Le 21 novem­bre dernier, soit deux jours après son pas­sage à Mar­seille, Aslı Erdoğan était invitée par le jour­nal ital­ien La Repub­bli­ca à s’ex­primer sur la lib­erté d’ex­pres­sion. A Rome, devant un parterre de jour­nal­istes, elle fit le réc­it de sa recherche de vérité, dans un pays empris­on­nant qui ose l’écrire…


Etre. Humain. La langue anglaise met si facile­ment ces deux mots ensem­ble, pour for­mer l’une des plus étranges de toutes les expres­sions : l’être humain. Nous avons tous, naturelle­ment, l’im­pres­sion d’ap­partenir à cette caté­gorie. Mais aucun de nous ne voudrait être recon­nu unique­ment comme tel. C’est seule­ment dans des con­di­tions extrêmes, en temps de guerre, ou en prison, que nous déclarons “nous sommes des êtres humains”. Les êtres humains font des out­ils, des con­struc­tions, ils organ­isent, ils créent, et ils détru­isent. Avec une main, ils indiquent à l’autre ce qu’ils ont créé ou détru­it. Et c’est ce geste qui les rend douloureuse­ment con­scients de n’être pas seule­ment maîtres, mais aus­si pris­on­niers de ce qu’ils ont créé ou détru­it. Les ani­maux aus­si ont un lan­gage, mais seul le nôtre a des struc­tures com­pliquées qui nous ren­dent capa­bles de racon­ter des his­toires. L’être humain veut racon­ter et enten­dre ses his­toires, mais quand recon­nait-on qu’une his­toire est notre histoire ?

Je pense que l’être humain a com­mencé de racon­ter des his­toires quand il a fini par réalis­er qu’il y avait eu une grande erreur quelque part. Une erreur irréversible. Peut-être était-ce un péché. Ou bien il s’agis­sait juste d’ou­bli­er les plans de l’im­mor­tal­ité. Un ser­pent s’en est emparé, et nous l’avons per­du pour tou­jours. Pour tou­jours. C’é­tait le début. Au com­mence­ment était le verbe, avons-nous déclaré, et avec le verbe le ciel s’est séparé de la terre, le vis­age a per­du son image, et le sang a coulé. Depuis lors, un dieu tue sans cesse un autre dieu en nous. Comme nos mots, nous sommes faits de ce mariage du sang et des images.

Que pour­rais-je vous dire à pro­pos de la lib­erté ? Tout spé­ciale­ment à vous, des jour­nal­istes pro­fes­sion­nels triés sur le volet. En tant qu’écrivaine, je me con­sid­ère comme une chroniqueuse ama­teure. Et ma car­rière qui n’au­ra duré au total que 5 ans, fut en réal­ité un échec total. J’ai été licen­ciée deux fois par le même jour­nal. J’ai plus ou moins per­du le statut et respect que pou­vait me pro­cur­er le fait d’être écrivaine. J’ai con­nu la pau­vreté. J’ai fait l’ob­jet d’un véri­ta­ble lyn­chage social – de fait, une mort sociale, ini­tiée par la presse main­stream. J’ai reçu plusieurs men­aces. Et finale­ment j’ai été arrêtée.

Quelle a pu être cette pomme dans laque­lle j’au­rais mor­du, ou même, que j’au­rais offerte à d’autres, pour finir dans cet exil si réel ? Voilà un siè­cle, le physi­cien Ruther­ford bom­bar­dait de très fines feuilles d’or avec des par­tic­ules lour­des [les par­tic­ules alpha], et il fut sur­pris de voir qu’elles étaient finale­ment réfléchies. “C’é­tait comme tir­er sur une feuille de papi­er avec un canon, et con­stater alors que le tir reve­nait sur vous”, déclarait-il. Il venait de faire par hasard la décou­verte du noy­au de l’atome. Mal­heureuse­ment, nous ne pou­vons pas don­ner aus­si facile­ment un nom à ce qui nous frappe de façon répéti­tive comme un canon, quand nous ne faisons que jeter quelques mots sur des feuilles vides. Je n’ai pas de for­mules, pas de solu­tions, pas de recettes en tant que chroniqueuse novice. Je ne ferai aucune demande ou requête au pou­voir. J’es­saierai sim­ple­ment d’être la voix de l’autre.

Un texte est ou bien un cri, ou bien un juge­ment. J’es­saierai de don­ner voix au silence – le silence ou les cris étouf­fés des vic­times. Un cri est soli­taire, sans foi, sans human­ité, vide comme une note de musique. Mais un cri ne ment jamais. Les mots sont pour moi le seul out­il où les cris, ou peut-être juste leur écho, vibrent et par­fois, rarement, devi­en­nent une mélodie. C’est notre méti­er et la rai­son de notre exis­tence de don­ner un sens aux mots, et des mots au sens. Ce très ancien mys­tère, ce trag­ique dilemme, l’être humain, est notre matériel. L’his­toire de tout le monde appar­tient à tout le monde. Et alors que nous sommes con­damnés à voir notre image dans tout ce que nous regar­dons, notre vis­age devient vis­i­ble quand l’ar­rière plan de la réal­ité est plus complet.

Jamais dans ma vie les mots n’ont eu autant d’é­cho que der­rière les bar­reaux. Quand un ver­rou se ferme sur vous, en fait quand vous êtes enfer­mé comme si vous étiez un ani­mal sauvage – car ils pour­raient vous enfer­mer avec un petit ver­rou mais ils le font avec plusieurs gros ver­rous – vous com­mencez à enten­dre l’é­cho du mot “lib­erté”. La dig­nité acquiert une forme, une troisième dimen­sion, en chair et en os, quand ils vous cri­ent dessus “vous devez enlever votre pan­talon” alors que vous entrez dans la prison. Avec un autre mot, si démodé, si cliché, la “sol­i­dar­ité”, vous pou­vez sur­vivre à la douleur, au froid, aux mal­adies, aux humil­i­a­tions. En vous accrochant à un mot, vous vous relevez, et en vous accrochant à un autre, vous restez debout.

La lib­erté est un mot qui ne peut jamais être réduit au silence. J’ai écrit dans ma cel­lule sur un bout de papi­er et je l’ai passé en fraude vers l’ex­térieur. C’é­tait un Lun­di. Mes amis chan­taient des chan­sons de prison et je les entendais der­rière les murs. Je les entendais ou peut-être je les imag­i­nais chan­tant. Plus tard j’ai appris que de fait ils chan­taient tous les Lun­di, les chan­sons étaient là, mais je n’avais pas la pos­si­bil­ité de les entendre.

Je suis allée en prison parce que je ne pou­vais pas rester trop longtemps sourde et muette à l’ap­pel de cette expres­sion impos­si­ble, appar­tenant peut-être à un passé loin­tain, ou peut-être à l’avenir : l’ ”être humain”. J’ai été mise dans une cel­lule juste pour avoir écrit sur les atroc­ités com­mis­es dans une petite ville kurde qui a pour nom Cizre. J’é­tais et je suis tou­jours en procès avec la men­ace de prison à vie, parce que j’ai rassem­blé les derniers mes­sages, les dernières voix, les derniers cris de cent cinquante per­son­nes enter­rées vivantes dans des sous-sols, en essayant de les trans­former en lit­téra­ture, dans les colonnes d’un jour­nal. Peut-être ceux qui ont lu mes arti­cles ont-ils eu des dif­fi­cultés à com­pren­dre pourquoi et com­ment des textes si human­istes pou­vaient être con­sid­érés comme une men­ace pour le sys­tème. Je pense que ce genre de textes ne fait pas, ne peut pas faire de com­pro­mis. Si vous décidez d’écrire sur des mas­sacres, des tor­tures, des camps de con­cen­tra­tion, de quit­ter la sécu­rité du poste d’ob­ser­va­teur pour essay­er de dire l’indi­ci­ble, vous fran­chissez un point de non retour. Dans ce “no man’s land” il n’y a pas d’hypocrisie ou de men­songes pour panser les plaies, il n’y a même pas de ten­dresse ou de pitié, ni pour ceux qui écrivent, ni pour ceux qui lisent. Mais cette absence de com­pro­mis fait par­tie de la lit­téra­ture elle-même, elle n’est pas en moi, en tant que per­son­ne, elle est dans les mots.

La lit­téra­ture, telle un miroir, est brisée par le temps, mais cer­tains d’en­tre nous con­tin­u­ent de tâton­ner dans les éclats de verre, vagabon­dant sous le rêve d’un miroir, qui peut-être s’est depuis longtemps trans­for­mé en sable, pour un grain de vérité que seule une main ensanglan­tée peut saisir. Mais le mir­a­cle des mots est éter­nel. Cela tient au fait qu’ils restent tou­jours par­tiels, dépen­dant tou­jours de ce qui est dit dans la phrase d’après.

Je dois vous rap­pel­er, et me rap­pel­er égale­ment, que mon his­toire en tant qu’écrivaine et jour­nal­iste est une his­toire très banale, dans un pays qui empris­onne 150, voire 180 jour­nal­istes. En l’e­space d’un siè­cle, la Turquie a incar­céré plus de 170 de ses plus grands auteurs et poètes. Et si vous y ajoutez les uni­ver­si­taires, les édi­teurs, les artistes, les jour­nal­istes, ce sont alors des mil­liers de per­son­nes qui ont rejoint les pris­ons – un record mon­di­al. Chaque fois que les dirigeants ont voulu affich­er leur puis­sance, les jour­nal­istes ont tou­jours été la pre­mière cible. Et plus de 100 jour­nal­istes ont été assas­s­inés dans l’his­toire de la république turque, en majorité des Kur­des, et ensuite des Arméniens.

Je voudrais évo­quer deux per­son­nes, avec beau­coup de respect, de douleur et de con­ster­na­tion. Hrant Dink, un jour­nal­iste arménien, qui dirigeait le jour­nal Agos, et un de mes amis de longue date, qui a été assas­s­iné en 2007. Et l’en­quête sur son meurtre se pour­suit depuis dix ans sans avoir abouti. Puis Musa Anter, un intel­lectuel kurde, un chroniqueur qui était âgé de soix­ante dix ans lorsqu’il a été tué par balles dans les années 1990. Et je suis très fière que le jour­nal Özgür Gün­dem m’ait con­fié ses chroniques. Ce petit jour­nal a comp­té pas moins de 76 vic­times dans ses 25 années d’ex­is­tence. Trente de ses jour­nal­istes et chroniqueurs ont été assas­s­inés. Les quar­ante six autres per­son­nes étaient des reporters, des employés et des distributeurs.

La liste est en réal­ité très longue, si vous regardez partout à tra­vers le monde, de Char­lie Heb­do à Anna Politkovskaïa, et il n’y a aucun pays qui soit “pro­pre” de ce point de vue. Et il y a une autre per­son­ne dont je voudrais par­ler. Parce qu’il a été tué en Turquie, à la même époque que l’at­ten­tat con­tre Char­lie Heb­do. Il s’ag­it de Naji Jerf, qui était le directeur d’une revue en Syrie, s’é­tait enfui en Turquie et a été assas­s­iné très prob­a­ble­ment par Daech. De fait en Turquie, dans les années 1970, être un jour­nal­iste impor­tant sig­nifi­ait être empris­on­né ou tué, et très sou­vent les deux.

Je voudrais ter­min­er avec une petite his­toire. Lors de mon deux­ième mois en prison, un mag­a­zine pour lequel j’avais l’habi­tude d’écrire, FIL, qui veut dire éléphant, avait pré­paré un numéro spé­cial sur moi, mon tra­vail lit­téraire, mon tra­vail jour­nal­is­tique, mon empris­on­nement. Un des reporters alla à Cizre, cette petite ville sur laque­lle j’avais écrit, qui a presque été effacée de la carte, com­plète­ment en ruines. Et il deman­da aux gens dans la rue ce qu’ils pen­saient de l’ar­resta­tion d’Aslı Erdoğan. Ces gens avaient déjà per­du presque tout. Leurs maisons. Leurs rues. Leurs sou­venirs. Leurs enfants étaient morts. Une mère avait gardé le corps de son bébé pen­dant dix jours au con­géla­teur, car elle n’é­tait pas autorisée à sor­tir pour aller l’en­ter­rer. Et le corps d’une femme de 70 ans était resté pen­dant une semaine dans la rue, en rai­son du cou­vre-feu. Ces gens de Cizre ont dit qu’ils n’avaient aucune chance de lire mes arti­cles. Mais ils ont demandé au reporter : “s’il vous plait, dites lui que même si le monde entier l’ou­blie, nous ne l’ou­blierons jamais.” C’est un des rares moments, des très rares moments dans ma vie, où j’ai pleuré avec grat­i­tude. Chaque chose, tout acquérait un sens et de fait un but. Rien, même pas ma pro­pre vie, n’é­tait gaspillé. C’est la vie qui nous donne le sens, dit une très vieille chan­son brésilienne.

Je vais finir avec une cita­tion très con­nue. “Si vous ne con­nais­sez pas le pou­voir des mots, alors vous ne con­nais­sez pas la gloire de l’hu­main”. Mer­ci de m’avoir invitée et de m’avoir écoutée, et pour toute la sol­i­dar­ité que vous m’avez témoignée à tra­vers mes épreuves. Com­ment pour­rai-je vous dire mer­ci pour ma liberté…

Aslı Erdoğan

Ce texte est la retranscription et traduction de l’enregistrement vidéo diffusé par le journal La Repubblica le 21 novembre.
Vidéo en anglais, sous titré en italien.

Anne Rochelle



Aslı Erdoğan: “Lib­er­tad es un tér­mi­no que no puede quedar abo­ca­do al silen­cio” Haga clic para leer

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