Le week­end du 28 octo­bre 2017 se sont tenues les 2èmes Ren­con­tres inter­na­tionales sur l’é­colo­gie sociale, dans l’é­cole occupée de La Karmela, à Bil­bao, en Euskal Her­ria (Pays basque). Elles ont été l’oc­ca­sion de ren­dre hom­mage aux luttes de Euskal Her­ria, et surtout à leurs formes auto­ges­tion­naires d’au­tonomie, issues d’une riche tra­di­tion pop­u­laire et paysanne.

Les ren­con­tres se sont ouvertes sur une présen­ta­tion du pro­gramme par Floréal Romero, agricul­teur, auteur et activiste pour l’é­colo­gie sociale en Espagne. Les lignes direc­tri­ces don­nées au ren­dez-vous ont été d’ou­vrir un espace de débat pour dif­férentes cri­tiques poli­tiques et sociales, de don­ner de la vis­i­bil­ité à des luttes locales et à des formes d’or­gan­i­sa­tion poli­tique alter­na­tives, et de lier des liens entre tous ces courants via le cadre théorique de l’é­colo­gie sociale et la propo­si­tion du munic­i­pal­isme lib­er­taire. Com­ment lut­ter ? Com­ment s’or­gan­is­er ou se réor­gan­is­er ? Quelles leçons tir­er des ini­tia­tives se met­tant en place au Chi­a­pas et au Roja­va, entre autres ? Peut-on don­ner une déf­i­ni­tion sat­is­faisante de l’hu­main et du vivant, autre que celle de “ressource”, selon la moder­nité capitaliste ?

S’en est suiv­ie une présen­ta­tion sur l’é­colo­gie sociale par Deb­bie Bookchin, auteure et jour­nal­iste nord-améri­caine, fille du philosophe lib­er­taire Mur­ray Bookchin, qui a mis au point le con­cept d’é­colo­gie sociale et sa propo­si­tion poli­tique : le “com­mu­nal­isme”. Briève­ment, l’é­colo­gie sociale est un courant philosophique et poli­tique faisant la syn­thèse des pen­sées com­mu­nistes et anar­chistes, prenant la cri­tique du cap­i­tal chez les un.es, et la cri­tique des hiérar­chies de pou­voir chez les autres. De cette analyse, on tire une alter­na­tive con­crète au trio cap­i­tal-Etat-patri­ar­cat, sous forme d’une société organ­isée en com­mu­nauté de com­munes, fonc­tion­nant par assem­blées, une démoc­ra­tie locale, par­tic­i­pa­tive et directe allant du bas vers le haut.

Selon Deb­bie Bookchin, un autre rap­port à la nature doit être pen­sé : il faut cass­er les idées, fauss­es, que la nature déter­mine absol­u­ment tout chez un être vivant, et aus­si que la nature est hos­tile et présente un univers de com­péti­tiv­ité. Au con­traire, il faut voir le poten­tiel que la créa­tion “d’in­sti­tu­tions” démoc­ra­tiques et écologiques donne aux êtres humains pour s’in­scrire pos­i­tive­ment dans la nature, et voir le fait que les sociétés naturelles les plus à‑même de per­dur­er sont celles pra­ti­quant la sym­biose et l’au­to-régu­la­tion. Ce rap­port à la nature, exporté en une organ­i­sa­tion sociale, donne une mul­ti­tude de petits groupes humains s’auto-organisant.

Nous pou­vons dis­tinguer les inter­ven­tions des jours suiv­ants en deux caté­gories : les mis­es en pra­tique et les propo­si­tions théoriques.

En ter­mes d’ac­tions con­crètes, nous avons eu le plaisir d’avoir l’in­ter­ven­tion de mil­i­tantes de la forêt d’Ham­bach, en Alle­magne. Elles y occu­pent un ter­rain proche d’une voie fer­rée desser­vant une mine de char­bon de la taille de la ville de Cologne, ouverte depuis 30 ans. Les activistes sabo­tent régulière­ment les voies fer­rées en s’y cade­nas­sant, et main­ti­en­nent leur occu­pa­tion grâce à leurs habi­ta­tions aéri­ennes, situées jusqu’à 25 m de haut. Des militant.es de TOSU, près de Bil­bao au Pays basque, sont égale­ment venu.es présen­ter leur occu­pa­tion de ter­rain (un bout de terre des­tiné à devenir un park­ing, recon­ver­ti en jardin urbain) ain­si que leurs pra­tiques, tra­di­tion­nelles du Pays basque : auzolan et batzarre. L’au­zolan est une assem­blée locale d’or­gan­i­sa­tion, où les habi­tants déci­dent des actions de construction/réparation et de com­mu­ni­ca­tion qu’ils ont à faire dans leur com­mune, et le batzarre est l’assem­blée logis­tique, plus petite, réu­nis­sant les voisin.es et/ou acteur.rices du coin pour la réal­i­sa­tion des travaux décidés.

La plate­forme de sol­i­dar­ité avec le Chi­a­pas en Euskal Her­ria nous a présen­té leurs actions, en faveur d’un com­mu­nisme lib­er­taire au Pays basque (les idées défendues par les zap­atistes du Chi­a­pas se calquent très bien sur la sit­u­a­tion basque), et une mil­i­tante zap­atiste a fait un his­torique de leur lutte. Les 30 ans n’ont pas encore suf­fi pour chang­er tous les rap­ports de pou­voir, mais de grandes avancées ont été faites notam­ment sur l’au­tonomie des femmes, et le fait que la cul­ture com­mu­nau­taire indigène n’avait pas encore dis­paru a grande­ment aidé à sor­tir du mod­èle cap­i­tal­iste, même dans des domaines aus­si cri­tiques que la san­té et l’éducation.

Enfin, une mil­i­tante du Kur­dis­tan iranien (Rojha­lat) est venue nous con­ter l’ex­péri­ence qu’ils ont de la ten­ta­tive de met­tre en place une société démoc­ra­tique et fémin­iste sous un Etat patri­ar­cal, religieux et répres­sif envers les divers­es eth­nies. Ain­si, aucune assem­blée de lutte qu’illes font n’est publique, leur lutte est main­tenue dans la clan­des­tinité face à ce régime plus vio­lent que le turc, où env­i­ron 1000 prisonnier.es poli­tiques sont assassiné.es chaque année, par­fois sur des places publiques. Elle a dénon­cé le silence total des médias inter­na­tionaux à ce sujet.

De nom­breux apports théoriques ont été faits durant ces ren­con­tres. Pour com­mencer, un mem­bre de Iraun Per­makul­tura est venu nous présen­ter la per­ma­cul­ture sociale. Celle-ci pousse la réflex­ion sur les modes d’a­gri­cul­ture pluri­cul­turels et pérennes jusqu’aux villes : com­ment organ­is­er l’habi­tat humain afin qu’il soit plus sta­ble et favorise la bio­di­ver­sité ? Des con­cepts ont été dis­cutés, comme celui de bioré­gion, désig­nant un espace (ville, région, ensem­ble de pays) ayant une cohé­sion interne, comme c’est le cas du Pays basque, de la pénin­sule ibérique et des îles en général, ou bien encore l’é­conomie sociale et sol­idaire. Du point de vue agraire, il a été dit qu’il fal­lait une dizaine d’an­nées pour régénér­er les sols, mais qu’en est-il des sociétés humaines ? Il faudrait com­mencer dès main­tenant, avec un pro­jet poli­tique qui manque encore, mais qui pour­rait être celui du munic­i­pal­isme lib­er­taire car les deux théories ont pour fonde­ment l’en­traide définie par Kropotkine.

Une présen­ta­tion très com­plète sur l’an­tispé­cisme a été faite par Ekintza Antiespezista (Action Anti­spé­ciste). Le spé­cisme est la dis­crim­i­na­tion morale des indi­vidus parce qu’ils sont d’une espèce dif­férente. Cette dom­i­na­tion s’a­joute aux autres, dans une lec­ture de toutes les dom­i­na­tions qu’on appelle l’in­ter­sec­tion­nal­ité. Dans cette per­spec­tive, l’an­tispé­cisme n’est pas la lutte pri­or­i­taire, mais toutes les luttes sociales sont ensem­ble, pour une libéra­tion totale des oppres­sions. Il y a là une cohérence avec l’é­colo­gie sociale, ain­si la cri­tique anti­spé­ciste et les cri­tiques écologiques et sociales exis­tantes s’ad­di­tion­nent dans la lutte ant­i­cap­i­tal­iste et anti­au­tori­taire. Ces dif­férentes sources d’op­pres­sion ont été plus ample­ment décrites par Lau­ra Ben­itez Valero, doc­teure en philoso­phie et écofémin­iste, ain­si que leur inter­nal­i­sa­tion, c’est-à-dire les oppres­sions que l’on s’ex­erce sur soi-même, sur son corps et sur celui des autres, depuis que Descartes a dis­tin­gué le corps de l’e­sprit. L’an­tispé­cisme ne dis­posant pas d’a­gen­da poli­tique, le munic­i­pal­isme lib­er­taire pour­rait être une propo­si­tion de société inté­grant une pra­tique antispéciste.

Au lende­main de la déc­la­ra­tion d’indépen­dance cata­lane, la table ronde sur les Etats-nations nous a per­mis d’en dis­cuter avec l’in­ter­ven­tion du Groupe de Réflex­ion pour l’Au­tonomie, représen­té par Laia Vidal, s’in­téres­sant surtout aux cas de la Cat­a­logne et du Pays basque et qui fait un état des lieux des propo­si­tions d’indépen­dance dans divers­es régions insurgées. Par­lons par exem­ple de la pos­ture Non-Oui au référen­dum cata­lan : non à l’E­tat mais oui à l’indépen­dance. Reste à savoir quelle indépen­dance prôn­er : celle visant à appli­quer une forme de com­mu­nisme lib­er­taire pour s’ex­tir­p­er des hiérar­chies (le munic­i­pal­isme lib­er­taire en est une) pour­rait trou­ver écho dans le passé de la Cat­a­logne révo­lu­tion­naire. Un plan d’at­taque a été pro­posé : 1) ren­forcer l’or­gan­i­sa­tion pop­u­laire, 2) pass­er de l’indépen­dance sym­bol­ique à l’indépen­dance réelle, 3) par­ticiper active­ment dans les alter­na­tives qui se met­tent en place.

Une cri­tique pro­fonde de l’E­tat-nation a été faite par le soci­o­logue Jakue Pas­cual, comme caté­gorie du cap­i­tal­isme, car con­struc­tion qui sert des fonc­tions pour le cap­i­tal et sa classe dom­i­nante. Y est opposée l’assem­blée, qui part de la rad­i­cal­ité du sujet et ouvre une fenêtre sur un idéal situé véri­ta­ble­ment en dehors de l’idéolo­gie cap­i­tal­iste. C’est cette réflex­ion qui a mené à la mise en place du con­fédéral­isme démoc­ra­tique au Kur­dis­tan, où une société fémin­iste et rad­i­cale se met en place, par­tant d’abord d’un cadre inspiré par l’é­colo­gie sociale, puis suivi d’un tra­vail de longue haleine pour dif­fuser une men­tal­ité, une morale dif­férente de celle don­née par le cap­i­tal­isme. En effet, on ne peut chang­er de société du jour au lende­main, mais on peut met­tre en place les insti­tu­tions allant dans un autre sens, celui de la cohérence et de l’éthique, en oppo­si­tion à la sim­ple valeur technologique.

C’est ce sujet de l´importance de la dimen­sion tech­nologique dans la fab­ri­ca­tion du sujet cap­i­tal­iste qui a été traité par Mar­ti­no Seni­ga, jour­nal­iste et tra­duc­teur de Bookchin vers l’i­tal­ien, dans le cadre de l´atelier pro­posé sur “Le rôle psy­chologique du cap­i­tal­isme dans l’al­ié­na­tion et la destruc­tion des liens com­mu­nau­taires et de com­mu­ni­ca­tion”. Le cap­i­tal­isme, dès son irrup­tion, con­stitue une rup­ture anthro­pologique et a changé la donne quant aux rap­ports intimes d’af­fect, entre les per­son­nes con­sti­tu­ant les com­mu­nautés humaines. En com­mençant par la sex­u­al­ité désor­mais vouée aux seules fins util­i­taristes repro­duc­tri­ces d’un sujet essen­tielle­ment mâle : l’ou­vri­er, source de la pro­duc­tion cap­i­tal­iste. Cette rup­ture d’or­dre essen­tielle­ment émo­tion­nel ayant été suiv­ie pro­gres­sive­ment par d’autres, au cours de l’évo­lu­tion du cap­i­tal­isme, cela a fini par bris­er les liens et dis­soudre l’empathie entre les per­son­nes, con­duisant à un nar­cis­sisme général­isé, dou­blé d’un vide exis­ten­tiel. Un vide que ne peut combler la con­som­ma­tion, mais qui se trou­ve cepen­dant comblé par les ten­ta­tions autode­struc­tri­ces nihilistes de tout ordre : fémini­cides, eugénismes extrêmes, “syn­drome Columbine”, dji­hadismes, etc.

Une autre cri­tique de fond a été faite, celle du syn­di­cal­isme, représen­té par la CGT, et de l’a­n­ar­chosyn­di­cal­isme, représen­té par la CNT. En posant le tra­vail comme lieu de l’é­man­ci­pa­tion humaine, alors qu’il s’ag­it d’une caté­gorie du cap­i­tal, les syn­di­cats sont devenus eux-mêmes une caté­gorie du tra­vail, comme en témoigne leur évo­lu­tion his­torique et leurs pra­tiques internes hiérar­chisées et cen­tral­isées. Toute­fois, des expéri­ences barcelon­ais­es telles que les syn­di­cats de quartiers ou les syn­di­cats de femmes de cham­bres ten­dent à mon­tr­er qu’une organ­i­sa­tion syn­di­cale, sor­tant du cadre des entre­pris­es et du cadre légal défi­ni par l’E­tat, peut per­me­t­tre une amélio­ra­tion con­séquente de la vie de chacun.e. En cela, on a pu y voir une démon­stra­tion de l’ef­fi­cac­ité du fonc­tion­nement assem­bléaire et de la néces­sité de définir claire­ment quels out­ils utilis­er ou non pour entamer une sor­tie con­crète du capitalisme.

Pour finir, la dernière inter­ven­tion, et pas des moin­dres, a été celle de Necibe Qaradaxi présen­tant la Jinéolo­gie (de Jîn : femme en kurde, et logie : sci­ence). Il s’ag­it d’un nou­veau par­a­digme épistémi­ologique (com­pren­dre “point de vue”) pour une analyse his­torique et soci­ologique des sociétés humaines. Plusieurs propo­si­tions théoriques sont faites pour appro­fondir la cri­tique de la dom­i­na­tion mas­cu­line et ses méth­odes (con­trôle de la femme, autorité sur la femme et son corps, destruc­tion de son iden­tité), et pour per­me­t­tre un tra­vail académique plus pro­fondé­ment human­iste, puisque rad­i­cale­ment fémin­iste (là où les fonde­ments du monde uni­ver­si­taire actuel sont sex­istes, ou l’ont été, de façon impos­si­ble à rat­trap­er). Il s’ag­it notam­ment de met­tre en place des insti­tu­tions autonomes des femmes dans tous les secteurs cri­tiques de la société. C’est ce qu’on appelle la “théorie de la sépa­ra­tion”, qui a été mise en place dans les mil­ices de guerre au Roja­va mais égale­ment dans les insti­tuts pour la jinéolo­gie qui voient le jour de par le monde.

En oppo­si­tion à la men­tal­ité cap­i­tal­iste mod­erne, la jinéolo­gie pro­pose une men­tal­ité démoc­ra­tique mod­erne. Celle-ci est actuelle­ment plus proche de l’i­den­tité fémi­nine telle qu’on la con­naît, puisque la société cap­i­tal­iste a don­né aux hommes une men­tal­ité cap­i­tal­iste, patri­ar­cale et autori­taire et, par polar­i­sa­tion, aux femmes une men­tal­ité plus égal­i­taire, mais con­sid­érée comme faible et signe de soumis­sion. Toute­fois, aucun des deux n’a une iden­tité ou une autre comme fon­da­men­tale­ment inhérente, biologique­ment. “Il faut tuer le macho”, nous dis­ent les jinéo­logues, à l’in­térieur de l’homme comme de la femme, pour per­me­t­tre l’é­man­ci­pa­tion de tout.es (comme le dis­aient déjà les Mujeres Libres). L’idée est de remet­tre en avant les valeurs qui ont été reléguées au sec­ond rang, telles que la sol­i­dar­ité, et de redonner de la force à l’im­age de la femme, sans pour autant tomber dans une forme d’essen­tial­isme biologique. Les femmes sont sim­ple­ment plus proches actuelle­ment d’une men­tal­ité démoc­ra­tique mod­erne, mais des hommes peu­vent aus­si l’ac­quérir, comme c’est le cas, on con­sid­ère, pour Abdul­lah Öcalan, le leader kurde.

Enfin, ter­mi­nons sur les dif­férentes remar­ques et auto-cri­tiques qui ont été faites à l’is­sue de ces ren­con­tres : trop de sujets ont été abor­dés dans un temps si lim­ité, ain­si le for­mat “ate­liers” n’a pas été respec­té, mais plutôt “con­férence-débat”. Le tra­vail des traducteur.rices a été remar­quable, mais illes étaient trop peu pour que cha­cun puisse s’ex­primer dans la langue de son choix (notam­ment l’euskara, le basque). Il a man­qué de temps de dis­cus­sion pour replac­er toutes les inter­ven­tions dans le cadre de l’é­colo­gie sociale. L’am­biance des ren­con­tres a été très prop­ice à la dis­cus­sion et aucun tra­vers n’a dû être déploré.

Ces ren­con­tres devraient don­ner suite à des pris­es de con­tact, à des groupes de réflex­ions nationaux et régionaux, et à des événe­ments durant l’an­née à venir… avant une éventuelle troisième édition ?

Lougar Rayn­marth


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