La France sem­ble aujourd’hui avoir revê­tu le cos­tume d’interlocuteur européen priv­ilégié avec la Turquie d’Erdoğan. Mal­gré les affir­ma­tions esti­vales de Macron se plaig­nant “de devoir par­ler tous les 10 jours” avec son remuant alter-ego d’Ankara, les rela­tions fran­co-turques du moment, fraîch­es mais cor­diales, ne sont pas le fruit du hasard.

La France s’est déjà démar­quée de ses voisins européens au print­emps dernier. Alors en course vers un référen­dum menant à une réforme de la Con­sti­tu­tion turque, l’AKP d’Erdoğan souhaite bat­tre cam­pagne sur le sol européen. L’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, les Pays-Bas et la Bel­gique notam­ment refusent caté­gorique­ment, quitte à dégrad­er leurs rela­tions respec­tives avec la Turquie. La France, elle, n’émet aucune objec­tion et c’est toute l’Union européenne qui fait une nou­velle fois éta­lage de son absence de poli­tique extérieure commune.

La posi­tion française du moment peut être perçue selon deux prismes de lec­ture. Le pre­mier con­siste à accepter la tenue des meet­ing pro-Erdoğan sur le sol français pour ne pas apporter d’eau au moulin autori­taire d’Ankara. Depuis quelques temps, celui-ci se légitime et puise sa force dans une sorte de “seul con­tre tous”. La Turquie men­acée de toutes parts, il serait donc essen­tiel de faire corps autour de sa fig­ure de proue. En autorisant les meet­ings de l’AKP en France, Paris aurait ain­si coupé l’herbe sous le pied d’un dic­ta­teur qui ne con­stru­it jamais mieux sa posi­tion de leader et de pro­tecteur du peu­ple turc que dans l’opposition à ses voisins.

Le sec­ond prisme de lec­ture, plus sim­ple et prag­ma­tique, con­siste à ménag­er le voisin turc afin de préserv­er ses pro­pres intérêts sur son ter­ri­toire et ses rela­tions bilatérales avec lui.

En 2016, le vol­ume des échanges com­mer­ci­aux entre les deux pays s’est élevé à 14,05 mil­liards d’euros. Il place ain­si la Turquie au 9ème rang des parte­naires économiques de la France. La nature des marchan­dis­es exportée vers la Turquie con­cerne en majorité des équipements aéro­nau­tiques, des véhicules de trans­ports et acces­soires. De son côté, la France importe plutôt tex­tiles mais surtout, à l’instar de son parte­naire, véhicules de trans­ports et acces­soires (joies du cap­i­tal­isme, quand tu nous tiens) avec notam­ment la présence dans la région de Bur­sa de la deux­ième plus grande usine d’assemblage de Renault dans le monde. L’Union douanière signée avec l’UE en 1995 a con­tribué au développe­ment du com­merce entre la France et la Turquie sans pour autant faire d’eux des parte­naires économiques privilégiés.

Si les parts de marché de l’Union européenne en Turquie s’élèvent à 39% en 2016, elles ne sont de l’ordre que de 3,7% pour la France, loin der­rière l’Allemagne (10,8%) ou l’Italie (5,5%), pour ne citer qu’eux. Bien que les échanges com­mer­ci­aux entre la France et la Turquie soient impor­tants pour les deux pays, ils ne sont en aucun cas vitaux pour leurs économies respectives.

Quant aux investisse­ments directs étrangers (IDE) entre la France et la Turquie, ils sont anec­do­tiques, dans un sens comme dans l’autre. A cet égard, la nature des rela­tions fran­co-turques ne saurait être définie comme essen­tielle­ment com­mer­ciale et elle ne saurait con­di­tion­ner l’attitude pas­sive, pour ne pas dire con­ciliante, de Paris à l’endroit d’Ankara.

A titre com­para­tif, le vol­ume des échanges com­mer­ci­aux fran­co-polon­ais est de 25% supérieur à ceux effec­tués entre la France et la Turquie. Cela n’a pas empêché le prési­dent Macron (au sujet de la réforme des tra­vailleurs détachés) d’éructer fin août à l’adresse du gou­verne­ment polon­ais qu’avec “cette nou­velle erreur, ils se met­tent en marge de l’histoire, du présent et du futur de l’Europe.” Evidem­ment, une crise diplo­ma­tique s’en est suiv­ie entre Paris et Varso­vie. Que l’on se ras­sure, cela ne risque pas d’être le cas avec le pou­voir turc.

Pour ten­ter de trou­ver une expli­ca­tion au mutisme élyséen sur la sit­u­a­tion actuelle en Turquie, il faut aus­si regarder du côté des domaines énergé­tique, mil­i­taire et géostratégique.

En 2013, un con­sor­tium for­mé par le Japon­ais Mit­subishi et le Français Are­va décroche un con­trat pour la con­struc­tion d’une cen­trale nucléaire de qua­tre réac­teurs dans la région de Sinop (Mer Noire). Pre­mier con­trat signé par l’industriel français depuis 2007, il porte sur un min­i­mum de trois mil­liards d’euros. Il per­met au géant énergé­tique de ren­tr­er dans la danse con­cur­ren­tielle du développe­ment du parc nucléaire turc où la Russie a effec­tué les pre­miers pas avec son pro­jet (signé) de cen­trale nucléaire dans la région méditer­ranéenne de Mersin.

Du côté de la défense, un nou­v­el accord de coopéra­tion mil­i­taire ini­tié en 2010 entre la France et la Turquie a été para­phé début 2015 aux Emi­rats arabes unis. Celui-ci prévoit le développe­ment con­joint d’un boucli­er anti-aérien entre les deux pays et a débouché début novem­bre sur la sig­na­ture d’une let­tre d’intention entre les indus­triels turc Asel­san et Roket­san et le con­sor­tium fran­co-ital­ien Eurosam qui réu­nit les poids lourds de l’aéronautique et de l’armement basés en France, MBDA (fil­iale d’Airbus) et Thalès (détenu à plus de 50% par l’Etat français et Das­sault Avi­a­tion). Il s’agit là d’un dossier sen­si­ble car en par­al­lèle, la Turquie a récem­ment acheté à la Russie le sys­tème de défense anti-aéri­enne S‑400, ce qui n’a pas man­qué d’inquiéter ses parte­naires de l’OTAN. Ankara a ten­té de les ras­sur­er en expli­quant que l’offre russe visée à con­tenter ses besoins à court terme tan­dis que la coopéra­tion tur­co-ita­lo-française, d’une valeur estimée à trois mil­liards d’euros, s’inscrirait dans le long terme.

Enfin, com­ment ne pas évo­quer l’accord migra­toire signé entre l’Union européenne (et donc la France) et la Turquie à Malte en mars 2016. Débutée en 2009 et accélérée à la suite de la crise migra­toire de 2015, cette coopéra­tion s’inscrit dans le cadre glob­al d’une poli­tique d’externalisation des prob­lèmes migra­toires européens à ses fron­tières extérieures. A cet égard, plus de six mil­liards d’euros ont été ver­sés depuis 2009 à la Turquie, soit le mon­tant le plus impor­tant jamais déblo­qué par l’UE pour un “pro­jet”.

A l’heure actuelle, quelques trois mil­lions et demi de réfugiés, en majorité Syriens mais aus­si Afghans, Pak­istanais ou Africains, se trou­vent sur le sol turc. Un atout de choix pour la diplo­matie turque qui sait par­faite­ment que les pays européens sont prêts à presque tous les sac­ri­fices pour ne pas revivre l’afflux migra­toire de 2015. En marge des pour­par­lers de paix qui se tien­nent actuelle­ment à Genève entre l’ensemble des pro­tag­o­nistes du dossier syrien (excep­té Daesh, le Front al-Nos­ra et les Forces démoc­ra­tiques syri­ennes), le pre­mier min­istre turc Yıldırım a rap­pelé aux Européens qu’il était tout à fait pos­si­ble pour la Turquie de revenir sur l’accord cité plus haut et ain­si, de rou­vrir les vannes de l’immigration en Europe. Une manière comme une autre de s’assurer une atti­tude docile de l’UE lors des négo­ci­a­tions des­tinées à définir le futur de la Syrie.

Ces men­aces ver­bales à l’égard de l’Europe illus­trent bien la détéri­o­ra­tion crois­sante des rela­tions entre la Turquie et ses voisins européens. Son inté­gra­tion à l’Union européenne est une chimère à laque­lle plus per­son­ne ne croit depuis bien longtemps. Dans ce con­texte, la France sem­ble porter une dou­ble casquette.

La pre­mière, nationale, vise la préser­va­tion et le ren­force­ment de ses intérêts pro­pres en Turquie. Le pro­jet méga­lo­ma­ni­aque turc bap­tisé “plan 2023”, com­bi­nai­son de grands travaux (perce­ment d’un canal et con­struc­tion d’un nou­v­el aéro­port à Istan­bul, développe­ment du réseau routi­er et fer­rovi­aire…) et de mon­tée en puis­sance de l’industrie de la défense turque, sus­cite l’appétit de nom­breux groupes français tels Alstom ou Vin­ci pour ne citer qu’eux.

D’autre part, la France sem­ble être dev­enue la passerelle priv­ilégiée entre la Turquie et le monde occi­den­tal. Bien que ténu, il est essen­tiel pour l’Union européenne et la France de main­tenir le lien avec Ankara. Car­refour des mon­des, la Turquie revêt une impor­tance géos­tratégique con­sid­érable. Il n’est pas envis­age­able pour les Européens et leur alliée améri­cain de voir la Turquie se rap­procher indéfin­i­ment de la Russie, mal­gré l’antagonisme his­torique des deux pays. Cet éventuel piv­ot stratégique turc vers la Russie serait un échec absolu pour les Occi­den­taux et leur poli­tique étrangère décousue au Moyen-Ori­ent. C’est cet ensem­ble d’intérêts français et européens, économiques et stratégiques, que la France cherche à préserv­er. Mais à quel prix ?


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