Tahir Elçi, bâton­nier au Bar­reau de Diyarbakır, avo­cat, défenseur des Droits de l’homme, inves­ti­ga­teur des meurtres non réso­lus, fut assas­s­iné le 28 novem­bre 2015 à Diyarbakır, après une déc­la­ra­tion de presse qu’il avait con­clue par ces mots : “Nous ne voulons pas de com­bats, d’armes à feu, d’opéra­tions, dans ce lieu his­torique”.

Depuis deux ans il y a eu trois change­ments de pro­cureurs mais aucune avancée n’a été con­statée dans l’en­quête pour élud­er cet assas­si­nat. Mah­suni Kara­man , l’av­o­cat de la famille Elçi, et mem­bre de la com­mis­sion d’in­ves­ti­ga­tion de l’as­sas­si­nat de Tahir Elçi lié au Bar­reau de Diyarbakır attire l’at­ten­tion en exp­ri­mant que “L’as­sas­si­nat de Tahir Elçi ne peut être traité comme un inci­dent sim­ple d’or­dre criminel”.

Pas une seule per­son­ne n’a été inter­rogée comme sus­pect. “La per­son­ne qui a tué Tahir Elçi est une per­son­ne qui se trou­vait dans la rue Yenikapı. Alors que, dans la rue, à ce moment là, des dizaines de policiers se trou­vaient et fai­saient usage de leur arme, aucun polici­er n’a été inter­rogé comme sus­pect.” exprime Mah­suni Karaman.

Les analy­ses de la douille de la balle qui a touché Tahir Elçi n’ont pas été effec­tuées. “En pré­tex­tant un affron­te­ment, la recherche de preuves n’a pas été faite comme il faut. La douille de la balle qui a tué Elçi, n’a pas été trou­vée et analysée. Une balle qui entre de la nuque de Tahir Elçi, et qui ressort à la hau­teur de son sour­cil ne peut s’éloign­er plus de 5, 6 mètres. La police aurait dû met­tre le lieu en sécu­rité avant que la douille ne se perde et qu’on puisse faire une analyse bal­is­tique. L’ab­sence de cette procé­dure est une acte de nég­li­gence et il est impos­si­ble de le rattraper.”

En ce qui con­cerne les enreg­istrements des caméras de sur­veil­lance : Les enreg­istrements de la caméra d’un bureau mon­trant l’in­térieur du local sont disponibles, mais celles qui mon­tr­erait la rue sont inex­is­tantes. Sur les enreg­istrements de la caméra de la police, les 13 sec­on­des vitales man­quent et ce vide inex­plic­a­ble con­tin­ue à garder le mys­tère. Mah­suni Kara­man : “Le polici­er qui a filmé l’in­ci­dent, exprime qu’au moment de la déto­na­tion, il s’est bais­sé et s’est levé plus tard pour con­tin­uer à filmer. Nous avons demandé l’analyse de ces enreg­istrements, afin de savoir s’il n’y a pas eu de coupe de mon­tage sur ces images. Deux ans se sont écoulées dessus. Curieuse­ment, seule une copie a été envoyée aux ser­vices tech­niques, et la carte sd, ni la caméra con­tenant l’en­reg­istrement orig­i­nal n’ont été con­fisquées comme preuve. Ceci aus­si est une nég­li­gence con­sid­érable. Après deux ans, le lieu où se trou­veraient la caméra et la carte est un incon­nu. Et tout cela démon­tre que l’en­quête est menée d’une façon non­cha­lante et non motivée.”

En hom­mage à Tahir Elçi, nous pub­lions la tra­duc­tion d’un entre­tien que Haz­al Özvarış avait effec­tué avec Nazenin Elçi, la fille de Tahir Elçi, pub­lié sur T24, le 18 jan­vi­er 2016. Nous avons respec­té dans la tra­duc­tion, la forme et le style de l’article.


Nazenin Elçi. (Pho­to Sinem Bab­ul / T24)

Le fait de dire ‘nous allons trouver les auteurs, la justice se fera’ serait une gaminerie”

Nükhet İpekçi İzet, 31 ans après l’as­sas­si­nat de son père Abdi İpekçi [jour­nal­iste assas­s­iné le 1er févri­er 1979] dis­ait dans l’émis­sion télévisée de Can Dün­dar, aujour­d’hui en prison [jour­nal­iste libéré et exilé en Alle­magne depuis cet arti­cle], en mon­trant la chemise de son père trouée par les balles et por­tant tou­jours son sang séchés dessus :

A cette époque, cer­taines per­son­nes ont pu coopér­er pour attein­dre un objec­tif. Mais si nous par­lons encore des mêmes choses, et s’il existe plusieurs enfants qui gar­dent ces mêmes chemis­es, et même qu’on ne les [chemis­es] donne pas à cer­tains [de ces enfants], nous ne sommes plus dans l’é­tat de nous occu­per des dom­mages qu’il peut y  avoir sur telle insti­tu­tion, de la perte de pres­tige de telle organisation.”

Lorsque Nükhet İpekçi prononçait ces phras­es, c’é­tait l’an 2010. Pen­dant les 6 années écoulées depuis, la liste des vies pris­es, non pas par le des­tin, mais par la poli­tique s’est ral­longée encore plus. Un des derniers noms qui ont été ajoutés fut Tahir Elçi. Le bâton­nier du bar­reau de Diyarbakır, avo­cat des Droits humains, le doc­u­men­tariste et inves­ti­ga­teur des mas­sacres, des assas­si­nats non réso­lus dans la région, Tahir Elçi, a été tué le 28 novem­bre 2015, par une balle dans la nuque, sor­tie d’une arme dont on ne con­nait tou­jours pas le propriétaire.

D’un côté l’E­tat, de l’autre le PKK, depuis les posi­tions sur lesquelles ils se tien­nent, s’ac­cusent mutuelle­ment d’en être l’au­teur. La Turquie a fait con­nais­sance, lors de la céré­monie d’en­ter­re­ment qui s’est déroulée le lende­main, avec la famille d’Elçi, qui a hérité de sa chemise ensanglan­tée. Sa com­pagne, Türkan Elçi, a été gravée dans les mémoires par sa let­tre, dans laque­lle elle écrivait “Il sera accueil­li par une armée de vic­times d’as­sas­si­nats non réso­lus” et sa fille Nazenin Elçi a lais­sé son cri “Papa !” sus­pendu dans les consciences.

Aujour­d’hui, c’est le 52ème jour après l’as­sas­si­nat. Le bureau du Pro­cureur n’a encore écouté per­son­ne au titre de “sus­pect”. La moitié des preuves ne sont pas encore rassem­blées, et ce que sont dev­enues celles rassem­blés pose ques­tion. Pen­dant que la vie s’é­coule, parsemée de nou­velles de morts, nous nous sommes don­nées ren­dez-vous avec Nazenin, pour appren­dre com­ment cela se passe pour la famille Elçi.

Nazenin Elçi, élève en ter­mi­nale, à Robert Col­lege, a 18 ans. Voilà la part qui revient à des Nazenin, dans un monde sali par leurs ainéEs ; par­ler du haut de ses 18 ans, des assas­si­nats poli­tiques qui ont volé finale­ment son père aussi…

Nazenin Elçi nous par­le de cette journée, de l’après, de ses rêves, de son frère, de son Diyarbakır. Nous n’avons pas insisté pour les ques­tions aux­quelles elle ne souhaitait pas répon­dre. Nous lui avons lais­sé la dernière forme de cet entre­tien. Venez par ici, pour voir l’é­tat du pays où les mères, les pères et les enfants sont blesséEs à vie par des assas­si­nats non résolus.

Mon prénom Nazenin vient de ma mère, Pahiz a été donné par mon père”

- Nous avons fait con­nais­sance avec toi, avec ton cri, pen­dant que ton père par­tait pour son dernier voy­age. Nous avons appris ton prénom, aus­si, avec ton cri. Mais nous ne savons pas quelle est l’his­toire de ton prénom Nazenin.

C’est ma mère qui m’a don­né mon prénom. Elle aime beau­coup la lit­téra­ture. Le prénom Nazenin est très util­isé dans la lit­téra­ture ottomane. Elle l’au­rait décidé en le voy­ant un jour dans un poème. Il vient du Perse, et veut dire “de nature frag­ile, d’aspect frag­ile”. J’aime mon prénom, mais à vrai dire, je ne voudrais pas être frag­ile ou frêle. J’ai un autre prénom : Pahiz. Cela veut dire “automne” en kurde. C’est mon père qui me l’a donné.

- Nous avons appris selon tout ce qui se racon­te après la mort de Tahir Elçi, qu’il avait été tor­turé en 1998 et en 1993 dans le cen­tre de JITEM (ser­vice de ren­seigne­ments et antiter­ror­isme de la gen­darmerie). Cette mémoire fai­saient-elle par­tie des choses que tu avais enten­dues en gran­dis­sant ou des his­toires racon­tées à la maison ?

Non. Je le savais de façon détournée, mais nous n’avons jamais abor­dé ce sujet ouverte­ment à la mai­son. Ils essayaient de m’en tenir à l’é­cart. Quand j’é­tais très petite, j’avais vu un jour, dans le bureau de mon père, par­mi ses livres, une fas­ci­cule d’in­for­ma­tion dans lequel il y avait des pho­tos de per­son­nes tor­turées. En les voy­ant je fus choquée. J’é­tais petite, mais j’avais com­pris ce que c’é­tait. Alors que mon père avait vu que je feuil­letais ce livre,  il en fut attristé.

Ce qui se disait à la maison était tragique mais concernait les autres… vivre la douleur est autre chose”

- Que veut dire être l’en­fant d’un père qui se fait avo­cat des Droits humains dans la région [Bakur, ou Kur­dis­tan de Turquie], depuis 1992, et qui essaie de trou­ver les auteurs des assas­si­nats non réso­lus ? De quoi d’autre as-tu été témoin en grandissant ?

Ma mère et mon père dis­cu­taient sans cesse des procès. Tout ce dont ils par­laient, bien que trag­ique, con­cer­nait d’autres vies. Cela m’a sen­si­bil­isée, mais ce n’est pas la même chose que de vivre la douleur soi-même.

- Peux-tu nous racon­ter ton enfance pour qu’on puisse l’imag­in­er, com­ment ton père te fai­sait rire, avec quoi te fâchait-il ?

Ma mère et mon père ont été tou­jours des bons par­ents. Mon père a depuis tou­jours essayé de me ren­dre heureuse. Tous les par­ents souhait­ent le bon­heur de leurs enfants. Mais lui, il fai­sait des efforts en plus. Il voulait m’ap­pren­dre de nou­velles choses, il essayait de partager tout ce qu’il pen­sait pou­voir m’aider à grandir… Par exem­ple, moi, je suiv­ais sans cesse les infor­ma­tions. Il est dif­fi­cile de com­pren­dre ce qui se passe en Turquie. Et lorsque je ne com­pre­nais pas, je demandais “Papa, pourquoi c’est arrivé ?” et il tâchait de m’ex­pli­quer selon sa vision…

- “Je suiv­ais sans cesse les infor­ma­tions” n’est pas une phrase que tes pairEs qui ne vivent pas dans la région, utilisent souvent.

Je pense que c’est lié avec le fait fait que je sois venue à Istan­bul et restée loin de Diyarbakır. Il se passe quelque chose là-bas et pour savoir ce qui se passe, je suis les infor­ma­tions. Par exem­ple, les événe­ments des 6–8 octo­bre à Kobanê où 40 per­son­nes sont mortes… Des gens s’en­trete­naient dans les rue où j’avais passé mon enfance. A cette époque, je résidais en inter­nat et il y avait un monde tout à fait dif­férent. Tout le monde s’oc­cu­pait de ses cours et sa vie sociale. Moi aus­si, je fai­sais par­tie de tout cela mais cette sit­u­a­tion me parais­sait amère. Les gens n’é­tait pas con­scients de ce qui se pas­sait. Toutes les deux min­utes, je met­tais les infos pour voir ce qui se passait.

- Que fai­saient tes amiEs ?

Ils/elles voy­aient que je n’é­tais pas bien.

- Leurs réac­tions restaient-elles lim­itées à cela ?

Cela change d’une per­son­ne à l’autre. Il y a en fait cer­tainEs qui s’y intéres­saient, mais d’une façon générale, il exis­tait un état d’in­con­science sur les réal­ités qui étaient vécues là-bas… Mais par rap­port à d’autres écoles, dans la notre, les gens étaient plus sen­si­bles et intéressées.

J’ai toujours su que j’étais Kurde”

- Quand est-ce que tu as pris con­science que tu étais Kurde ? As-tu subi de la dis­crim­i­na­tion pour cela ?

Il n’y a pas eu de “prise de con­science” du fait que je sois kurde, j’ai tou­jours su que j’é­tais kurde… Oui, j’ai ren­con­tré des réac­tions dérangeantes.

- Comme quoi ?

Comme qu’on ne me croit pas lorsque je dis­ais que je suis Kurde, par eem­ple… Ensuite, lorsqu’ils/elles ont vrai­ment cru, j’ai ren­con­tré des regards et paroles pleines d’à priori.

- Parce qu’ils/elles com­pre­naient soudain d’où tu venais ?

Oui. La plu­part du temps ils/elles étaient éton­néEs. “Com­ment peux-tu par­ler bien [le turc, sans accent] comme cela ?” dis­ait-ils/elles. Le fait que je leur ressem­ble les sur­pre­nait sans doute… Mais je n’ac­cuse pas les per­son­nes qui réagis­saient de cette façon. Elles ont appris comme cela, vu, enten­du comme cela. Une image de Kurde leur avait été gravée dans le cerveau, c’est pour cela qu’en me voy­ant elles étaient surprises.

J’ai compris ce que voulait dire mon père en disant ‘Etre avocat est dangereux’, quand ils l’ont tué”

- Robert Col­lege fut une insti­tu­tion par laque­lle sont passées des per­son­nes les plus selects de Behice Boran à Halil Berk­tay, d’Abidin Dino à Cem Kara­ca. En tant que fille d’un avo­cat de Diyarbakır, com­ment as-tu accédé à cette école qui est con­sid­érée par cer­tainEs comme une “école de Turcs blancs” et où l’ac­cès demande une réus­site énorme ?

Nous savions quel genre d’é­cole était Robert Col­lege. C’est mon père qui voulait beau­coup que j’y aille, comme vous l’avez dit, là où de nom­breuses per­son­nes impor­tantes on été diplômées. A mes yeux, c’é­tait la meilleure école de la Turquie, et elle l’est tou­jours. C’est pour cela que j’avais beau­coup souhaité pou­voir y aller. J’aime beau­coup cette école et je suis con­tente d’y étudier.

- Y es-tu avec une bourse ou, était-ce un poids financier ?

Il y avait un poids financier. Mon père a payé. Comme il savait que je le voulais beau­coup, même si c’é­tait dif­fi­cile pour lui, il a payé.

- Quand est-ce que tu as décidé de devenir juriste ?

Je le veux depuis trois, qua­tre ans.

- Com­ment Tahir Elçi reflé­tait ses sen­ti­ments lorsqu’il avait gag­né les procès du mas­sacre d’Or­maniçi de 1993, et de Kuşkonar, Koçağılı de 1994, qu’il avait portés à la Cour européenne des droits de l’homme ?

Je savais que le tra­vail de mon père était très dur et qu’il avait des dif­fi­cultés. Chaque fois qu’il était avec nous, il était heureux. Il ne voulait pas que nous soyons affec­téEs. Quand je lui ai dit “Je vais devenir avo­cate”, il fut sur­pris, il s’est arrêté [un instant], il a réfléchi, et il a dit “Mais non”. Lorsque je lui ai demandé “pourquoi ?”, “C’est très dif­fi­cile, c’est très dan­gereux, pas la peine” a‑t-il dit.

- Com­ment le fait qu’il te dise qu’être avo­catE est dif­fi­cile, en essayant de te pro­téger des dif­fi­cultés, a‑t-il réson­né dans ta tête ?

Même si je savais qu’il avait rai­son [à cette époque], j’ai com­pris ce qu’il voulait dire exacte­ment quand il fut tué… Mais je n’ai pas changé d’avis, je n’ai pas peur.

- Avais-tu suivi l’émis­sion télévisée sur CNN Türk, lors de laque­lle Tahir Elçi avait dit “le PKK n’est pas une organ­i­sa­tion ter­ror­iste”, la phrase qui l’a con­duit en garde-à-vue ?

Je ne l’ai pas fait car je ne savais pas qu’il y par­ticiperait. Le lende­main, à l’é­cole, mon amiE regar­dait Ekşi sözlük [‘dic­tio­n­naire aigre’ un site de référence par­tic­i­patif]. J’ai vu le nom de mon père dans la liste [de la barre latérale] à gauche [où fig­urent les thé­ma­tiques d’ac­tu­al­ité]. J’ai pen­sé que s’il s’é­tait passé quelque chose de bien, il ne serait pas ren­tré dans cette liste, et je me suis sen­tie mal… En ayant ouvert l’ar­ti­cle, j’ai appris la nou­velle. Ensuite, je l’ai appelé et nous avons par­lé. “Tu as dit quelque chose papa, et il y a eu des inci­dents” lui ai-je dit, et il m’a répon­du “Oui, cela s’est passé comme cela, mais ce n’est pas grave”. Il ne le regret­tait pas.

Je suis contente d’avoir écouté la défense de mon père”

- Où étais-tu quand il a été mis en garde-à-vue ?

Le jour où il a été trans­féré à Istan­bul, j’é­tais près de lui. Nous avons par­lé au télé­phone pen­dant qu’il attendait au bar­reau [à Diyarbakır] en état d’ar­resta­tion. Il était telle­ment calme, “Laisse tomber ma fille, il ne se passera rien” m’a-t-il dit. Dès mon réveil le lende­main matin, j’ai lu qu’il était par­ti de Diyarbakır autour de 2 heures et avait été trans­féré à Istan­bul. J’ai tout de suite quit­té ma mai­son et je me suis ren­due au palais de Jus­tice de Bakırköy. L’en­tre­tien avec le Pro­cureur a duré très longtemps. Alors qu’il fal­lait que le Pro­cureur décide s’il devait se présen­ter devant le Juge ou non, alors que l’en­tre­tien se pour­suiv­ait, le Min­istre de Jus­tice (Kenan İpek) a dit “Tahir Elçi ira devant le Juge, nous atten­dons la déci­sion”. Ces paroles démon­traient que la déci­sion était déjà prise de très haut.

Ensuite, mon père est sor­ti du bureau du Pro­cureur. La pre­mière chose qu’il a dit en me voy­ant fut “Pourquoi tu n’es pas allée à l’é­cole ?”. J’ai rit, “J’ai voulu venir, papa” lui ai-je répon­du… Puis, ils l’ont amené devant le Juge et j’ai insisté pour être présente. Et j’ai écouté la défense de mon père devant le Juge. Il assumait ce qu’il avait dit. Il a expliqué cette phrase qui avait été mal com­prise, avec les jus­ti­fi­ca­tions juridiques. Aujour­d’hui je me dis, heureuse­ment je suis entrée pour l’é­couter. J’é­tais telle­ment impres­sion­née. Il était très sûr de lui. Sa pos­ture était si impres­sion­nante… J’ai une fois de plus admiré mon père.

- Com­ment se sont passé les 31 jours après la libéra­tion de Tahir Elçi de la garde-à-vue ? De quoi avez-vous parlé ?

Je savais qu’il y avait un dan­ger. Il me dis­ait “n’aie pas peur” mais je savais qu’il rece­vait con­tin­uelle­ment des men­aces sur Twit­ter. Il en par­lait aus­si, mais il essayait de ne pas [me] faire peur. Je pense qu’il était ten­du intérieure­ment mais il essayait de ne pas nous le mon­tr­er. C’est ma mère qui était la plus stressée. Elle essayait d’être pru­dente. Chaque fois en sor­tant, elle dis­ait “fais atten­tion”. Mon père était plus serein.

Je n’arrive toujours pas à le croire et je prends mon téléphone pour appeler mon père”

- Com­ment as-tu eu la nou­velle le 28 novem­bre ? Où étais-tu ?

J’é­tais à l’é­cole, en exa­m­en pro­ba­toire. C’é­tait same­di. A la sor­tie, un enseignant m’at­tendait. “Je dois t’ac­com­pa­g­n­er au bureau du directeur” m’a-t-il annon­cé. Je lui ai demandé “Que s’est-il passé ?”. Il m’a répon­du “Rien, tu le sauras, viens avec moi”. J’avais com­pris de son com­porte­ment, qu’il s’é­tait passé quelque chose. J’ai pen­sé appel­er ma mère, mais j’ai eu peur. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas pen­sé à appel­er mon père, parce qu’in­térieure­ment je savais qu’il lui était arrivé quelque chose… Ensuite, j’ai pris mon télé­phone. De nom­breuses per­son­nes m’avaient appelée. Mes doigts ont con­sulté les infor­ma­tions. Lorsque ce fut affiché, j’ai vu que c’é­tait écrit sur un fond noir “Tahir Elçi a été tué”… Je n’ai pas pu le croire… et la suite c’est ter­ri­ble. Je me suis ren­due à Diyarbakır. Je ne pou­vais tou­jours pas le croire, cela parais­sait telle­ment sur­réal­iste… J’at­trape mon télé­phone pour appel­er mon père, et je me rends compte que je ne peux plus l’ap­pel­er et je suis [encore une fois] étonnée…

- Com­ment va ton frère ?

Mon frère fut tou­jours intro­ver­ti. Je ne sais pas ce qu’il pou­vait ressen­tir à cet âge là. Je ne sais pas. Il ne par­le jamais, il se com­porte comme s’il ne s’é­tait rien passé…

- A par­tir du 28 novem­bre, des vidéos mon­trant le moment de l’as­sas­si­nat ont été pub­liées sur Inter­net. As-tu pu les regarder ?

Je n’ai pas pu les regarder, je n’ai pas voulu les voir. Même que je ne sais tou­jours pas, si dans ces vidéos il y a le moment où il est mort ou non… Ma mère ne les a pas regardées non plus. Je lis seule­ment les arti­cles. Mais, le lende­main, j’ai vu sur Inter­net une pho­to. Le vis­age de mon père, en gros plan… Il était en sang. Cette pho­to a été sup­primée plus tard. La pre­mière chose que j’avais pen­sée en la voy­ant, fut “Mon frère ne doit pas voir cette pho­to”… Aucun enfant ne doit voir son père comme cela. Mais j’ai appris plus tard que mon frère l’avait vue. Ma mère aus­si. Elle/il ne me l’avait pas dit. Que peut-il ressen­tir à cet âge, je ne sais pas.

Ce n’était pas un accident mais un attentat”

- Türkan Elçi a dit dans ses pre­mières déc­la­ra­tions que c’é­tait un atten­tat. Puis en décem­bre 2015, Amberin Zaman [jour­nal­iste] a exprimé “je pense qu’avec grande chance qu’il s’ag­it de la police. Je ne sais pas si c’est une action per­son­nelle ou organ­isée. Cela peut être aus­si un acci­dent”. Qu’en penses-tu ?

Voilà ce que j’en pense : je n’ai jamais cru à un acci­dent, je ne le crois tou­jours pas… Cela ne doit pas être per­son­nel, je pense que c’é­tait organ­isé. Et si vous deman­dez “pourquoi ils feraient cela ?” ; mon père dis­ait tou­jours “je veux la paix”… Mon père a été tué par ceux qui ne voulaient pas de paix, ceux que ses paroles n’arrangeaient pas, qui en étaient dérangés. C’é­tait un attentat.

Le fait de dire ‘nous allons trouver les auteurs, la justice se fera’ serait une gaminerie”

- En tant que fille de Tahir Elçi et à la fois Nazenin Elçi qui veut devenir avo­cate, dans quelle mesure as-tu pu suiv­re le proces­sus de l’en­quête, et l’a­vance­ment de l’en­quête te donne-t-il de l’e­spoir sur la réso­lu­tion de l’événement ?

Je n’ai aucun espoir. Des jours sont passés et nous ne savons rien et nous ne saurons pas. Le fait de dire “nous allons trou­ver les auteurs, la jus­tice se fera” serait une naïveté, une gaminerie.

- Qu’est-ce qui te fait de dire cela, alors qu’il y a la réal­ité de Tahir Elçi qui a doc­u­men­té les mas­sacres cachés pen­dant des années et les a mis dans l’or­dre du jour de la Jus­tice ? Serait-ce par exem­ple comme le fait que l’as­sas­si­nat de Hrant Dink ne soit pas résolu ?

Oui, je suis dés­espérée, parce qu’un Tahir Elçi, qui doc­u­mente les mas­sacres et qui les apporte à l’or­dre du jour de la Jus­tice, n’ex­iste désor­mais plus. La for­ma­tion d’un juriste courageux et hon­nête n’est pas facile. Dans ce con­texte, le fait que la valeur des per­son­nes qui ont ces qual­ités ne soit pas appré­cié me rend triste.

Tant que l’Etat ne le veut pas, cet assassinat ne sera pas résolu”

- Quelle est votre, ta, reven­di­ca­tion pour l’E­tat ? C’est le fait que l’autre soit trou­vé ou plutôt, comme dis­ait Ben­gi Öz, la fille du Pro­cureur  Doğan Öz, tué avant le coup d’E­tat de 1980, “En tant que famille, nous n’avons jamais cou­ru après les gâchettes”? La révéla­tion de l’or­gan­i­sa­tion qui serait der­rière ce meurtre est-elle ta revendication?

C’est tout à fait cela. Bien qu’il soit impor­tant de retrou­ver l’homme de la gâchette, savoir à qui apparte­nait l’arme dont la balle est par­tie, et le fait de savoir ce qui l’a motivé, peut résoudre beau­coup de choses qui doivent être sues. Mais la décou­verte des per­son­nes qui sont der­rière cette affaire me parait impos­si­ble. Parce que tant que l’E­tat ne le veut pas, cet assas­si­nat ne se résoudra pas.

- Que peut penser une per­son­ne amenée à cette sit­u­a­tion, pour dire des choses pareilles, sur le pays ? Par exem­ple “Si je n’é­tais pas née en Turquie” est-elle une phrase qui te traverse ?

J’ai été tou­jours con­sciente que la Turquie était un pays rem­pli de haine. Mais jusqu’à ce que mon père meure, je n’ai jamais souhaité être née dans un autre pays.

A l’enterrement, une fille m’a dit ‘Moi aussi, ils m’ont tué mon père’, et je me suis ressaisie”

- Les con­doléances sont utiles ou te fatiguent-elles ?

Elles sont très utiles. Lors de la céré­monie de l’en­ter­re­ment, je n’é­tais pas moi-même. Les gens qui m’ac­com­pa­g­naient, essayaient de m’éloign­er, me tiraient. Une fille qui pleu­rait tout comme moi, m’a arrêtée un instant, elle m’a prise par l’é­paule, et m’a dit “Moi aus­si, ils m’ont tué mon père”… Je me suis tue, je me suis res­saisie. Il y avait donc des gens qui partageaient ma douleur. Il y avait des per­son­nes qui n’ont jamais con­nu mon père, mais qui l’avaient com­pris. Cela me con­sole de con­naitre leur exis­tence. Je voudrais remerci­er cette fille, et celles et ceux qui nous comprennent.

- Nous avons vu une pho­tos de tes amiEs de Robert Col­lege, der­rière une pan­car­te por­tant l’in­scrip­tion “Nous sommes près de toi”. Que s’est-il passé que nous n’avons pas vu ?

Cette pan­car­te était l’idée de mes amiEs. Le numéro du jour­nal de l’é­cole paru en mon absence a été dédié à mon père. La direc­tion de l’é­cole souhaitait que je revi­enne pour repren­dre ma vie nor­male. Ils ont voulu pour mon bien,  m’éloign­er de ces sujets et me ramen­er à ma vie d’avant.

- Après com­bi­en de temps as-tu pu retourn­er à l’école ?

Ils ont voulu que j’y retourne une semaine. J’y suis retournée 10 jours plus tard. Mais je n’ai pas écouté en cours, la plu­part du temps, je quit­tais les cours à la moitié. Parce qu’il me parais­sait qu’il avait la foule. Le fait d’être là me parais­sait insen­sé. Mais main­tenant je me suis habituée.

- Que se passe-t-il dans tes rêves ?

Dans mes rêves, je retourne tout le temps, au jour où mon père est mort. Par­fois, il appa­rait d’un coin et il sourit. “Ce n’é­tait pas réel ma fille, je suis là” me dit-il. Dans un autre rêve récur­rent, je cherche ma mère dans la mai­son. Puis, une per­son­ne que je ne con­nais pas me dit “ils l’ont pen­due”.

Le sac de mon père est pour moi, le signe de l’inachevé”

- Par­fois après la mort, nous gar­dons les affaires des per­son­nes que nous aimions. As-tu des affaires comme cela ?

Le lende­main de sa mort, ils ont apporté les affaires et le sac de mon père qu’il avait ce jour là. Je suis allée dans ma cham­bre, toute seule, et j’ai ouvert son sac. Le sac qu’il tenait à ce dernier moment… Et j’ai regardé chaque objet, un par un. Il y avait son peigne… son cahi­er de notes, son sty­lo… Je les ai pris dans mes mains. Je ne veux jamais enlever le con­tenu de ce sac. Je veux que tout reste tel que c’est… Je veux l’ou­vrir quand je le veux, et regarder. Parce que pour moi c’est le signe de l’i­nachevé. Comme tout le monde, lui aus­si, il s’é­tait levé, avait pris son sac, mais tout est resté [sus­pendu] comme ça… Je regarde aus­si beau­coup les photos.

- Quelle est la pho­to que tu aimes le plus ?

J’aime beau­coup la pho­to que nous avions prise lors d’un mariage, une semaine avant sa mort. Il y en a d’autres, de voy­ages. Nous aimions beau­coup voy­ager en famille. Pen­dant les vacances, nous par­tions tou­jours quelque part, c’est pour cela que nous avons beau­coup de pho­tos de voyage.

- Quel était le pays où vous vous êtes le plus amusés ?

C’é­tait l’Es­pagne. Barcelone a un côté amu­sant. Nous avions beau­coup marché dans la ville. Il y a des pho­tos de ce voy­age. Mon frère et mon père sont sur des bal­ançoires, ma mère les bal­ance. Et je les avais pris en photo.

Que va-t-il se passer maintenant ?”

- Actuelle­ment, com­ment la vie con­tin­ue-t-elle pour vous ?

Ça, c’est dif­férent pour moi, dif­férent pour ma mère, et pour mon frère encore plus dif­férent… Moi, même si je con­tin­ue à faire mes tâch­es quo­ti­di­ennes, que je vais à l’é­cole, j’ai des ques­tions plein la tête.

- Quelles sont tes questions ?

Que va-t-il se pass­er main­tenant ? Parce que je me sens comme si je ne savais pas quoi faire. Bien que 49 jours soient passés dessus, je ne réalise pas encore la mort de mon père, je ne l’ai pas tout à fait accep­tée. A Istan­bul, je suis mieux, mes amiEs et l’é­cole m’oc­cu­pent. Mais à Diyarbakır ce n’est pas pareil. A Diyarbakır, il y a une guerre. Lorsque j’é­tais là-bas pour les vacances pen­dant deux semaines, je me suis réveil­lée avec des bruits de tirs. Là-bas, je n’ar­rive pas dormir la nuit. Parce que je ne vois que des fumées en face, et je n’en­tends que les bruits des armes. Mal­gré le fait que notre mai­son soit un peu éloignée de la ville, et que le Tigre nous en sépare, j’en­tends tout. A Diyarbakır, je suis con­tin­uelle­ment dans la peur. Je ressens comme s’il allait arriv­er quelque chose à ma mère, à mon frère. Je ressens comme si quelqu’un entrait dans notre mai­son et qu’il se pas­sait des choses. Je ressens comme si   quelqu’un devait être atteint.

Diyarbakır est devenu un lieu très dangereux”

- Que ressens-tu lorsqu’une atteinte touche quelqu’un en dehors de ta famille ?

C’est très dif­férent de lire les infor­ma­tions. Je lisais [ces choses] comme tout le monde dans les infor­ma­tions. Parce que tu ne vois pas [de tes pro­pres yeux] ce qu’il se passe. La semaine dernière, je suis allée à la réu­nion pour la paix, où 106 per­son­nes étaient arrivées d’Is­tan­bul. Ma mère et Rakel Dink [la com­pagne de Hrant Dink] ont pris parole. Après, elles, et une famille habi­tant à Sur [quarti­er his­torique de Diyarbakır)  a par­lé. La mère a enlevé le t‑shirt de sa fille devant tout le monde et mon­tré les blessures sur son corps. Et à ce moment là, tout s’est changé pour moi. Cette guerre… que tu lis dans les jour­naux, “Telles per­son­nes sont mortes aujour­d’hui”, “Telle femme a été tuée chez elle”, “Telle fille fut spec­ta­trice de la mort de sa mère par la fenêtre, mais n’a pas pu aller chercher son corps”, tu lis ces infor­ma­tions mais tu ne com­prends pas tant que tu ne les vois pas. Ce jour là, en écoutant ces gens, tout est devenu encore plus réel et j’en fus ébran­lée. Diyarbakır est devenu un lieu très dangereux.

- As-tu de espoir con­cer­nant la Paix ?

Garder l’e­spoir est très dif­fi­cile, mais nous sommes con­traintEs d’e­spér­er con­tin­uelle­ment la Paix.


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