Paris, Osnabrück, Göte­borg, Ancône, Cologne, Oslo, Athènes, Mar­seille, Rome, et bien­tôt Vienne… Depuis que les autorités turques ont décidé de lui ren­dre son passe­port, le 4 sep­tem­bre dernier, Aslı Erdoğan n’en finit pas de voy­ager. Comme une revanche sur les longs mois passés à Istan­bul avec l’in­ter­dic­tion de quit­ter le ter­ri­toire, et donc l’im­pos­si­bil­ité de recevoir en mains pro­pres les nom­breux prix qui lui étaient attribués pour ses écrits. Elle en avait fait un argu­ment de sa défense en juin dernier, à la qua­trième audi­ence de son procès : s’il lui était impos­si­ble de se ren­dre fin sep­tem­bre à Osnabrück, en Alle­magne, où devait lui être remis le prix de la paix Erich-Maria-Remar­que, alors son absence par­lerait d’elle-même. Les autorités turques ont-elles pris ses pro­pos au pied de la lettre ?

Dif­fi­cile de savoir ce qui a motivé leur déci­sion, tant les déci­sions de jus­tice dans ce pays sont désor­mais totale­ment imprévis­i­bles et arbi­traires. Tou­jours est-il qu’Aslı a enfin pu quit­ter la Turquie. Et depuis, elle tient absol­u­ment à se ren­dre partout où des récom­pens­es lui ont été décernées. Tout en enchaî­nant invi­ta­tions sur invi­ta­tions, dont celle des Ren­con­tres d’Aver­roès à Mar­seille, le 19 novem­bre dernier.

C’est à Valérie Man­teau, une éditrice et écrivaine française dev­enue au fil du temps une amie de la roman­cière turque, qu’en revient l’ini­tia­tive. De retour d’Is­tan­bul, l’été dernier, elle cherche un moyen de faire pres­sion sur les autorités turques en prévi­sion de la cinquième audi­ence du procès où doit com­para­itre Aslı, le 31 octo­bre. Fin juin, le juge avait en effet levé son inter­dic­tion de quit­ter le ter­ri­toire, mais dans le même temps, le passe­port, lui, restait con­fisqué. Il s’agis­sait donc pour Aslı d’ar­riv­er à l’au­di­ence d’oc­to­bre avec un max­i­mum d’in­vi­ta­tions d’in­sti­tu­tions cul­turelles, qu’elle aurait déclinées faute de pou­voir s’y ren­dre, pour réclamer de manière tou­jours plus argu­men­tée que lui soit ren­du son passe­port. Or Valérie con­nais­sant et le fon­da­teur des Ren­con­tres d’Aver­roès, Thier­ry Fab­re, et le binôme des deux co-direc­tri­ces de l’événe­ment, Fabi­enne Pavia et Nadia Cham­pesme, elle leur soumet l’idée d’in­viter Aslı pour la prochaine édi­tion des Rencontres.

Valen­tine Leÿs, Aslı Erdoğan, Sophie Joubert

De fil en aigu­ille, durant l’été, déci­sion est prise de pro­gram­mer l’in­ter­ven­tion de la roman­cière pour un ate­lier Aver­roès junior sur la lib­erté d’ex­pres­sion, tout en s’or­gan­isant en prévi­sion de son absence. Les Ren­con­tres ayant égale­ment invité le poli­to­logue et écrivain turc Cen­giz Aktar, un ami du jour­nal­iste arménien Hrant Dink et l’au­teur de L’ap­pel au par­don, il était ques­tion de l’as­soci­er à cet ate­lier, avec Valérie, et de prévoir une con­ver­sa­tion en visio-con­férence avec Aslı. Seule­ment le 4 sep­tem­bre, coup de théâtre : la roman­cière est enfin libre de se ren­dre partout où il lui plait d’aller !

Naturelle­ment, Aslı accepte avec plaisir de venir à Mar­seille. Alors pour l’ac­cueil­lir, les Ren­con­tres d’Aver­roès déro­gent à leurs habi­tudes. En principe, en dehors des ate­liers junior, elles ne con­sis­tent qu’en tables ron­des, et sont bien plus poli­tiques que lit­téraires. Mais tout spé­ciale­ment pour Aslı, est ajouté un entre­tien-con­férence lui per­me­t­tant de s’ex­primer seule, en présence d’une jour­nal­iste et d’une inter­prète, et de par­ler avant tout de lit­téra­ture. La con­férence s’é­talera sur près de deux heures. Devant une salle de 700 per­son­nes qua­si pleine. Un suc­cès. Et beau­coup de chaleur humaine pour Aslı, qui se plie ensuite volon­tiers à l’ex­er­ci­ce obligé des sig­na­tures. Mais n’est-elle pas épuisée d’être tant sollicitée ?

Elle l’est. Elle nous l’avouait sans l’avouer, dans la cour de l’hô­tel où nous l’avions retrou­vée, un peu avant son inter­ven­tion. En nous par­lant à la fois de sa fatigue, et de ses dif­fi­cultés à faire face à un plan­ning chargé. D’au­tant que les cinq mois d’emprisonnement et l’in­cer­ti­tude quant à l’is­sue de son procès l’ont pro­fondé­ment mar­quée. Elle souf­fre de stress post-trau­ma­tique. Et nous explique tout sourire, mais vis­i­ble­ment affec­tée, qu’un de ses amis ne lui a pas par­don­né d’avoir oublié un ren­dez-vous : « par­fois, je suis au télé­phone avec quelqu’un, et quand je rac­croche, je ne sais plus avec qui j’é­tais en train de par­ler » con­fesse-t-elle, comme s’il lui fal­lait se jus­ti­fi­er. De fait, trous de mémoire et insom­nies sont aujour­d’hui son lot quo­ti­di­en. Mais ici en Europe, il n’y a pas comme à Istan­bul une amie proche capa­ble de l’aider à gér­er son agen­da de min­istre. Et son nou­veau télé­phone portable high tech, tout comme le recours à une mes­sagerie ultra sécurisée lui per­me­t­tant enfin de lire et envoy­er des cour­riels, n’y peu­vent rien chang­er. Alors, bien­tôt fini le tour d’Eu­rope d’Aslı ?

Aslı Erdoğan

Adar Bozbay, Aslı Erdoğan, Valérie Manteau

« J’imag­ine qu’à un moment, elle se sen­ti­ra oblig­ée d’ar­rêter », com­mente Valérie. Pour l’heure, elle qui a si longtemps fui la célébrité, s’arrange avec. Sans doute se sent-elle oblig­ée d’honor­er les invi­ta­tions qui lui sont faites. Par devoir envers tous ceux et toutes celles qui ont lui man­i­festé leur sou­tien. Par devoir, aus­si, envers tous ceux et toutes celles qui restent emprisonné(e)s dans son pays. Dans quelques jours, elle sera à Rome. Ensuite, ce sera Vienne. Bien plus tard, début jan­vi­er, elle sera de retour à Paris. Etc. « Son agen­da est plein jusqu’en févri­er », m’ex­plique Adar Bozbay, amie stan­bouliote qui achève en ce moment un doc­u­men­taire sur la roman­cière. Or ses proches s’ac­cor­dent à le recon­naître : courir d’une invi­ta­tion à l’autre évite égale­ment à Aslı de trop réfléchir à sa sit­u­a­tion, c’est en quelque sorte une manière d’être prise en charge. Sauf qu’Asli le con­fie volon­tiers. Pour se remet­tre à l’écri­t­ure – qui com­mence sérieuse­ment à lui man­quer – il lui fau­dra se pos­er. Où ? Elle-même ne le sait pas encore. Seules cer­ti­tudes : elle ne retourn­era pas à Istan­bul avant la fin de son procès, et pour l’heure, elle est gra­cieuse­ment accueil­lie à Francfort…

 


Eng­lish: Aslı Erdoğan • Euro­pean Tour to End Soon? Click to read

Rédaction par Kedistan. Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Kerema xwe dema hun nivîsên Kedistanê parve dikin, ji bo rêzgirtina maf û keda nivîskar û wergêr, lînk û navê malperê wek çavkanî diyar bikin. Spas.
Writing by Kedistan. You may use and share Kedistan’s articles and translations, specifying the source and adding a link in order to respect the writer(s) and translator(s) work. Thank you.
Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…