et demi d’enseignement à faire dans son université pour s’ouvrir des droits à la retraite. Elle a eu la chance de pouvoir quitter la Turquie avant son limogeage, comme près e la moitié des premiers signataires. Car une fois démis de leurs fonctions par décret-loi ou par non renouvellement de leur poste, les universitaires se retrouvent privés de passeport : “le statut de fonctionnaire de l’Etat assure normalement un passeport spécial qu’on ne peut plus demander une fois limogé, explique Dicle, et l’on n’a pas plus de chances d’obtenir un passeport normal.” Impossible, dans ces conditions, de se rendre à l’étranger autrement que de manière clandestine. “C’est fou, j’ai des amis qui ont travaillé sur les réfugiés syriens, et finalement, eux aussi ont du payer pour quitter le pays à l’aide d’un passeur.” Mais n’y a‑t-il pas d’autre choix que de partir ?
Oui, et non. “Ne pouvant plus poursuivre leurs recherches à l’université, les universitaires se retrouvent à faire n’importe quel petit boulot dans des cafés, sur les marchés, etc, pour faire vivre leurs familles”, répond Aylin. Ceux qui ont fait l’objet d’un décret-loi perdent d’ailleurs tous leurs droits, qu’il s’agisse de percevoir le chômage, d’être couvert par le système de sécurité sociale, ou encore d’avoir droit à une retraite. Et à la différence des décrets-lois des années 1980, qui permettaient aux fonctionnaires limogés de se recycler dans le privé, cette fois sont touchés à la fois public et privé. Alors partir à l’étranger, c’est s’autoriser à renaître, plutôt que d’être victime d’une véritable mort civile et sociale. Quand bien même il faut accepter d’avoir donné vingt ans de sa vie à l’Etat pour rien, et tout recommencer à la quarantaine comme unE jeune premièrE : “ici, je vais poser ma candidature à des concours en même temps que des gens qui ont dix ans de moins que moi, des personnes qui ont tout juste soutenu leur thèse, commente Dicle, alors qu’en Turquie, j’ai encadré une vingtaine de mémoires de maîtrise, plusieurs thèse de doctorat …”
Bien-sûr, le choix de l’exil est loin d’être chose facile, et impose de perdre beaucoup. Mais outre qu’il autorise un nouveau départ dans la vie universitaire – à condition bien-sûr de n’être pas trop âgé — il évite aussi un potentiel emprisonnement. Pour l’heure, quatre universitaires signataires de la pétition ont déjà passé plusieurs semaines en détention préventive, soixante dix d’entre eux ont été temporairement en garde à vue, et ce 5 décembre, dix sont appelés à comparaître séparément devant la 35e chambre de la cour d’assises du palais de Çağlayan, à Istanbul. D’autres comparutions vont suivre, toujours éparpillées entre plusieurs cours pénales, et espacées de dix minutes les unes après les autres, pour empêcher les signataires de faire bloc ensemble. On en compte 148 à ce jour, étalées entre le 5 décembre 2017 et le 17 mai 2018. Mais Dicle le souligne, personne n’en doute : tous les signataires vont être poursuivis et traduits en justice. Et au titre de l’article 7/2 du code pénal turc, chacun risque jusqu’à 7,5 années de prison…
“Nous ne serons pas complices de ce crime”. Tel est le slogan résumant le texte nettement plus long de la pétition pour la Paix présentée au public dans une conférence le 11 janvier 2016, signée par d’éminentEs intellectuelLEs étrangerEs à la Turquie comme Noam Chomsky, Judith Butler, Etienne Balibar ou David Harvey et que l’on peut lire ici dans de nombreuses langues.
Calendrier des premières audiences
Les procès de 148 universitaires
5 décembre 2017 — Université Galatasaray (6 universitaires), Université d’Istanbul (4 universitaires) devant la 35e Cour d’assises d’Istanbul.
7 décembre 2017 — Université Galatasaray (3 universitaires), Université d’Istanbul (8 universitaires) devant la 32ème cour d’assises d’Istanbul.
7 décembre 2017 — Université Galatasaray (4 universitaires), Université d’Istanbul (8 universitaires) devant la 33ème Cour d’assises d’Istanbul.
7 décembre 2017 — Université Galatasaray (6 universitaires), Université d’Istanbul (6 universitaires) devant la 34ème Cour d’assises d’Istanbul.
7 décembre 2017 — Université d’Istanbul (1 universitaire) devant la 36ème cour d’assises d’Istanbul.
14 décembre 2017 — Université d’Istanbul (1 universitaire) devant la 36ème cour d’assises d’Istanbul.
19 décembre 2017 — Université Yıldız Teknik (1 universitaire), Université Teknik d’Istanbul (1 universitaire) devant la 36ème Cour d’assises d’Istanbul.
21 décembre 2017 — Université de Marmara (5 universitaires), Université Yıldız Teknik (2 universitaires) devant la 33e Cour d’assises d’Istanbul.
21 décembre 2017 — Université Galatasaray (1 universitaire), Université d’Istanbul (5 universitaires) devant la 36ème Cour d’assises d’Istanbul.
26 décembre 2017 — Université Boğaziçi (1 universitaire), Université Mimar Sinan Güzel Sanatlar (1 universitaire), Université Yeni Yüzyıl (1 universitaire), Université Apriltaşı (1 universitaire) devant la 13ème Cour d’assises d’Istanbul.
26 décembre 2017 — Université d’Istanbul (3 universitaires) devant la 36ème cour d’assises d’Istanbul.
4 janvier 2018 — Université de Marmara (2 universitaires), Université Teknik d’Istanbul (1 universitaire) devant la 36ème Cour d’assises d’Istanbul.
11 janvier 2018 — Université Kadir Has (2 universitaires) devant la 35e Cour d’assises d’Istanbul.
18 janvier 2018 — Université Teknik d’Istanbul (4 universitaires), Université Yıldız Teknik (2 universitaires), Université de Marmara (3 universitaires), Université Özyeğin (1 universitaire) devant la 35e Cour d’assises d’Istanbul.
30 janvier 2018 — Université de Marmara (5 universitaires), Université Yıldız Teknik (3 universitaires), Université Teknik d’Istanbul (4 universitaires), Université Özyeğin (1 universitaire) devant la 32ème cour d’assises d’Istanbul.
6 février 2018 — Université de Marmara (1 universitaire) devant la 34ème cour d’assises d’Istanbul.
13 février 2018 — Université de Marmara (3 universitaires), Université d’Özyeğin (2 universitaires), Université de Kadir Has (3 universitaires), Université Yıldız Teknik (1 universitaire) devant la 34ème Cour d’assises d’Istanbul.
15 février 2018 — Université de Kadir Has (1 universitaire) devant la 36ème cour d’assises d’Istanbul.
22 février 2018 — Université Bahçeşehir (1 universitaire), Université de Kemerburgaz (1 universitaire) devant la 36ème Cour d’assises d’Istanbul.
27 février 2018 — Université de Kemerburgaz (1 universitaire), Université Apriltaşı (1 universitaire), Université de Kadir Has (1 universitaire) devant la 35ème Cour d’assises d’Istanbul.
1er mars 2018 — Université d’Istanbul (3 universitaires) devant Istanbul 37. Cour d’assises.
6 mars 2018 — Université d’Istanbul (3 universitaires), Université Galatasaray (1 universitaire) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
8 mars 2018 — Université Galatasaray (2 universitaires), Université d’Istanbul (2 universitaires) devant Istanbul 37. Cour d’assises.
13 mars 2018 — Université Galatasaray (2 universitaires), Université d’Istanbul (1 universitaire) devant la 37e Cour d’assises d’Istanbul.
16 mars 2018 — Université Kadir Has (3 universitaires), Université Bahçeşehir (1 universitaire) devant la 33ème Cour d’assises d’Istanbul.
20 mars 2018 — Université de Marmara (2 universitaires) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
22 mars 2018 — Université de Marmara (1 universitaire) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
27 mars 2018 — Université de Marmara (1 universitaire) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
29 mars 2018 — Université de Marmara (1 universitaire) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
3 avril 2018 — Université Kadir Has (1 universitaire), Université de Kemerburgaz (1 universitaire) devant la 32ème cour d’assises d’Istanbul.
5 avril 2018 — Université Yıldız Teknik (1 universitaire)), Université Teknik d’Istanbul (1 universitaire) devant la 32ème Cour d’assises d’Istanbul.
26 avril 2018 — Université Arel (1 universitaire) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
3 mai 2018 — Université Kadir Has (1 universitaire), Université Bahçeşehir (1 universitaire) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
8 mai 2018 — Université Kadir Has (1 universitaire), Université Işık (1 universitaire) devant la 37ème Cour d’assises d’Istanbul.
15 mai 2018 — Université Kadir Has (2 universitaires) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
17 mai 2018 — Université Bahçeşehir (1 universitaire) devant la 37ème cour d’assises d’Istanbul.
Anne Rochelle