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On m’avait appris à tou­jours débuter une nou­velle par un joli mot, une note, une belle phrase hors con­texte. Un vrai tra­vail de faussaire.

Ain­si le lecteur serait-il emporté, la lec­trice conquise.

Si le mot est gon­flé d’ori­en­tal­isme, s’il bospho­rise, la phrase se pro­longera d’une fumée de vapur. Surtout ne pas oubli­er de décrire alen­tour le cri de la mou­ette, de soulign­er la détresse d’une roman­cière sans amour, le froid d’une soirée d’août.
A ce détour de l’écrit, la proie est alors qua­si dans la cage. Vous l’au­rez entraînée vers la sep­tième ligne, le nom­bre exact de vies des chats.

Mais j’ai oublié cette fausse poésie men­songère. Je me suis déval­ué au con­tact du réel.

Alors, pensez donc, com­ment, moi, scri­bouil­lard à Kedis­tan, puis-je donc appréhen­der, comme jour­nal­iste, la mys­térieuse alchimie des mots creux, pour dis­courir sur l’Art en cage ?

Fort heureuse­ment, je peux m’en pass­er, lorsque je me pro­pose sim­ple­ment de met­tre des impres­sions sur les images don­nées à voir, les yeux grands ouverts, par Zehra Doğan, et met­tre de côté ce temps passé à revoir les tra­duc­tions de ses let­tres.

Elle détesterait qu’on par­le d’elle comme d’une vic­time, bien assis devant son écran, et qu’on déploie des lignes où le pathos emmèn­erait vers le fond toutE aven­turièrE qui se serait égaréE là, comme flot­tai­son blême et ravie, un noyé pen­sif par­fois descend… Faire pleur­er et gein­dre est chose facile, et sculpte un statut d’hu­man­iste à deux balles pour celle où celui qui pos­sède l’oignon.

Zehra, et avec elles ses co-détenues, ne revendi­queront jamais le rôle de la vic­time, que voudrait leur faire jouer l’Ubu Reis d’Ankara. A vingt huit ans, elle n’am­bi­tionne pas non plus le rôle d’Antigone, ni celui de K. Elle est certes pris­on­nière d’un château de pier­res aux murs absur­des, mais elle revendique leur absence, du fond de sa liberté.

Aupar­a­vant, je craig­nais que dans l’obscurité absolue des murs bâtis autour de moi, sans con­nais­sance de mes racines, je me sat­is­ferais de la sit­u­a­tion, en me réc­on­ciliant avec la per­sé­cu­tion que je subis, et que je m’enfermerais dans la geôle de mon monde intérieur.
En vérité, il est plus facile de se débar­rass­er de la geôle dans son aspect con­cret que de s’extraire de la geôle de son pro­pre moi. Car il est bien plus facile de con­stru­ire dans ta tête, la per­cep­tion dégoû­tante de cette geôle, qui appa­raît alors devant tes yeux, avec clarté, dans sa nudité. Tu dois être, tout au long de ces 24 heures, dans cette lutte intérieure. Et cette lutte libère tes pen­sées. On y mène sans cesse le com­bat exis­ten­tiel et on apprend à rester droite, debout, tête haute, face à cette volon­té d’anéantissement.
Dans cet endroit où tout est con­tin­uelle­ment lim­ité, où, même un cray­on se trou­ve dif­fi­cile­ment, j’apprendrai peut être à créer de l’existence à par­tir du néant”.

Et, en octo­bre dernier, lorsque les geôliers con­fisquèrent les oeu­vres qu’elle réal­i­sait et fai­sait évad­er une à une, elle essuya sans doute une larme, mais n’en atten­dit de per­son­ne, et surtout pas des faiseurs de drames.
Plusieurs mois sous le fra­cas, dans une ville en siège, avec pour com­pagne l’odeur du sang, apprend à ne pas faire pleur­er sur son sort. Alors, “faux poètes vos mou­choirs de papi­er”, passez votre chemin !

Zehra des­sine, Zehra peint, Zehra écrit. Elle trans­forme un quo­ti­di­en d’en­fer­me­ment col­lec­tif en petits espaces à penser, à dire, à échang­er, à appren­dre. Autant de mots mis sur les maux.
Je réserve 4 heures par jour pour tra­vailler avec une de mes codétenues pour écrire un roman, à par­tir de son his­toire de vie. Je des­sine et peins dès que je peux. Et j’ai aus­si com­mencé à don­ner des cours de dessin à mes amies ici… Elles adorent dessin­er. En quelque sorte, à ma manière, je socialise l’art… Bien­tôt je vais pou­voir leur appren­dre aus­si, com­ment on fait un pinceau avec des plumes d’oiseau, trou­vées dans la cour de prom­e­nade”.

Alors, ces mêmes oiseaux libres ont apportés ici des dessins, des toiles, des com­po­si­tions qui, peu à peu, vont s’ex­pos­er sur des murs blancs, comme des tach­es de sang frais.

Dans ses dessins, ses couleurs jetées sur papi­er jour­nal, à la hâte, se mêlent la réminis­cence du cri d’Ed­vard Munch et le sang du sacre du Print­emps où l’E­tat turc sac­ri­fia un jeune musi­cien, comme on offre le corps du sup­pli­cié au géno­cide. “Non, Kemal Kurkut n’é­tait pas une bombe humaine” titre le jour­nal, qui jau­ni­ra avec le temps. Elle a peint ce que ses yeux n’ont pu voir, même ouverts en grand, du fond de son répit pro­vi­soire, alors qu’elle se cachait en attente de la prison, en ce début d’an­née 2017. Elle l’a sans doute fait en pen­sant à sa détes­ta­tion de la mort, qu’elle vit se décom­pos­er dans Nusay­bin en morceaux. Le jeune homme tient dans ses mains l’eau de la vie, et sa tête sonne comme un vio­lon qui se brise.

Zehra ne put s’empêcher d’ap­pos­er sur le papi­er, comme le ferait une shamane, pour éloign­er la mort en plongeant une pat­te de poulet dans le sang de la car­casse, sa pro­pre main rouge.

A droite, en noir et blanc, les forces de police con­tin­ueront pour l’é­ter­nité à pren­dre la pose, arme en main, pour rap­pel­er la force de l’E­tat. Sur toutes les places de Turquie, les stat­u­aires n’ont jamais fait mieux. Voyez la force du Turc !

C’est Kemal Kurkut qu’on assassine.

Com­bi­en de pho­togra­phies en noir et blanc furent pris­es à Babi Yar ?
Com­bi­en de doigts avait Vic­tor Jara ?

Hors sujet me criera-t-on. Mau­vaise note.

 

 

Ajout du 21 mars 2021

Zehra a été depuis libérée. Cette oeu­vre est désor­mais dans les col­lec­tions du MUCEM à Marseille.

Pour davan­tage d’informations, con­sul­tez le dossier spé­cial Zehra Doğan


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…