En tant que cadre libéra­toire émergeant du mou­ve­ment kurde, la jinéolo­gie place la femme au cen­tre de la lutte con­tre le patri­ar­cat, le cap­i­tal­isme et l’Etat.

Suite aux récents développe­ments dans le nord de la Syrie, les médias occi­den­taux ont sou­vent dépeint les femmes kur­des comme de féro­ces com­bat­tantes lut­tant con­tre les bar­bares du soi-dis­ant État islamique. Mais con­sid­ér­er les femmes kur­des guérilleras comme des héroïnes défen­dant les valeurs occi­den­tales de la démoc­ra­tie et de l’é­gal­ité des sex­es, toute­fois, place les femmes kur­des dans un réc­it ori­en­tal­iste qui n’ac­corde une valeur poli­tique et une recon­nais­sance qu’aus­si longtemps que leurs actions cor­re­spon­dent aux valeurs libérales occidentales.

Pour­tant, la lutte que mènent les femmes kur­des est pro­fondé­ment enrac­inée dans une pen­sée et une pra­tique poli­tiques rad­i­cales et, en tant que telle, elle ne se prête pas aus­si facile­ment qu’il n’y paraît à la vision libérale et occi­den­tale du monde. Le mou­ve­ment kurde est né à la fin des années 70 à par­tir d’une gauche turque frag­men­tée et rad­i­cal­isée par les salles de tor­ture des pris­ons de Diyarbakir à la suite du coup d’É­tat mil­i­taire de 1980 en Turquie. Depuis sa créa­tion, elle a évolué d’un cocon marx­iste-lénin­iste dog­ma­tique à un papil­lon démoc­ra­tique radical.

Aban­don­nant l’ob­jec­tif d’un Kur­dis­tan social­iste indépen­dant, le mou­ve­ment s’ap­puie désor­mais sur la théorie et la pra­tique du fémin­isme, de l’é­colo­gie sociale et du munic­i­pal­isme lib­er­taire pour tran­scen­der l’E­tat. Au lieu de cen­tralis­er le pou­voir, il cherche à le redis­tribuer à la base par des formes de représen­ta­tion hor­i­zon­tales. En par­tie inspiré par le théoricien com­mu­nal­iste état­sunien Mur­ray Bookchin, le mou­ve­ment kurde a claire­ment exprimé ses aspi­ra­tions pour une société post-cap­i­tal­iste et post-éta­tique et a com­mencé à met­tre en œuvre ces idées dans les régions autonomes kur­des du Roja­va, dans le nord de la Syrie.

La lutte pour l’é­gal­ité des sex­es est au cœur de la vision du mou­ve­ment kurde en faveur d’une société juste. En situ­ant la racine his­torique des oppres­sions et des injus­tices sociales, économiques et cul­turelles dans l’émer­gence des hiérar­chies de genre au Néolithique, Abdul­lah Öcalan, leader empris­on­né et théoricien en chef du mou­ve­ment kurde, affirme l’ex­is­tence d’une rela­tion directe entre les hiérar­chies de genre et la for­ma­tion de l’E­tat. Se référant aux femmes en tant que “pre­mière colonie”, Öcalan sou­tient que l’É­tat-nation, les reli­gions monothéistes et le cap­i­tal­isme con­stituent tous dif­férentes formes insti­tu­tion­nal­isées de la dom­i­na­tion par l’homme. Com­bat­tre les struc­tures sociales patri­ar­cales — ou, pour repren­dre les mots d’Ö­calan, “tuer le mâle dom­i­nant” — devient donc un impératif dans la lutte pour une société qui tran­scen­dera les struc­tures oppres­sives de l’É­tat-nation capitaliste.

Dans le cadre de cette lutte, le par­a­digme kurde souligne l’im­por­tance d’une trans­for­ma­tion durable des men­tal­ités sociales et per­son­nelles, des ter­mes qui entrent en réso­nance avec le con­cept fou­caul­dien du dis­cours comme for­ma­tion glob­ale de la pen­sée, tout en soulig­nant son enracin­e­ment dans la pra­tique et soulig­nant par la même occa­sion la néces­sité d’une lutte antag­o­niste pour par­venir à un change­ment durable. Dans un cadre qui repense les fron­tières de la citoyen­neté, l’ac­cent marx­iste clas­sique sur la lutte des class­es est ain­si élar­gi pour pren­dre en compte d’autres formes d’op­pres­sion. La libéra­tion des femmes joue un rôle cen­tral tant dans la réflex­ion théorique sur la réal­ité sociale que dans les efforts pra­tiques entre­pris pour chang­er rad­i­cale­ment cette réal­ité. Le mou­ve­ment affirme que, pour que la lutte sociale soit un suc­cès, il est vital de bien com­pren­dre les liens entre oppres­sions cap­i­tal­iste, étatiste et sex­iste. En prenant en compte les idées des mou­ve­ments de résis­tance anti­colo­ni­aux et ant­i­cap­i­tal­istes du XXe siè­cle, la com­préhen­sion de la lutte elle-même est donc fon­da­men­tale­ment reformulée.
La jinéolo­gie, un cadre d’analyse fémin­iste rad­i­cale que le mou­ve­ment kurde développe depuis 2008, tente de trans­fér­er dans la société les avancées du mou­ve­ment des femmes kur­des. Néol­o­gisme dérivé du mot kurde pour femme, jin, la jinéolo­gie cri­tique com­ment les sci­ences pos­i­tivistes ont monop­o­lisé toutes les formes de pou­voir dans les mains des hommes. En tant que par­a­digme théorique, il se fonde sur les expéri­ences con­crètes des femmes kur­des con­fron­tées à l’op­pres­sion patri­ar­cale et colo­niale. En util­isant cette nou­velle per­spec­tive, la jinéolo­gie cherche à dévelop­per une méthodolo­gie alter­na­tive pour les sci­ences sociales exis­tantes, qui s’op­pose aux sys­tèmes de con­nais­sance androcentriques.

En par­al­lèle, elle exprime aus­si une cri­tique puis­sante du fémin­isme occi­den­tal. Selon Dilar Dirik, uni­ver­si­taire et mil­i­tante pour la jinéolo­gie, la décon­struc­tion fémin­iste des rôles de genre a énor­mé­ment con­tribué à notre com­préhen­sion du sex­isme. Néan­moins, la jinéolo­gie reste cri­tique face à l’échec du fémin­isme occi­den­tal dans la con­struc­tion d’une alter­na­tive. Elle cri­tique l’échec du fémin­isme dom­i­nant (“main­stream”) à réalis­er un change­ment social plus large, en ayant lim­ité l’am­pleur du cadre de l’or­dre en place. Le fémin­isme inter­sec­tion­nel s’at­taque à ces ques­tions, soulig­nant le fait que les formes d’op­pres­sion sont inter­dépen­dantes et que le fémin­isme doit adopter une approche holis­tique pour s’y atta­quer. Pour autant, selon le mou­ve­ment kurde, le prob­lème est que ces débats ne quit­tent jamais les cer­cles uni­ver­si­taires. La jinéolo­gie se pro­pose comme une méth­ode pour explor­er ces ques­tions de manière col­lec­tiviste. En tant que telle, la jinéolo­gie peut être vue comme la pra­tique vivante qui a émergé des dis­cus­sions des femmes des qua­tre coins du Kurdistan.

Necîbe Qeredaxî jinéologie

Necîbe Qeredaxî est jour­nal­iste et défenseuse des droits des Kur­des depuis dix-huit ans. Elle est mem­bre fon­da­trice d’un cen­tre de recherche en jinéolo­gie à Brux­elles, qui ouvri­ra bien­tôt ses portes au pub­lic. Le but de l’or­gan­i­sa­tion est la pro­mo­tion de la recherche en sci­ences humaines et sociales con­cer­nant l’é­man­ci­pa­tion des femmes. Le cen­tre organ­is­era des sémi­naires et des ate­liers, mèn­era des recherch­es sur la vio­lence de genre et l’op­pres­sion des femmes et cherchera à touch­er les mou­ve­ments fémin­istes en Bel­gique et au-delà.

Qu’est-ce que la jinéolo­gie et en faveur de quoi lutte-t-elle ?

Necîbe Qeredaxî : Le terme de jinéolo­gie est com­posé de deux mots : jin, le mot kurde pour “femme” et de logos, le grec pour “mot” ou “rai­son”. Il s’ag­it donc de la sci­ence ou de l’é­tude des femmes. Qu’est-ce que la jinéolo­gie, pour ceux qui en enten­dent par­ler pour la pre­mière fois? La jinéolo­gie est à la fois un aboutisse­ment et un début. C’est le résul­tat du pro­grès dialec­tique du mou­ve­ment des femmes kur­des, ain­si que le début d’une réponse aux con­tra­dic­tions et aux prob­lèmes de la société mod­erne, de l’é­conomie, de la san­té, de l’é­d­u­ca­tion, de l’é­colo­gie, de l’éthique et de l’esthé­tique. Bien que les sci­ences sociales aient abor­dé ces ques­tions, elles restent influ­encées par l’hégé­monie rég­nante et elles ont défor­mé les ques­tions posées, notam­ment sur les rela­tions entre hommes et femmes. La jinéolo­gie pro­pose donc une nou­velle analyse de ces domaines.

Sur quoi basons-nous notre analyse ? Pre­mière­ment, sur la dialec­tique de l’évo­lu­tion du mou­ve­ment des femmes kur­des au sein du mou­ve­ment de libéra­tion kurde. D’emblée, le mou­ve­ment de libéra­tion kurde n’ a pas seule­ment lut­té con­tre les con­tra­dic­tions du nation­al­isme, mais il a égale­ment lut­té con­tre les con­tra­dic­tions au sein même de la société kurde. Il s’est ain­si engagé à la fois dans une lutte nationale et dans une lutte pour l’é­gal­ité des sex­es. Le mou­ve­ment kurde pour la lib­erté a com­mencé sa lutte en Mésopotamie, où les femmes con­stituent un poten­tiel his­torique. La jinéolo­gie se con­cen­tre sur ce poten­tiel et sur les réal­ités his­toriques qui le sous-ten­dent. Un deux­ième point de référence pour nous, ce sont les réal­ités du Kur­dis­tan d’au­jour­d’hui, les réal­ités d’une société naturelle qui a été détru­ite et soumise, mais qui est néan­moins tou­jours vivante.

Qui a dévelop­pé la jinéolo­gie, et pour quelles raisons ? La jinéolo­gie est un con­cept qui sem­ble n’être apparu que récem­ment. À quoi répond-elle ? Quelles étaient les cir­con­stances de son développement ?

Le mou­ve­ment fémin­iste kurde est aujour­d’hui très impor­tant et très avancé sur le plan insti­tu­tion­nel. Il est passé d’un niveau basique d’au­to-organ­i­sa­tion à l’or­gan­i­sa­tion d’u­nités mil­i­taires et d’un par­ti des femmes. Main­tenant, nous nous trou­vons à un moment où le mou­ve­ment des femmes est devenu comme un para­pluie. Sous ce para­pluie, dans les qua­tre par­ties du Kur­dis­tan, il y a des cen­taines d’u­nités civiles, par­ti­sanes et mil­i­taires. Main­tenant que le mou­ve­ment s’est dévelop­pé, il est néces­saire d’avoir une men­tal­ité de prise de direc­tion com­mune pour avoir un impact sur la société. Tant que ces développe­ments res­teront pris au piège d’un cer­tain nom­bre d’or­gan­i­sa­tions intel­lectuelles, d’élite et d’a­vant-garde, il n’ y aura pas de change­ment social durable.

Il y a tou­jours le risque de revenir en arrière. En 2008, le livre Soci­ol­o­gy of Free­dom, con­tenant les textes d’Ab­dul­lah Öcalan, a été pub­lié en cinq vol­umes. Dans le troisième vol­ume, Öcalan pro­pose la jinéolo­gie comme sci­ence qui peut trans­former la men­tal­ité de la société. Parce que même s’il y a cer­taine­ment du change­ment, nous devons le ren­dre durable et effi­cace au niveau du par­a­digme sous-jacent. Afin de faire dur­er les pro­grès que nous avons réal­isés jusqu’à présent, nous ne pou­vons nous con­tenter de réformes.

Öcalan dit que si les pro­grès que nous avons accom­plis ne sont pas soutenus sci­en­tifique­ment et académique­ment, et si les hommes ne se trans­for­ment pas eux-mêmes, alors il y a tou­jours le risque que le pou­voir mas­culin se rétab­lisse et opprime le poten­tiel établi par les femmes. Cela sig­ni­fie que, pour créer de nou­velles pos­si­bil­ités et un change­ment social durable, il faut aus­si que des trans­for­ma­tions de genre se pro­duisent au sein de la société. Suite à cette propo­si­tion, un comité d’une trentaine de mem­bres a été créé en 2008 pour dis­cuter de la jinéolo­gie et des moyens de la dévelop­per. Depuis lors, des comités de jinéolo­gie ont été créés dans de nom­breuses villes du Kur­dis­tan du Nord (Bakûr, le Kur­dis­tan turc, NDT). Quant au Roja­va (Kur­dis­tan Ouest, en Syrie, NDT), il s’y trou­ve un grand nom­bre d’or­gan­i­sa­tions pour la jinéolo­gie, dont l’a­cadémie cen­trale de jinéolo­gie et plusieurs cen­tres de jinéolo­gie. En Europe, la jinéolo­gie est à l’or­dre du jour du mou­ve­ment des femmes depuis trois-qua­tre ans et de nom­breuses con­férences, sémi­naires et débats ont été organ­isés dans dif­férents pays.

Au cours des trois dernières années, nous avons com­pris qu’il fal­lait insti­tu­tion­nalis­er davan­tage ce proces­sus. C’est pourquoi, au début de l’an­née 2016, un groupe de jour­nal­istes, d’u­ni­ver­si­taires, de mem­bres du mou­ve­ment des femmes, d’intellectuel.le.s – issu.e.s de milieux divers — s’est réu­ni et a créé en 2017 le Cen­tre de Jinéolo­gie ici à Brux­elles, où nous voulons col­la­bor­er plus étroite­ment avec les mou­ve­ments fémin­istes de toute l’Eu­rope. La plu­part d’en­tre nous sommes bénév­oles. Nous ne recevons pas d’ar­gent parce que nous voulons faire de la jinéolo­gie une activ­ité à laque­lle tout le monde peut tra­vailler et participer.

Vous avez dit que vous vouliez touch­er les mou­ve­ments fémin­istes en Europe. Cela m’amène à m’in­ter­roger sur la rela­tion entre la jinéolo­gie et le fémin­isme. En quoi la jinéolo­gie est-elle dif­férente du fémin­isme ? Et dans quelle mesure s’in­spire-t-elle égale­ment du féminisme ?

La jinéolo­gie n’est pas une alter­na­tive au fémin­isme. Il faut que cela soit bien clair. Nous ne dis­ons pas, débar­ras­sons-nous du fémin­isme et met­tons la jinéolo­gie à sa place. Nous l’avons dit très claire­ment et je tiens à le répéter une fois de plus. Certain.e.s ont dit que la jinéolo­gie est du fémin­isme kurde, mais ce n’est pas le cas, ce n’est pas du fémin­isme kurde.

Pourquoi ?

Parce que lorsque le mou­ve­ment des femmes kur­des a com­mencé, on a analysé les con­tra­dic­tions de la société kurde et on a com­mencé à s’y atta­quer via la lutte des femmes. Lorsque des recherch­es sur les mou­ve­ments fémin­istes ont été faites, on s’est ren­du compte qu’on pou­vait pren­dre cer­taines par­ties du fémin­isme comme héritage. Mais la société kurde et les sociétés du Moyen-Ori­ent ne peu­vent être mod­i­fiées par le fémin­isme seul. Nous avons une vision cri­tique du fémin­isme. Le fémin­isme n’est pas en mesure de con­sid­ér­er dans une per­spec­tive holis­tique l’ensem­ble des prob­lèmes d’une société, en par­ti­c­uli­er au Moyen-Ori­ent. De plus, le fémin­isme est devenu trop divisé et s’est séparé des réal­ités sociales. Il s’est lim­ité aux élites.

Ce qui est vrai pour l’Eu­rope n’est pas tou­jours vrai pour le Moyen-Ori­ent. Les femmes parta­gent bien sûr cer­taines choses sur tous les con­ti­nents, mais nous sommes aus­si dif­férentes. Par exem­ple, dans cer­tains pays d’Eu­rope, les femmes se bat­tent pour le droit à l’a­vorte­ment, mais au Moyen-Ori­ent, les femmes sont tou­jours excisées et vio­lées. Par con­séquent, les per­spec­tives des mou­ve­ments fémin­istes de femmes restent inadéquates vis-à-vis des réal­ités de nom­breux endroits dans le monde.

Mais cela ne sig­ni­fie pas que nous n’ac­cep­tons pas l’héritage du mou­ve­ment inter­na­tion­al des femmes. Nos références en jinéolo­gie s’in­spirent de l’héritage du mou­ve­ment fémin­iste occi­den­tal. Par exem­ple, le mou­ve­ment des suf­fragettes en Grande-Bre­tagne, les com­munes de femmes pen­dant la révo­lu­tion en France, la lutte des femmes sous la con­duite d’Alexan­dra Kol­lon­tai, la lutte des femmes menée par Rosa Lux­em­burg en Alle­magne, Maria Mies (lien en anglais), une écofémin­iste con­tem­po­raine, ou la lutte des femmes en Amérique latine. Nous con­sid­érons tout cela comme faisant par­tie de notre héritage, mais nous con­sta­tons aus­si que les mou­ve­ments fémin­istes sont très euro­cen­trés. De plus, ils se sont soumis au pou­voir du sys­tème cap­i­tal­iste et à la men­tal­ité patriarcale.

Beau­coup de fémin­istes ne voient pas les liens dessi­nant le tri­an­gle patri­ar­cat, cap­i­tal­isme et État-nation. En brisant ce tri­an­gle, elles brisent leur enne­mi. Ce qui se passe aus­si, c’est que cer­tains hommes lut­tent con­tre le cap­i­tal­isme et l’É­tat-nation, mais ils ne voient pas le patri­ar­cat comme une par­tie du prob­lème. Ou cer­taines fémin­istes ne voient que le patri­ar­cat comme un prob­lème, mais elles ne voient pas com­ment cette men­tal­ité est liée à l’É­tat et au capitalisme.

Il y a deux semaines, j’é­tais à une con­férence à Berlin. Quelqu’un de l’as­so­ci­a­tion fémin­iste organ­isatrice de l’événe­ment a fait remar­quer : “Qu’est-ce que les événe­ments au Moyen-Ori­ent ont à voir avec nous ? Les femmes por­tent des armes, ce n’est pas bien. Pour quoi est-ce que vous importez leurs prob­lèmes dans notre pays ?” Ce n’est qu’un exem­ple. Bien sûr, toutes les Alle­man­des ne pensent pas comme ça, et toutes les organ­i­sa­tions fémin­istes non plus. Mais il y en a beau­coup qui le font.

Lorsque l’Alle­magne vend des armes à la Turquie et à l’Ara­bie saou­dite, lorsqu’elle sou­tient les dic­tatures au Moyen-Ori­ent, c’est la respon­s­abil­ité des mou­ve­ments fémin­istes de s’y oppos­er et la jinéolo­gie leur reproche de ne pas l’avoir fait. Ces mou­ve­ments ne doivent pas être en con­tra­dic­tion avec les réal­ités sociales, ils doivent penser glob­ale­ment. Nous croyons que la jinéolo­gie peut apporter une nou­velle énergie à ces mou­ve­ments. Nous pou­vons être comme un pont pour con­stru­ire des rela­tions sym­bi­o­tiques et créer une plate­forme com­mune, où nous éval­u­ons les cri­tiques du mou­ve­ment fémin­iste et où nous tra­vail­lons ensem­ble sur ces choses qui font la force de la jinéologie.

Le mou­ve­ment kurde est devenu très pop­u­laire récem­ment en Occi­dent. Surtout dans les médias occi­den­taux libéraux et de gauche, nous avons vu de nom­breuses images de femmes kur­des se bat­tant con­tre l’EI. Cela a été une grande source de fas­ci­na­tion en Occi­dent. Du point de vue de la jinéolo­gie, quelle est votre posi­tion sur le rôle des femmes dans la guerre et sur l’au­todéfense ? Quelle est votre réponse à la cri­tique selon laque­lle les femmes ne devraient pas porter d’armes ?

Je dirais qu’il y a des avan­tages et des incon­vénients à cela. L’a­van­tage est que cela a levé l’embargo qui a longtemps été imposé au mou­ve­ment de libéra­tion kurde, ain­si que le fait qu’il fig­ure sur la liste des organ­i­sa­tions ter­ror­istes. Le mou­ve­ment a été crim­i­nal­isé et perçu de façon très néga­tive, mais ce point de vue est main­tenant con­testé à l’échelle inter­na­tionale. Le mou­ve­ment de libéra­tion kurde ne se préoc­cupe pas seule­ment de la société kurde, mais aus­si des autres eth­nies et reli­gions avec lesquelles nous vivons côte à côte, comme les Arabes, les Assyriens, les Syr­i­aques, les Tchétchènes, les Arméniens, les Turk­mènes, les Azéris, les Juifs, les Chré­tiens, les Chi­ites… Cet aspect est apparu à la lumière du jour et a créé une image plus pos­i­tive du mou­ve­ment kurde pour la lib­erté. Ça, c’est d’un côté.

D’un autre côté, il y a l’in­con­vénient que la force n’est perçue que comme une ques­tion d’armes. Par exem­ple, les femmes des Unités de pro­tec­tion des femmes (YPJ) sont représen­tées comme de grandes héroïnes pour avoir com­bat­tu l’EI avec leurs armes. Mais quelles sont les forces en jeu ? L’au­todéfense n’est-elle qu’une ques­tion d’armes ? Ou peut-on penser à d’autres formes d’au­todéfense ? Une fois que l’EI et l’op­pres­sion colo­niale seront vain­cues, une fois les com­bats ter­minés, devri­ons-nous dire que la lutte de ces femmes a aus­si pris fin ? C’est pré­cisé­ment là que com­mence le vrai ques­tion­nement. Pour le mou­ve­ment de libéra­tion kurde, les armes sont un moyen d’au­todéfense, mais l’au­todéfense ne passe pas seule­ment par les armes. En Europe, par exem­ple, les gens n’ont pas d’armes à la main et ils sont néan­moins attaqués chez eux — les gens se font sauter dans leurs métros. Vous ne pou­vez donc pas compter unique­ment sur l’É­tat pour vous défendre.

Cela soulève la ques­tion de savoir com­ment la société peut se défendre men­tale­ment et idéologique­ment, par le biais de l’or­gan­i­sa­tion et du développe­ment men­tal. L’une des méth­odes les plus impor­tantes par lesquelles une société peut se défendre est le développe­ment du con­cept de libre coex­is­tence. Nous en avons vu récem­ment un des exem­ples les plus intéres­sants dans le Sin­jar (dis­trict du nord-ouest de l’I­rak, NDT). Par exem­ple, une femme du Sin­jar dis­ait que “encore hier, les arabes sun­nites étaient nos invité.e.s à table. Le lende­main, illes sont venu.e.s détru­ire notre mai­son et illes ont kid­nap­pé ma fille”. Cela sig­ni­fie que là-bas, dans cette société, on n’a pas dévelop­pé la libre coex­is­tence. Com­ment les arabes sun­nites voy­aient-illes le Şen­gal, com­ment ces gens vivaient-ils ensem­ble jusque-là ? Nous devons dévelop­per le con­cept de libre coex­is­tence pour répon­dre à ces questions.

Donc vous dites que cette libre coex­is­tence est un fonde­ment de l’autodéfense ?

Oui, exacte­ment. Les gens se sont isolés les uns des autres, ils n’as­su­ment plus de respon­s­abil­ités morales ou sociales les uns envers les autres. La société a été brisée au nom de l’in­di­vid­u­al­ité. Par la jinéolo­gie, nous voulons dévelop­per à nou­veau la sen­si­bil­ité et la respon­s­abil­ité des uns envers les autres.

En ce sens, la lutte armée n’est que le début d’autre chose ?

Oui. Par exem­ple, seule une petite par­tie, env­i­ron 20 ou 25 %, de l’en­seigne­ment dis­pen­sé par les unités de pro­tec­tion du peu­ple (YPG), les YPJ et les Forces démoc­ra­tiques syri­ennes (FDS) con­cerne l’u­til­i­sa­tion d’armes. Le reste est un développe­ment de l’idéolo­gie, de l’é­d­u­ca­tion poli­tique ain­si que de la per­son­nal­ité. Parce que l’ob­jec­tif n’est pas seule­ment d’élim­in­er cer­taines zones dom­inées par l’EI en util­isant les armes, mais aus­si d’établir cer­taines rela­tions sociales.

Par exem­ple, dans les régions pris­es en charge par les YPG/YPJ ou par les FDS, les pop­u­la­tions locales sont encour­agées à s’in­ve­stir dans l’a­gri­cul­ture et l’él­e­vage. Il y a des régions où, pen­dant soix­ante-dix ans, le régime Assad n’a pas lais­sé les gens planter du blé. Et par­mi ces femmes qui por­tent des armes, beau­coup d’en­tre elles sont aujour­d’hui impliquées dans des activ­ités en Europe. Il y a donc tou­jours un poten­tiel pour autre chose que les armes. Ces per­son­nes peu­vent faire par­tie de la société, elles peu­vent for­mer une organ­i­sa­tion, s’en­gager dans des activ­ités civiles, édu­quer la société, diriger une académie. En fin de compte, ce qui importe, c’est la trans­for­ma­tion au niveau de la mentalité.

Au sein du mou­ve­ment kurde, les out­ils d’analyse les plus impor­tants sem­blent être le genre et l’i­den­tité, c’est-à-dire l’i­den­tité kurde et la libéra­tion des femmes. Je me demande dans quelle mesure les class­es sont-elles encore un out­il d’analyse de la lutte sociale ?

Si nous regar­dons la trans­for­ma­tion du mou­ve­ment kurde, nous con­sta­tons qu’après les années 90 un cer­tain nom­bre de change­ments fon­da­men­taux ont eu lieu. Au début, le mou­ve­ment kurde menait prin­ci­pale­ment une lutte de classe, fondée sur des idées marx­istes-lénin­istes. L’aspect prin­ci­pal du change­ment de par­a­digme [dans les années 90] réside dans la com­préhen­sion de la lutte des class­es comme fondée sur la coloni­sa­tion de l’e­sprit. Dans le marx­isme clas­sique, l’idée c’est que les dif­férences de classe sont la cause de l’op­pres­sion et de la lutte. Mais Öcalan dit que, parce que l’op­pres­sion se pro­duit dans les esprits, et parce que c’est d’abord et avant tout une oppres­sion des femmes, nous devons d’abord lut­ter con­tre cette oppres­sion. Si la car­ac­téris­tique fon­da­men­tale de l’op­pres­sion des femmes n’est pas com­prise, aucune lutte ne pour­ra jamais réussir.

Nous pen­sons que, dans un pre­mier temps, nous devons nous deman­der com­ment l’op­pres­sion men­tale a été imposée. Selon la jinéolo­gie, cette oppres­sion a été imposée de trois manières : pre­mière­ment, les femmes ont été opprimées sex­uelle­ment et donc objec­ti­fiées. Deux­ième­ment, les femmes sont dev­enues économique­ment opprimées. Et troisième­ment, les trans­for­ma­tions idéologiques — comme la mytholo­gie et la reli­gion — ont con­tribué à cette oppression.

Avec l’aide de la jinéolo­gie, et afin de faire les choses dif­férem­ment, nous cher­chons à entr­er dans les pro­fondeurs de l’his­toire et à chercher le moment où les femmes ont été for­cées de dis­paraître. Beau­coup de gens se deman­dent pourquoi le sym­bole de la jinéolo­gie est un fuse­au (batôn en bois per­me­t­tant d’en­rouler du fil à tiss­er, NDT). Le fuse­au est un instru­ment que les mères ont créé il y a plus de 10 000 ans et qui a survécu jusqu’ à ce jour. Nous suiv­ons le fil du fuse­au à tra­vers l’his­toire pour étudi­er com­ment la résis­tance des femmes a évolué autour de ce fil symbolique.

Nous pou­vons voir que la jinéolo­gie est très étroite­ment liée à la lutte kurde. Mais quelle est l’im­por­tance de la jinéolo­gie pour les femmes ici en Europe ? La jinéolo­gie est-elle seule­ment quelque chose pour les femmes kur­des ou peut-elle aus­si être une source d’in­spi­ra­tion pour les femmes d’autre part ?

La façon dont nous con­cevons la jinéolo­gie se déroule en deux temps. Le pre­mier a trait à la présen­ta­tion de ce qu’est la jinéolo­gie et à l’in­for­ma­tion des gens à ce sujet, et le sec­ond à son insti­tu­tion­nal­i­sa­tion. Ce que nos efforts sur le plan inter­na­tion­al au cours des qua­tre ou cinq dernières années ont mon­tré, c’est que la jinéolo­gie n’est pas que pour les femmes kur­des. Tous les endroits où nous sommes allées — en Amérique du Sud et du Nord, en Europe, en Aus­tralie — à dif­férents débats, con­férences et sémi­naires, nous avons vécu l’ex­péri­ence d’une grande syn­ergie, de liens forts se met­tant en place. Pour nous, cela indique que nous sommes sur la bonne voie.

Nous pen­sons que le sys­tème cap­i­tal­iste a créé de grandes crises sociales. Cette crise ne con­cerne pas seule­ment la société kurde, elle a une influ­ence par­ti­c­ulière­ment forte en Europe. Par le biais de la jinéolo­gie, nous voulons créer une plate­forme de dis­cus­sion sur les sci­ences sociales. Nous savons que les sci­ences sociales actuelles ne sont pas la solu­tion à la crise sociale, mais nous croyons que la jinéolo­gie peut créer de nou­veaux courants et de nou­velles dis­cus­sions au sein des sci­ences sociales. En par­ti­c­uli­er, nous voulons créer une plate­forme com­mune de dis­cus­sion avec les mou­ve­ments fémin­istes d’Eu­rope. Nous con­sid­érons que les dis­cus­sions avec les fémin­istes européennes sont très impor­tantes. Nous voulons dis­cuter des ques­tions de genre, ain­si que des prob­lèmes qui émer­gent aujour­d’hui dans le cadre d’une crise sociale. Pourquoi, par exem­ple, le racisme devient-il de plus en plus fort ? Quelle en est la rai­son ? Pourquoi la crise économique pro­gresse-t-elle ? Et s’ag­it-il vrai­ment d’une crise économique, ou peut-être plutôt d’une crise intellectuelle ?

Nous voulons dis­cuter de ces ques­tions avec d’autres femmes pour trou­ver une nou­velle façon de penser les ques­tions d’é­conomie, de san­té, d’éthique, d’esthé­tique, de méth­ode et de vio­lence. Avec les méth­odes clas­siques de pro­duc­tion du savoir, par le biais d’une réforme juridique, nous ne pou­vons pas met­tre un terme à la vio­lence struc­turelle. Au lieu de cela, nous voulons aller plus loin et nous deman­der d’où vient la vio­lence et l’op­pres­sion de genre, et dévelop­per les con­cepts d’au­todéfense, de coex­is­tence, de co-lead­er­ship. Nous aime­ri­ons dis­cuter de tout cela avec les femmes européennes.

Nous nous sommes interrogé.e.s sur la posi­tion de la jinéolo­gie par rap­port à la théorie queer, puisque la théorie queer sem­ble en fait repren­dre cer­taines des cri­tiques que vous faites du fémin­isme occi­den­tal clas­sique. Il y a aus­si beau­coup de cri­tiques du fémin­isme de la part des fémin­istes noires ou d’autres femmes non blanch­es, le dis­ant très cen­tré sur l’Oc­ci­dent. Quelle est votre posi­tion vis-à-vis de la théorie queer et des autres cri­tiques du féminisme ?

Nous pen­sons qu’il y a une crise du sys­tème, à laque­lle sont soumis tous les mem­bres de la société — y com­pris celleux qui ont des iden­tités sex­uelles et de genre dif­férentes. Le sys­tème fonc­tionne en divisant la société et en gou­ver­nant chaque divi­sion dif­férem­ment. Selon la jinéolo­gie, chaque iden­tité a le droit de s’ex­primer et de s’or­gan­is­er. Nous con­sta­tons qu’au sein du sys­tème cap­i­tal­iste, cer­taines iden­tités sociales, qu’elles soient religieuses, eth­niques ou sex­uées, parvi­en­nent à s’or­gan­is­er et les autres non. Mais nous pen­sons aus­si qu’il ne devrait pas y avoir de telles divi­sions au sein de la société. La caté­gori­sa­tion iden­ti­taire crée des écarts au sein de la société, que le sys­tème exploite facile­ment pour nous divis­er davantage.

Nous pen­sons que nous devons dis­cuter plus avant de la théorie queer. Je pense qu’en tant que théorici­ennes et adeptes de la jinéolo­gie, nous sommes encore au début d’un proces­sus d’ap­pren­tis­sage. Il est clair que pour notre société, la théorie queer est très nou­velle. Mais une fois que nous en aurons dis­cuter davan­tage, la société y répon­dra peut-être pos­i­tive­ment. Per­me­t­tez-moi seule­ment d’a­jouter qu’au sein du mou­ve­ment de libéra­tion kurde, il y avait égale­ment des per­son­nes trans­gen­res, ce qui était quelque chose de très nor­mal — cela n’ a jamais été une rai­son de refuser l’ad­hé­sion au mouvement.

De fait, nous pou­vons con­stater ce dont vous par­lez lorsque nous regar­dons com­ment la droite européenne instru­men­talise les droits des homosexuel.le.s, en util­isant une rhé­torique queer ou fémin­iste, même s’illes ne sont pas vrai­ment fémin­istes. Tout par­ti­c­ulière­ment, la droite a très bien réus­si à instru­men­talis­er les droits des homosexuel.le.s et des femmes comme moyen d’ex­clure les hommes noirs et musul­mans. Nous l’avons vu très claire­ment en Alle­magne après les événe­ments du Nou­v­el An à Cologne, il y a deux ans.

Au Moyen-Ori­ent, c’est la même chose avec les mou­ve­ments islamiques fémin­istes. Ils ont inter­dit toutes les trans­for­ma­tions sociales au sein des com­mu­nautés faisant référence à l’is­lam et ils ont util­isé les argu­ments islamiques pour opprimer la société.

À cet égard, com­ment voyez-vous le rôle de la reli­gion ? Et qu’en est-il des hommes ou des femmes qui sont religieux.ses — y a‑t-il une place pour elleux dans la jinéologie?

Nous ne reje­tons pas entière­ment la reli­gion, et nous ne la con­sid­érons pas non plus comme quelque chose de vrai que nous défendons. Nous abor­dons plutôt la reli­gion d’un point de vue soci­ologique. Com­ment la reli­gion est-elle née, com­ment est-elle dev­enue une insti­tu­tion­nal­i­sa­tion de la mytholo­gie ? Pour nous, à sa base même, la reli­gion est une mytholo­gie qui s’est insti­tu­tion­nal­isée. Mais en même temps, elle peut aus­si être une méth­ode de résistance.

Sou­vent, ceux qui déti­en­nent le pou­voir utilisent la reli­gion comme moyen de légitimer leur pou­voir. Ils s’en ser­vent pour établir leurs lois sur ses bases, pour don­ner forme à la société, pour créer un sys­tème dom­i­nant qui entre même dans vos rêves. Ils inter­vi­en­nent dans tous les aspects de votre vie. Nous savons que les deux étapes, de la mytholo­gie puis de la reli­gion, ont entraîné d’im­menses revers pour les femmes. Par exem­ple, avec l’idée que la femme a été créée à par­tir du front de Zeus, ou qu’elle a été créée à par­tir de la côte de l’homme.

Nous pen­sons donc qu’il est impor­tant de faire des recherch­es sur les trans­for­ma­tions du stade de l’a­n­imisme à celui du chaman­isme, ain­si que de la mytholo­gie à la reli­gion. Selon la jinéolo­gie, l’a­n­imisme et le chaman­isme sont en fait des formes de reli­gion. L’a­n­imisme est une croy­ance basée sur la force de la nature, tan­dis que le chaman­isme est basé sur le patri­ar­cat. La fig­ure du chaman réu­nit la force matérielle et la force morale du chas­seur et, avec la fig­ure du com­man­dant mil­i­taire, elle crée un tri­an­gle de reli­gion, de puis­sance et d’au­torité mil­i­taire, qui est devenu le noy­au de l’hégé­monie sur les femmes par la coloni­sa­tion de leur tra­vail et de leurs esprits.

En même temps, nous ne nions pas la reli­gion. Il y a aus­si des élé­ments posi­tifs au sein de la reli­gion, des élé­ments moraux et cul­turels que la reli­gion défend. De plus, les mou­ve­ments religieux ont égale­ment résisté à l’hégé­monie, en par­ti­c­uli­er les reli­gions qui n’ont pas de dieu abstrait, comme le yézidisme, l’alévisme ou le zoroas­trisme, qui sont cen­trées sur l’humain.

Au sein du fémin­isme, l’idée que le genre soit con­stru­it sociale­ment a sus­cité beau­coup de scep­ti­cisme à l’é­gard de la notion de nature ou d’essence fémi­nine. Quelle est votre posi­tion sur la notion de nature féminine ?

Ce fut une dis­cus­sion très cri­tique lors de notre camp à Cologne cet été. Je crois que les mou­ve­ments fémin­istes féminins ne l’ont pas assez exploré non plus. Les argu­ments avancés jusqu’à présent ne vont pas tous dans le même sens. L’ex­is­tence humaine est une exis­tence à la fois biologique et sociale. Les sci­ences actuelles ont nié des vérités his­toriques très impor­tantes. Par exem­ple, certain.e.s dis­ent que la nature des femmes n’ex­iste pas. Mais la biolo­gie a prou­vé qu’au début, il n’ y avait que le chro­mo­some XX, pas celui de XY. Qu’est-ce que cela nous dit ? Cela nous dit que l’ex­is­tence biologique des femmes peut aus­si englober celle des hommes, tan­dis que l’in­verse n’est pas vrai.

En tant qu’adeptes de la jinéolo­gie, nous ne sommes pas d’ac­cord avec l’idée que la nature de la femme n’ex­iste pas, mais nous voulons appro­fondir cette ques­tion. Nous pen­sons que les sci­ences sociales ont joué un rôle dans le déni de la vérité sur les femmes. Une fois que vous cessez de nier la vérité sur les femmes, vous ouvrez la ques­tion de savoir com­ment cette vérité a été défor­mée et opprimée. Si vous recon­nais­sez qu’il y avait autre­fois une vérité sur les femmes, mais que les aspects biologiques et soci­ologiques de cette vérité ont été trans­for­més, alors nous pou­vons dis­cuter. Mais si vous dites qu’il n’ y a pas de nature fémi­nine, et que c’est tout, alors c’est aus­si une forme de dog­ma­tisme sans grande dif­férence avec le dog­ma­tisme de la reli­gion ou de la mythologie.

Dans le sys­tème matri­ar­cal, la nature des femmes a ouvert la voie à la social­i­sa­tion. Quelles étaient les rela­tions de par­en­té dans cette société ? Par exem­ple, pourquoi les rela­tions sex­uelles entre frères et sœurs sont-elles inter­dites ? Com­ment ces tabous posi­tifs ont-ils été créés ? Ce sont des pro­duits de la nature des femmes, de la rai­son ana­ly­tique et émo­tion­nelle des femmes. Si ce n’est pas ça la nature des femmes, alors qu’est-ce que la nature des femmes ?

Dans beau­coup de luttes nationales, nous con­sta­tons que même si les luttes des femmes et la lutte nationale se déroulent en par­al­lèle, c’est sou­vent la lutte poli­tique qui finit par sup­planter la lutte des femmes. Con­sid­érez-vous qu’il y a un risque que la lutte des femmes kur­des devi­enne sec­ondaire par rap­port au mou­ve­ment politique ?

Une lutte nationale est tou­jours pleine de risques. Au Moyen-Ori­ent, une lutte nationale seule peut devenir très dan­gereuse si elle n’est pas accom­pa­g­née d’une lutte de genre. En ter­mes de ter­mi­nolo­gie, le mou­ve­ment de libéra­tion kurde ne pré­tend plus men­er une lutte nationale, mais une lutte pour une nation démoc­ra­tique. Parce que si la nation n’est pas démoc­ra­tisée, elle risque tou­jours d’être util­isée con­tre une autre nation. On le voit au Kur­dis­tan du Sud [la région kurde d’I­rak] : là-bas, il y a main­tenant une nation autori­taire, comme elle n’a pas été démoc­ra­tisée, elle reste un risque pour sa pro­pre société.

Quelle est donc la dif­férence entre une nation et une nation démoc­ra­tique ? Le but des luttes nationales habituelles est la créa­tion d’un État. Elles cherchent à ren­vers­er un État et à ériger un nou­v­el État-nation à sa place, fondé sur l’idée d’une nation, d’une langue, d’une his­toire, d’un dra­peau, d’une cul­ture. Cepen­dant, l’ob­jec­tif du mou­ve­ment de libéra­tion kurde n’est pas cela. Le but de la nation démoc­ra­tique est que la société se gou­verne en autonomie démoc­ra­tique. La gou­ver­nance de la société est rem­placée par l’au­to­ges­tion de la société. Per­son­ne ici ne vient de l’ex­térieur pour gou­vern­er la société, mais la société se gou­verne elle-même. En ter­mes d’in­sti­tu­tions, cela sig­ni­fie qu’il y a des con­seils et des com­munes, qui sont partagés avec d’autres nations. Le sys­tème de codi­rec­tion, par exem­ple, inclut les Arabes, les Turk­mènes, les Arménien.ne.s, etc.

L’idée fon­da­trice n’est donc pas celle d’une seule nation. Au Roja­va, c’est ce sys­tème qui a le plus pro­gressé. Là-bas, dif­férentes nations s’or­gan­isent au sein du cadre du mou­ve­ment de libéra­tion kurde. Elles ne s’or­gan­isent pas sous le mou­ve­ment de libéra­tion kurde, mais elles sont engagées dans cette lutte en par­al­lèle et avec le mou­ve­ment kurde. Ce n’est donc pas que les Kur­des vien­nent organ­is­er les Arabes ou les Turk­mènes. Au lieu de cela, les Assyrien.ne.s ont leurs pro­pres unités armées (Sutoro) ou encore, par exem­ple, le con­seil mil­i­taire de Man­bij est com­posé de Kur­des et d’Arabes. Donc, sur tous les fronts, nous con­sta­tons que la lutte nationale n’est plus la lutte d’une seule nation. C’est une lutte démocratique.

Dans l’un de ses dis­cours, Öcalan dit qu’il a créé l’ex­pres­sion Jin, jiyan, azadî — femme, vie, lib­erté — comme une expres­sion enchanter­esse. Con­tre quoi est-ce que Jin, jiyan, azadî est dirigée ? Elle est dirigée con­tre la for­mule de la mort, du sexe et de l’esclavage. La mort sig­ni­fie ici la mort à la fois physique et men­tale. Et l’esclavage se réfère à la façon dont toute la société est asservie, représen­tée par la fig­ure de la femme. Par con­séquent, cette for­mule ne s’adresse pas seule­ment aux femmes kur­des, mais aus­si aux femmes d’autres sociétés. Cela sig­ni­fie que la lutte pour une nation démoc­ra­tique et la lutte pour l’é­gal­ité des gen­res se mènent tou­jours ensemble.

Brecht Neven, Mar­lene Schäfers
Pub­lié le 25 novem­bre 2017, en anglais sur ROAR Mag dans le rubrique “Égal­ité et autonomi­sa­tion” et en espag­nol par Newroz euskal kur­du elka­rtea.

Brecht Neven

Brecht Neven est un jeune diplômé en sci­ences poli­tiques de l’U­ni­ver­sité de Gand (Bel­gique). Il a écrit sa thèse sur le par­a­digme idéologique du mou­ve­ment kurde, en faisant une com­para­i­son avec le mou­ve­ment anar­chiste pen­dant la guerre civile espag­nole. Il suit actuelle­ment une maîtrise en jour­nal­isme à la Vri­je Uni­ver­siteit Brussel.

Mar­lene Schäfers

Mar­lene Schäfers est une anthro­po­logue sociale et actuelle­ment FWO [PEGASUS]² Marie Skłodows­ka-Curie Fel­low du Mid­dle East and North Africa Research Group de l’U­ni­ver­sité de Gand (Bel­gique).


jinéologieImage à la une : Détail d’une oeu­vre de Zehra Doğan, cou­ver­ture du 1er numéro de la revue trimestrielle Jine­olo­ji (Mars – avril- mai 2017).

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