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Voici la lettre n°40 que je viens d’envoyer à Zehra. C’est un billet qui, pour ne pas être censuré, a bien sûr été écrit en turc, et ne peut contenir non plus des termes qui pourraient “heurter” les yeux d’un censeur.
La raison de sa publication ici également tient au fait que nous craignons une censure accrue à l’encontre de Zehra, le soutien international se faisant plus important. Ce qui, plus que jamais, doit nous inciter à lui écrire, bien sûr, et à porter au grand jour les preuves de nos envois…
22.11.2017
Ma Zehra,
J’ai appris hier, que certains de tes dessins ont été confisqués en octobre. Ne sois pas triste. Ce qui est le plus précieux dans ton travail, est en réalité la partie où tu réfléchis, conçois, inventes des techniques pour contourner les difficultés.
Même si on t’enlève tes œuvres, tout cela t’appartiendra pour toujours. Ton crayon, ton pinceau, tes traits, tes couleurs, tes compositions, tes techniques évoluent Zehra… Ils mûrissent de plus en plus. L’Art, n’est pas figé, au contraire, il change, il évolue, il se transforme, tout comme la Vie.
Regarde le travail des artistes, tout au long de leur vie. La plupart passent par des périodes. Des œuvres de chaque période en découlent une créativité se ressourçant à différentes recherches et techniques. Chaque œuvre se bâtit comme un pont vers une autre et elles entrouvrent parfois les portes d’une nouvelles période. Rien ne se perd. Tu connais le principe de chimie : “Rien ne disparait, tout se transforme”.
Certains artistes ne choisissent-ils/elles pas l’ ”éphémère” comme mode d’expression ? Sculpter la glace, dessiner sur le sable, lâcher des ballons dans le ciel, ou encore laisser les compositions s’évanouir sous le vent… C’est peut être une façon de défier le temps. D’ailleurs, dans l’art éphémère, le caractère temporaire n’est-il pas une partie intégrante de l’œuvre ?
Hier soir, j’ai trouvé la consolation, en interprétant ta période artistique actuelle, comme une “performance de longue haleine”…
Continues à tenir ton crayon et chercher ton rouge. Les œuvres de courte vie, peuvent elles aussi, s’inscrire dans l’histoire, telles des maillons d’un enchainement de performances de longue haleine. Surtout si elles ont cette force saisissante, comme les tiennes. A l’extérieur et à l’intérieur, la vie ruisselle. Que tes couleurs continuent elles aussi, à inonder.
Sais-tu que ton jaune curcuma est arrivé dans notre jardin et s’y est installé ? Il n’arrive que seulement tous les cinq, six ans. Une grande partie des feuilles restent suspendues sur les arbres, quand le début de l’hiver est épargné du vent… Cette année, c’est le cas. La promenade dans la forêt, lors de ces automnes curcuma, est féérique. Surtout si le soleil montre une dernière fois, son minois éclatant, comme pour dire au revoir. Ses rayons traversent alors les branches parsemées de jaune en coups de pinceaux, en une explosion de lumière dorée et ardente, comme si le soleil se levait dans les arbres mêmes.
Cette année les arbres, attendent, tous bras ouverts vers le ciel, feuilles curcuma frémissantes. Le sol s’est aussi revêtu d’un tapis blond. Mais ce matin, le soleil a manqué son rendez-vous, et nous n’avons pas encore pu croiser cet astre flamboyant. Je voudrais le capturer pour toi. Regarde, cette “période”, elle aussi est “éphémère”. Car si le soleil ne se montre pas aimable, dans quelques jours les arbres revêtiront la terre de toutes leurs feuilles.
La vigne vierge qui tapisse le mur du jardin, étreint encore un essaim de feuilles rouges dans son cœur. Mais dans ses hauteurs, les branches qui tombent comme une chute d’eau, sont déjà déshabillées. Une tristesse fraiche s’étend petit à petit partout. Les derniers recoins de cache-cache des chats sont sur le point d’être dévoilés. Le jardin a commencé à prendre sa silhouette hivernale.
Nous n’avons pas encore balayé les feuilles qui tapissent le sol. Nous attendons pour que les vers de terre et insectes se régalent et rendent la terre fertile. Il n’y a pas urgence. Devant nous, il y a tout l’hiver. Et cela aussi, est une sorte de performance de longue haleine…
Ensuite, de l’herbe au lierre, de la tourterelle à la fourmis, tous les êtres renaîtront pour une nouvelle “période” ornée de couleurs libres…
Dans la nostalgie de ces beaux jours, je t’embrasse.
Naz
La forêt du novembre
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