L’ex­péri­ence kurde du munic­i­pal­isme rad­i­cal nous oblige à repenser la ques­tion de la vio­lence éta­tique et à imag­in­er com­ment de nou­veaux mon­des peu­vent être créés et défendus.

Arti­cle de Nazan Üstün­dağ, pub­lié dans ROAR Mag­a­zine Numéro 6, illus­tré par David Ist­van.

Ces dernières années, à la suite de l’ef­fon­drement du proces­sus de paix entre l’É­tat turc et le mou­ve­ment de libéra­tion kurde, la lutte pour l’au­tonomie dans les villes et vil­lages du nord du Kur­dis­tan, appelé Bakur, a con­nu un change­ment sig­ni­fi­catif, pas­sant d’une réor­gan­i­sa­tion non-vio­lente de la vie sociale et poli­tique à un mou­ve­ment mil­i­tant d’autodéfense.

La déc­la­ra­tion de cou­vre-feu 24 heures sur 24 à l’été 2016 a lais­sé de nom­breuses villes kur­des, de fac­to, dans un état de siège par l’ar­mée, ce qui a ouvert la voie à une guerre urbaine. Les jeunes locaux.les ont creusé des tranchées et con­stru­it des bar­ri­cades pour pro­téger leurs quartiers et leurs ini­tia­tives démoc­ra­tiques autonomes con­tre les raids de la police. Alors que les guérillero.as qui étaient resté.es jusqu’alors dans les mon­tagnes venaient soutenir la jeunesse, les forces spé­ciales turques ont mis à feu et à sang villes et vil­lages, en ras­ant des quartiers entiers. Selon un rap­port de l’ONU, au moins 2000 per­son­nes sont mortes au cours de ces affrontements.

La dévas­ta­tion de la guerre n’é­tait cepen­dant pas seule­ment matérielle. Le fait que les forces spé­ciales turques aient brûlé vif des civils, dénudé des per­son­nes, empêché l’en­ter­re­ment des corps des per­son­nes tuées, et que des images de cadavres mutilés et de mem­bres coupés aient été large­ment dif­fusées via les réseaux soci­aux pour célébr­er leur vic­toire, a mar­qué durable­ment le peu­ple kurde. Aujour­d’hui, l’ex­péri­ence de l’au­tonomie démoc­ra­tique dans le Kur­dis­tan urbain a pris fin, des mil­liers de per­son­nes sont empris­on­nées, des organ­i­sa­tions fer­ment leurs portes, des élu.es sont démis.es de leurs fonc­tions et des villes et des vil­lages sont occupés par des forces de sécu­rité lour­de­ment armées.

Illustration : David Istvan

Illus­tra­tion : David Ist­van

DE L’ANTICOLONIALISME À L’AUTONOMIE DÉMOCRATIQUE

L’idée d’au­tonomie démoc­ra­tique s’est dévelop­pée au Kur­dis­tan à la fin des années 2000, dans le cadre d’une lutte armée con­tre l’oc­cu­pa­tion et la coloni­sa­tion turques. Dans son livre Les damnés de la Terre, Frantz Fanon affirme que la coloni­sa­tion est une vio­lence. La car­ac­téris­tique déter­mi­nante d’un régime colo­nial est que sa vio­lence détru­it la nature, les gens et la cul­ture sans jamais avoir besoin d’obtenir un con­sen­te­ment. De nom­breux régimes juridiques libéraux occi­den­taux ont été for­més dans le cadre de la coloni­sa­tion. Ces régimes pro­tè­gent le mono­pole de l’É­tat sur la vio­lence con­tre les com­mu­nautés colonisées, ain­si que le droit de l’É­tat d’ex­ercer la vio­lence con­tre les “autres”. En faisant allu­sion à la men­ace que représente “l’autre” pour recourir à la vio­lence afin de se défendre, le droit libéral trans­forme ce poten­tiel dan­ger en une urgente ques­tion de sécu­rité et, par con­séquent, il légitime et légalise ain­si sa pro­pre vio­lence organisée.

Seul dis­cours pour les opprimés recon­nu inter­na­tionale­ment, les reven­di­ca­tions de vio­la­tions des droits de l’homme sont à leur tour acca­blées par la néces­sité de prou­ver que l’É­tat a trans­gressé son usage légal et légitime de la vio­lence qu’il monop­o­lise. De plus, afin de main­tenir leur légitim­ité, les insti­tu­tions des droits de l’homme sont oblig­ées de con­damn­er sans con­teste la vio­lence util­isée par des acteurs autres que l’É­tat et de con­tribuer ain­si à la nor­mal­i­sa­tion du mono­pole de l’É­tat sur la vio­lence. Fanon invite celleux qui lut­tent con­tre la coloni­sa­tion à créer un monde dif­férent de celui des insti­tuts juridiques libéraux occidentaux.

Les écrivains post­colo­ni­aux qui suiv­ent les traces de Fanon cri­tiquent les États-nations qui ont émergé après les luttes anti-colo­niales. Ils soulig­nent que le nation­al­isme a créé une nou­velle hégé­monie dans ces États, en trans­férant le pou­voir des élites colo­niales vers les élites nationales, et en agis­sant comme un moyen par lequel les peu­ples colonisés entrent dans l’é­tape du cap­i­tal­isme mon­di­al en tant que tra­vailleurs et cap­i­tal­istes. Dans ce proces­sus, les paysans et paysannes, les femmes en général et les pau­vres — qui ont par­ticipé active­ment à la lutte anti-colo­niale — sont ren­voyés chez elleux, et les moyens de gou­vern­er, de pro­duire, de se repro­duire et de se défendre leur sont con­fisqués par le nou­v­el appareil d’É­tat indépen­dant. Ils sont ensuite trans­for­més en sujets citoyens capa­bles d’opér­er et de se soumet­tre au con­texte social, économique et juridique façon­né par une réal­ité cap­i­tal­iste globale.

Au Kur­dis­tan, l’idée d’au­tonomie démoc­ra­tique est apparue comme une réponse à cette expéri­ence colo­niale et post­colo­niale. Le mou­ve­ment de libéra­tion kurde peut être com­pris comme un mou­ve­ment qui cherche à récupér­er les moyens de l’au­to­gou­ver­nance, de l’au­to­pro­duc­tion, de l’au­tocréa­tion et de l’au­todéfense auprès de l’É­tat turc et des élites dirigeantes du Kur­dis­tan. L’au­tonomie démoc­ra­tique invite à trans­gress­er les rap­ports soci­aux et les loy­autés qui lui sont imposées depuis longtemps. Elle promeut des espaces où les formes de représen­ta­tion et d’ap­par­te­nance peu­vent se mul­ti­pli­er pour résis­ter à l’ef­fet d’ho­mogénéi­sa­tion de l’É­tat-nation, de la famille nucléaire, du cap­i­tal et de la sci­ence positiviste.

L’au­tonomie n’est pas un tour­nant vers l’in­térieur, ni une indépen­dance vis-à-vis des rela­tions extérieures. Au con­traire : l’au­tonomie implique un engage­ment à plusieurs niveaux de con­ver­sa­tion, de négo­ci­a­tion et d’échange. Elle sug­gère l’hor­i­zon­tal­ité au lieu de la ver­ti­cal­ité insti­tuée par l’É­tat-nation et le cap­i­tal. Alors que le cap­i­tal cherche à sécuris­er les découpages géo­graphiques pour max­imiser l’ac­cu­mu­la­tion, que le sys­tème éta­tique cherche à homogénéis­er les iden­tités sociales, et tan­dis que le sys­tème juridique mod­erne cherche à monop­o­lis­er la loi et l’usage légitime de la force, l’au­tonomie démoc­ra­tique ouvre ces élé­ments à un avenir d’indéter­mi­na­tion et de possibilités.

Pour le mou­ve­ment de libéra­tion kurde et son dirigeant, Abdul­lah Öcalan, l’au­tonomie démoc­ra­tique est donc une forme poli­tique dans laque­lle les Kur­des, les Turcs et d’autres peu­ples du Moyen-Ori­ent peu­vent aspir­er à l’au­tonomi­sa­tion et à la libéra­tion, et lut­ter con­tre le nation­al­isme, le patri­ar­cat et le cap­i­tal­isme sans avoir recours à la forme de l’É­tat. En tant que tel, le mou­ve­ment sou­tient que la recherche de l’au­tonomie démoc­ra­tique peut être un moyen de rétablir la paix dans la région au sens large.

L’AUTONOMIE ET LE PROCESSUS DE PAIX

Les spé­cial­istes des sci­ences sociales se deman­dent depuis longtemps pourquoi les sociétés post-con­flit — de l’Ir­lande à l’Afrique du Sud — sont sou­vent con­fron­tées à la perte d’au­tonomie des forces sociales éman­ci­patri­ces. Certain.es pensent que c’est le résul­tat du fait que les régimes nationaux et les proces­sus de paix ont sou­vent été for­mulés par des acteur.rices cap­i­tal­istes mon­di­aux dont le but pre­mier est de garan­tir l’ac­cu­mu­la­tion du cap­i­tal, de con­solid­er l’É­tat-nation et d’in­valid­er les idéolo­gies alter­na­tives au néolibéralisme.

Après avoir tiré les leçons des expéri­ences néga­tives du passé, les retar­dataires du proces­sus de réso­lu­tion des con­flits, comme le PKK et les FARC, sou­ti­en­nent donc que le proces­sus de paix doit être con­sid­éré comme une lutte sociale et poli­tique plus qu’une entre­prise diplo­ma­tique — comme un moyen plutôt que comme une fin en soi. La société doit exercer son autodéfense et accroître sa capac­ité de lib­erté pen­dant le proces­sus de paix. En d’autres ter­mes, les espaces qui s’ou­vrent lors des négo­ci­a­tions de paix et des luttes pour la paix doivent être exploités comme des espaces d’ex­er­ci­ce de la lib­erté ici et main­tenant. Seule une société qui peut se défendre et se gou­vern­er seule peut par­venir à la paix sans per­dre son poten­tiel de trans­for­ma­tion sociale rad­i­cale et sa capac­ité à con­stru­ire des mon­des alternatifs.

bakur

Pho­to : Uygar Önder Şimşek / MOKU

C’est pourquoi le mou­ve­ment de libéra­tion kurde en Turquie a créé divers­es insti­tu­tions locales, nationales et inter­na­tionales, réu­ni dif­férentes sec­tions de l’opin­ion publique kurde et turque, et for­mé de nou­velles alliances au cours du proces­sus de paix. Il visait à élargir l’e­space de négo­ci­a­tion en inté­grant de nou­veaux acteurs dans le proces­sus grâce aux nom­breuses con­férences qu’il a tenues et aux trois par­tis poli­tiques qu’il a créés. Pen­dant ce temps, Abdul­lah Öcalan, en tant que négo­ci­a­teur clé des Kur­des, se ser­vait de la “table de négo­ci­a­tion” comme d’une plate-forme afin de for­muler un cadre juridique pour la lutte de libération.

Le gou­verne­ment turc avait cepen­dant d’autres attentes à l’é­gard du proces­sus de paix. Il visait à accroître son pou­voir région­al en se déclarant le représen­tant des Kur­des et des Turcs. Son objec­tif était de priv­er le mou­ve­ment kurde de ses capac­ités dis­cur­sives, représen­ta­tives et opéra­tionnelles. Il espérait obtenir des ter­ri­toires kur­des pour y inve­stir des cap­i­taux, et con­solid­er le pou­voir de l’É­tat en pro­mou­vant une iden­tité islamique col­lec­tive qui réu­nisse les divers­es tra­jec­toires his­toriques des Kur­des et des Turcs. En 2015, deux ans après son début, le gou­verne­ment turc a renon­cé au proces­sus de paix et a recou­ru une fois de plus aux moyens mil­i­taires pour régler la “ques­tion kurde” — une déci­sion qui sem­ble avoir été motivée au moins en par­tie par le fait que les groupes kur­des ont été beau­coup plus effi­caces sur le fait d’u­tilis­er le proces­sus de paix comme un moyen de s’adress­er aux dif­férents groupes d’op­po­si­tion à l’in­térieur de la Turquie, et de les réu­nir con­tre les poli­tiques du gou­verne­ment AKP d’Erdogan.

DU MODÈLE AU MOUVEMENT

Si Öcalan a intro­duit le con­cept d’au­tonomie démoc­ra­tique dans le vocab­u­laire et le dis­cours du mou­ve­ment de libéra­tion kurde au début des années 2000, il n’est devenu un sujet de débat, de cri­tique et d’élab­o­ra­tion pour un pub­lic plus large que les cadres du mou­ve­ment qu’après le lance­ment d’une réu­nion clé à Diyarbakir en 2010, lorsque les militant.es kur­des ont invité des jour­nal­istes et intel­lectuels turcs à éval­uer la solu­tion qu’ils pro­po­saient à la ques­tion kurde. Ils y ont présen­té leurs idées sur l’au­tonomie démoc­ra­tique et se sont heurtés à une vive oppo­si­tion, non pas parce que les jour­nal­istes et les intel­lectuels invités étaient hos­tiles à la recon­nais­sance de l’i­den­tité kurde, mais parce qu’ils jugeaient cette propo­si­tion tout à fait irréaliste.

Hormis une réforme de la Con­sti­tu­tion qui exclu­rait toute référence à l’eth­nic­ité, la propo­si­tion défendue par les Kur­des n’avait pas grand-chose à dire sur la restruc­tura­tion de l’É­tat turc et la cor­rec­tion des torts du passé. Il s’agis­sait plutôt d’un mod­èle élaboré d’au­to­gou­ver­nance et de partage du pou­voir où des références telles que “par­lements pop­u­laires”, “com­munes”, “paysan.nes” et “femmes” illus­traient le désir de con­stru­ire une démoc­ra­tie rad­i­cale dans les domaines poli­tique et économique ain­si que dans les domaines de la san­té, de l’é­d­u­ca­tion, et dans d’autres domaines.

Pour les intel­lectuels turcs, qui à l’époque étaient forte­ment soumis au fan­tasme de la démoc­ra­tie libérale et de l’É­tat de droit, la propo­si­tion sem­blait détourn­er l’at­ten­tion des “véri­ta­bles enjeux”, mais quelques années plus tard, ce qui était autre­fois con­sid­éré comme irréal­iste était déjà mis en pra­tique dans de nom­breuses villes et vil­lages du Kur­dis­tan. De plus, et quelque peu ironique­ment, les désirs qui ont inspiré les protes­ta­tions de Gezi de 2013, quand un mil­lion de per­son­nes ont pris les rues d’Is­tan­bul et d’autres villes à tra­vers la Turquie, avaient une affinité indé­ni­able avec les reven­di­ca­tions d’au­tonomie démoc­ra­tique for­mulées par l’op­po­si­tion kurde.

L’au­tonomie démoc­ra­tique dans les villes kur­des passe avant tout par la créa­tion d’assem­blées au niveau local et région­al. Les assem­blées rési­den­tielles dans les quartiers, les villes et les vil­lages pren­nent des déci­sions con­cer­nant l’in­fra­struc­ture et d’autres ques­tions sociales impor­tantes. Lors des élec­tions locales de 2009, l’op­po­si­tion kurde a gag­né 97 munic­i­pal­ités et a porté ce nom­bre à 99 en 2014. Or, ces nou­velles autorités munic­i­pales ont dû répon­dre aux deman­des des assem­blées pop­u­laires offi­cieuses, en lim­i­tant leur pro­pre capac­ité déci­sion­nelle et en déléguant le pou­voir des élites et des professionnel.les instruit.es de la classe moyenne à des per­son­nes et des travailleur.ses ordi­naires. Out­re les assem­blées pop­u­laires générales, il y avait aus­si des assem­blées thé­ma­tiques sur la san­té, la jus­tice, l’é­conomie et l’é­d­u­ca­tion qui visaient à démoc­ra­tis­er la poli­tique sociale et la gou­ver­nance locale.

Alors que l’assem­blée sur l’é­conomie encour­age la for­ma­tion de coopéra­tives et s’en­trete­nait autant avec des hommes et femmes d’af­faires, des organ­i­sa­tions com­mer­ciales et des entre­pre­neurs, qu’avec les pau­vres et les chômeur.ses, les assem­blées sur la san­té publique four­nissent des ser­vices gra­tu­its et for­ment des travailleur.ses de la san­té. Des académies se sont ouvertes dans tout le Kur­dis­tan pour don­ner une for­ma­tion idéologique et pra­tique à celleux qui par­ticipent à la con­struc­tion de l’au­tonomie démoc­ra­tique, tan­dis que les assem­blées de vérité et de jus­tice visent à résoudre les con­flits locaux pour faire en sorte que les Kur­des cessent d’u­tilis­er les insti­tu­tions juridiques offi­cielles et pour pro­mou­voir la dif­fu­sion et la démoc­ra­ti­sa­tion de la jus­tice communautaire.

Une autre car­ac­téris­tique impor­tante de l’ex­péri­ence d’au­tonomie démoc­ra­tique au Kur­dis­tan a été sa forte com­posante fémin­iste. Le mou­ve­ment des femmes kur­des a for­mé des assem­blées exclu­sive­ment féminines dans les villes, et les femmes ont le droit de s’op­pos­er aux déci­sions con­cer­nant les femmes pris­es dans des col­lec­tifs mixtes. En out­re, toutes les assem­blées et toutes les insti­tu­tions offi­cielles — y com­pris la munic­i­pal­ité elle-même — comp­taient une femme et un homme comme coprésident.es. Dans de nom­breuses assem­blées mixtes, le mou­ve­ment a atteint l’ob­jec­tif d’une représen­ta­tion égale des femmes et des hommes.

L’é­cole élé­men­taire d’Idil détru­ite, util­isé comme base par les jeunes combattant.e.s.

PROGRÈS ET DÉFIS

Entre 2009 et 2015, dif­férentes insti­tu­tions et organ­i­sa­tions locales, régionales et nationales — y com­pris des assem­blées, des par­tis et des con­grès — ont con­tin­ué de se dis­sémin­er dans tout le Kur­dis­tan. Les Kur­des pos­sé­daient déjà une vaste expéri­ence de la mise au point de nou­veaux mod­èles d’au­to­gou­ver­nance, puisqu’illes avaient mis sur pied divers­es organ­i­sa­tions au cours des années 1990 et 2000 pour doc­u­menter les vio­la­tions des droits de l’homme dans les régions kur­des — notam­ment les déplace­ments for­cés, les dis­pari­tions et les exé­cu­tions extra­ju­di­ci­aires — et pour aider les villageois.es qui étaient venu.es dans les cen­tres urbains à la suite de l’é­vac­u­a­tion et la destruc­tion de leurs vil­lages par le gou­verne­ment. Les nou­velles formes d’au­tonomie démoc­ra­tique se sont con­stru­ites à par­tir de ces expéri­ences passées et ont été rapi­de­ment mis­es en place.

La force de l’ex­péri­ence de l’au­tonomie démoc­ra­tique au Kur­dis­tan est venue du con­flit plutôt que de l’har­monie. La démoc­ra­tie a été réal­isée par l’en­tre­coupe­ment des com­pé­tences et l’ef­face­ment des sou­verainetés. C’est pré­cisé­ment la mobil­ité sociale et les con­flits entre acteur.rices locaux.les engen­drés par la créa­tion de divers­es assem­blées, con­grès, par­tis et insti­tu­tions qui ont amené de plus en plus de per­son­nes à s’en­gager dans des proces­sus locaux de déci­sion et de mise en œuvre. Toute­fois, la con­struc­tion et la mise en place de l’au­tonomie démoc­ra­tique au Bakur ont aus­si posé d’im­por­tants problèmes.

Pre­mière­ment, le mod­èle avait été préal­able­ment défi­ni de manière assez détail­lée, d’abord par Öcalan, puis par le PKK en général, ce qui lui a per­mis de devenir un moyen d’ingénierie sociale. Deux­ième­ment, la langue de l’au­tonomie démoc­ra­tique était étrangère à la plu­part des gens, et en con­séquence elle a pro­duit des élites du mou­ve­ment qui étaient des expert.es de la langue, au détri­ment des autres, à qui elles impo­saient un vocab­u­laire alié­nant. Troisième­ment, l’au­tonomie a sou­vent été inter­prétée comme une autonomie nationale et com­prise comme la presta­tion de ser­vices par le mou­ve­ment kurde plutôt que par l’É­tat, sans pour autant remet­tre en cause la rela­tion plus large de “presta­tion de ser­vices” dans le cap­i­tal­isme, l’é­tatisme et le patri­ar­cat. Enfin, cer­taines caté­gories de la pop­u­la­tion, en par­ti­c­uli­er les jeunes défavorisé.es, ne peu­vent pas s’in­té­gr­er avec suc­cès dans les insti­tu­tions de l’au­tonomie démoc­ra­tique et restent isolé.es dans leurs pro­pres organisations.

Toute­fois, cette péri­ode fut aus­si celle où les Kur­des dévelop­pèrent leur réper­toire d’ac­tions d’op­po­si­tion. Avec, notam­ment, l’émer­gence d’un gou­verne­ment autonome dans le con­texte de la guerre con­tre Daech au Roja­va (nord de la Syrie), qui a énor­mé­ment influ­encé la lutte à Bakur. Au Roja­va, le mou­ve­ment de libréa­tion kurde a acquis une recon­nais­sance uni­verselle grâce à la lutte armée, et les jeunes Kur­des y ont appris et dif­fusé les tac­tiques et straté­gies de la guerre urbaine.

En out­re, le proces­sus de paix et le cessez-le-feu entre l’ar­mée turque et les forces kur­des ont per­mis à dif­férentes per­son­nes de vis­iter et de con­sul­ter les guéril­las au quarti­er général du PKK dans les mon­tagnes du Qandil, au nord de l’I­rak. Surtout, la vis­i­bil­ité et la légitim­ité que les combattant.es de la lib­erté ont acquis­es au cours du proces­sus de paix ont fer­me­ment ancré la lutte dans l’imag­i­na­tion des Kur­des ordi­naires. Con­traire­ment à la claus­tro­pho­bie des espaces urbains façon­nés par le colo­nial­isme, le cap­i­tal­isme et la famille patri­ar­cale, ain­si qu’aux con­flits quo­ti­di­ens que la for­ma­tion de l’au­tonomie démoc­ra­tique impli­quait inévitable­ment, la guéril­la représen­tait une fuite de la famille et du tra­vail, et une intim­ité avec la nature, l’ami­tié et la force. C’é­tait par­ti­c­ulière­ment vrai pour les jeunes citadins.e. Dans la mesure où illes se sont sen­tis exclu.es des insti­tu­tions poli­tiques formelles et des espaces d’au­tonomie démoc­ra­tique, illes ont pop­u­lar­isé de nou­velles pra­tiques au sein des villes, qui imi­taient la guéril­la et trans­for­maient les espaces urbains en espaces de libéra­tion, ici et main­tenant, par le biais de la résis­tance armée. Com­mençant par des unités d’au­todéfense dans les quartiers lut­tant con­tre le traf­ic de drogue, la pros­ti­tu­tion et le vol, ces escouades armées se sont de plus en plus trans­for­mées en guéril­las urbaines pro­tégeant les quartiers de la violence.

Enfin, la rela­tion des pop­u­la­tions avec les zones rurales a subi un change­ment majeur au cours de cette péri­ode. Alors que, dans la péri­ode précé­dente, les rela­tions des pop­u­la­tions avec les zones rurales avaient été dérac­inées par l’ex­péri­ence de la vio­lence éta­tique et des déplace­ments for­cés, les acteur.rices urbain.es ont lente­ment com­mencé à se rat­tach­er aux vil­lages et aux mon­tagnes. Enfants, femmes, hommes, mem­bres du par­ti et non-mem­bres, instruit.es et non scolarisé.es, jeunes et per­son­nes âgées ont par­cou­ru de longues routes vers la cam­pagne, résis­tant aux forces de sécu­rité et risquant leur vie ensem­ble, s’en­gageant dans de mul­ti­ples négo­ci­a­tions et con­ver­sa­tions hor­i­zon­tales entre elleux, avec la guéril­la ain­si qu’avec les forces de sécurité.

GUERRE URBAINE

Dans les villes kur­des, les jeunes et la police s’af­fron­tent sou­vent, les premier.es util­isant des pier­res et des cock­tails Molo­tov, les sec­onds des balles en caoutchouc, des grenades gazantes et des canons à eau. Dès 2013, ces escar­mouch­es régulières s’é­taient trans­for­mées en affron­te­ments plus vio­lents. Tan­dis que les forces de guéril­la et l’ar­mée main­te­naient leur cessez-le-feu, un cer­tain nom­bre de jeunes ont été fusillé.es lors de man­i­fes­ta­tions en ville. En out­re, celleux qui se trou­vaient dans les zones urbaines ont été condamné.es à de longues peines d’emprisonnement chaque fois que la police les arrê­tait. Beau­coup de ces jeunes étaient des fils et des filles de déplacé.es, avec peu de per­spec­tives ni d’é­d­u­ca­tion formelle ni d’emploi — ce qui a con­tribué à une sit­u­a­tion sociale explo­sive dans les villes.

Lorsque Daech a attaqué Kobanê en 2014 et qu’ils ont com­mencé à ressem­bler à l’É­tat turc, qui a per­mis le siège de la ville kurde, les jeunes sont descendu.es dans les rues du Bakur. C’é­tait la pre­mière fois que l’É­tat turc réal­i­sait la taille et le pou­voir du mou­ve­ment de la jeunesse kurde, et le fait que beau­coup de ces jeunes étaient main­tenant légère­ment armé.es et bien organisé.es. Après la défaite de Daech à Kobanê, les jeunes ont creusé des tranchées dans leurs quartiers pour arrêter les descentes de police visant à les arrêter. Alors que les tranchées ont été comblées à la demande d’Ö­calan pour faire une dés­escalade pen­dant le proces­sus de paix, elles ont été à nou­veau creusées une fois le proces­sus effondré.

Vers la fin 2015, les forces spé­ciales turques ont attaqué ces tranchées avec une force écras­ante et un cer­tain nom­bre de villes ont été assiégées pen­dant plusieurs mois, tan­dis que les civil.es ont été bombardé.es par des chars d’as­saut et pris pour cible par des tireurs embusqués. Cer­taines forces de la guéril­la des mon­tagnes voisines se sont jointes aux jeunes dans leur cam­pagne d’au­todéfense. Vers la fin de l’an­née 2016, cepen­dant, toutes les villes rebelles ont été ramenées sous le con­trôle de l’É­tat et réoc­cupées par les forces de l’É­tat. Les habi­tants des villes kur­des n’ont pu sur­vivre au siège que parce qu’ils partageaient de la nour­ri­t­ure et des espaces sûrs, et qu’ils avaient déjà mis en place des ser­vices autonomes de san­té de base. Tout au long de l’an­née 2017, à la suite de la ten­ta­tive ratée de coup d’É­tat de l’été précé­dent, l’É­tat turc a pris des mesures énergiques à l’en­con­tre de tou.tes ses opposant.es, arrê­tant politicien.nes, militant.es et jeunes Kur­des. Un grand nom­bre des zones urbaines détru­ites ont été con­fisquées par l’É­tat dans le but de recon­stru­ire les villes, de manière à empêch­er toute future insurrection.

L’ex­péri­ence de l’au­tonomie démoc­ra­tique dans les villes et vil­lages kur­des peut sem­bler un cas extrême au regard de la vio­lence qu’elle a déclenchée de la part de l’É­tat. Néan­moins, le cas kurde pose des ques­tions très impor­tantes pour celles et ceux qui veu­lent imag­in­er un avenir alter­natif au cap­i­tal­isme, à l’É­tat-nation et à la famille patri­ar­cale. Bien que de courte durée, l’ex­péri­ence des Kur­des en matière d’au­tonomie démoc­ra­tique au Bakur, les dif­férentes insti­tu­tions qu’illes y ont créées et les négo­ci­a­tions qu’illes ont engagées, ont dynamisé la Turquie dans son ensem­ble. D’autre part, comme la men­ace extérieure de l’E­tat était déjà présente aupar­a­vant, les prob­lèmes internes qui sont apparus dans le proces­sus d’au­to­gou­ver­nance restent à com­menter et à débat­tre. Plus impor­tant encore, l’af­faire kurde nous oblige à repenser la ques­tion du droit et de la vio­lence, et à repenser la manière dont de nou­veaux mon­des peu­vent être créés et défendus.

Nazan Üstün­dağ

Nazan Üstün­dağ est pro­fesseure adjointe de soci­olo­gie à l’U­ni­ver­sité Boğaz­içi d’Is­tan­bul. Elle tra­vaille actuelle­ment sur un livre sur la cos­molo­gie poli­tique du mou­ve­ment de libéra­tion kurde et la place de la femme dans cette cos­molo­gie. Elle est mem­bre fon­da­trice du Peace Par­lia­ment (Par­lement de la paix) et d’A­ca­d­e­mics for Peace (Uni­ver­si­taires pour la paix), ain­si que mem­bre de Women for Peace (Femmes pour la paix).


El lev­an­tamien­to de Bakur: Autonomía Democráti­ca en Kur­dis­tánRoja­va Azadî
Bakur Ris­ing: Demo­c­ra­t­ic Auton­o­my in Kur­dis­tanRoar Mag­a­zine

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