Un texte d’un jour­nal­iste, et éton­nant voyageur, amoureux du Moyen-Ori­ent et atten­tif aux solu­tions poli­tiques en proces­sus, mal­gré les guer­res récur­rentes, soubre­sauts sanglants des décrépi­tudes des Etats-nation tracés à la règle à coup de traités, ou vio­lem­ment érigés con­tre les mosaïques de Peu­ples, leur his­toire, reli­gions, leurs cul­tures et leurs passés communs.

Un présent vécu, passé au crible d’une réflex­ion fon­da­men­tale, qui ne fait que ren­forcer l’idée néces­saire du par­a­digme de “con­fédéral­isme démoc­ra­tique” en développe­ment au Nord syrien.


Des dangers du nationalisme, même lorsqu’il est kurde…

Le Kur­dis­tan irakien a‑t-il échap­pé de peu au drame de l’indépendance?

On pour­rait presque se pos­er la ques­tion sérieuse­ment tant ce pro­jet de scis­sion des kur­des de l’en­tité iraki­enne était dev­enue prob­lé­ma­tique sous de mul­ti­ples aspects. Il est décon­cer­tant de voir com­ment la marche vers cette final­ité était venue s’in­car­n­er en un seul per­son­nage, le dirigeant Mas­soud Barzani au détri­ment d’in­sti­tu­tions poli­tiques saines et représentatives.

En effet, ce n’est pas par le biais d’un débat par­lemen­taire et d’un vote des députés que cette con­cer­ta­tion publique a été inten­tée comme le prévoit les lois du pays, mais du sim­ple injonc­tion d’un dirigeant qui n’a pas de man­dat légal au sein du gou­verne­ment qu’il dirige depuis qua­tre ans. Cette réal­ité est large­ment occultée dans les médias inter­na­tionaux ain­si qu’au Kur­dis­tan irakien lui-même. Il suf­fit de pass­er quelques jours au Bashur, le kur­dis­tan irakien, pour saisir à quel point cette préoc­cu­pa­tion n’est pas super­flue. Les ban­nières à l’ef­figie de Barzani sont omniprésentes dans les ter­ri­toires con­trôlés par les mil­ices de son par­ti. Le culte de la per­son­nal­ité autour des hommes de pou­voir au Moyen-Ori­ent est certes omniprésente. Toute­fois, il pose prob­lème à par­tir du moment où la per­son­nal­ité en ques­tion con­fond sa per­son­ne avec les insti­tu­tions qu’il est sen­sé régir et lorsque celui-ci entend légitimer ses déci­sions arbi­traires et autori­taires en prenant en otage son peu­ple autour d’une ques­tion si impérieuse d’une hypothé­tique indépendance.

Depuis longtemps, l’aspi­ra­tion à un Etat est venue incar­n­er la panacée, l’ul­time issue salu­taire face aux maux que con­nais­sent les Kur­des, grands oubliés des trac­ta­tions entre puis­sants pen­dant la recon­fig­u­ra­tion des fron­tières de la région au siè­cle dernier. Le traité de Lau­sanne a été un affront et une malé­dic­tion sans nom pour ce peu­ple qui aspi­rait à pren­dre place dans ce nou­v­el ordre régi par un principe sim­ple: une nation = un Etat. Or non seule­ment cette règle ne s’ap­pli­qua pas aux kur­des, mais elle n’au­rait prob­a­ble­ment pas pour autant per­mis de résoudre les con­tentieux qu’elle aurait créé par la même occa­sion. Le fait est que jusqu’à la fin de l’empire Ottoman, les peu­ples et les minorités religieuses vivaient inex­tri­ca­ble­ment imbriqués les uns dans les autres. Gou­vernés par une entité qui dépas­sait leurs par­tic­u­lar­ismes, ils n’en­traient pas en oppo­si­tion l’un envers l’autre comme ce fut le cas par la suite.

L’E­tat-nation, mod­èle de ges­tion poli­tique instau­ré en Europe dès 1648 par les traités de West­aphalie, remod­elèrent la carte du con­ti­nent en redéfinis­sant les rela­tions entre les États dans le respect de la sou­veraineté de cha­cun. La supré­matie de l’Etat-nation, qui pren­dra tant d’ampleur durant le XIXe siè­cle et qui tri­om­phera des Empires mul­ti-eth­niques à la fin de la pre­mière Guerre Mon­di­ale, avait déjà mon­tré qu’il pou­vait engen­dr­er les pul­sions les plus mor­tifères imag­in­ables. Les répliques eurent lieu par la suite au Moyen-Ori­ent (Turquie, Israël pour ne citer que les plus agres­sifs) et dans le reste du monde (Rwan­da, Indonésie, Inde/Pakistan, Ex-Yougoslavie…) jusqu’à aujour­d’hui (Bir­manie et ses Rohingyas).

Les Kur­des ont-ils échap­pé au fait de se retrou­ver du mau­vais coté de l’his­toire, parce qu’ils ont été les vic­times plutôt que les insti­ga­teurs de l’in­jus­tice, comme cela aurait pu être le cas s’ils avaient pris place dans le con­cert des Etats-nation ? 

Auraient-ils eux aus­si fini par mar­gin­alis­er d’autres groupes minori­taires qui se seraient alors retrou­vés mal­gré eux dans le ter­ri­toire d’un Etat-Nation kurde ? Tout dépendrait aus­si du com­porte­ment du lead­er­ship , de la solid­ité et de la trans­parence des insti­tu­tions locales. Barzani avait annon­cé que les minorités qui peu­plent les fameux ter­ri­toires con­testés, grande pomme de dis­corde entre Bagh­dad et Erbil, seraient des “invités bien­venus” au sein d’une entité kurde, les rabais­sant dès-lors à une posi­tion de citoyens de sec­ond plan der­rière l’élé­ment kurde qui serait venu incar­n­er par excel­lence le peu­ple du nou­v­el État-nation. Faut-il qu’ils se con­tentent de cette demi-mesure qui n’est pas sans rap­pel­er le statut de dhim­mis qu’ac­cor­dait le Cal­i­fat à ses sujets par le passé?

Le nation­al­isme pro­duit des écrans de fumée à plusieurs niveaux. Jouant sur la sen­ti­men­tal­ité des mass­es, il élude la com­plex­ité des rela­tions humaines, l’hétérogénéité des corps soci­aux, la néces­sité qu’ont les Hommes de dif­fuser les idées et les cul­tures plutôt que de les figer, de les lig­ot­er dans des car­cans passéistes, d’idéalis­er une His­toire où il est tout aus­si fausse­ment sup­posé que les ancêtres vivaient en vase clos dans des mon­tagnes autar­ciques. En sup­posant un corps social et poli­tique où une com­mu­nauté est large­ment majori­taire et de sur­croit dom­i­nante, le nation­al­isme nie aux groupes minori­taires présents sur le ter­ri­toire, la pos­si­bil­ité d’ex­is­ter autrement qu’au tra­vers de leur nature de minorité. Plus grave encore, il fait des autres groupes, générale­ment ceux aux fron­tières, un enne­mi com­mun qu’il faut com­bat­tre et domin­er par la même occa­sion. Les minorités internes iden­ti­fiées à ces groupes extérieurs se retrou­vent alors pointées du doigt comme une cinquième colonne, des traitres par nature.

Com­ment, dès lors, aurait-on pu résoudre le dilemme des pop­u­la­tions arabes et turk­mènes de Kirk­ouk ? Il n’y a pas d’is­sues dans le nation­al­isme. D’autres minorités situées dans ces ter­ri­toires con­testés et qui ont subi l’ad­min­is­tra­tion de leurs con­trées par les forces du GRK depuis 2014 ont poussé un énorme soupir de soulage­ment lorsque les forces iraki­ennes ont chas­sé les pesh­mer­gas de leur ter­res. Pourquoi ? Parce que les forces kur­des se sont com­portées comme des colonisa­teurs pour qui une seule chose impor­tait: incor­por­er ces ter­ri­toires à leur pro­jet d’Etat dans la mesure où elles com­por­taient une masse cri­tique suff­isante de kur­des et de minorités coopt­a­bles. Les autres deve­naient alors un “prob­lème” devant se résoudre par l’in­tim­i­da­tion et la coerci­tion. Le pro­to-Etat qu’est le GRK a déjà fait les preuves de sa dérive vers un appareil de répres­sion. Il entendait mod­uler la société pour servir une ambi­tion van­i­teuse et aliénante.

Van­i­teux par excel­lence, Barzani a con­fon­du pen­dant trop longtemps le GRK avec sa pro­pre per­son­ne, prob­a­ble­ment ras­suré dans cet assomp­tion par des con­seillers trop obséquieux comme BHL. Les ado­ra­teurs les plus fer­vents de cette idole ne cachent pas leur amour, leur dévo­tion pour le leader max­i­mo qui vient de tomber du haut du trône où il s’é­tait hissé. Ils furent nom­breux à rager de dés­espoir le soir venu, envahissant les rues d’Er­bil, Dohuk, Zakho, klax­on­nant en chœur, tirant vers le ciel par rafales avec leurs kalach­nikovs. Pour ces mass­es soudaine­ment dev­enues tur­bu­lentes, la démis­sion de Barzani a été ressen­tie comme une cas­tra­tion. Le soir de la ses­sion par­lemen­taire où Barzani jetait l’éponge, ils vin­rent en masse s’ag­glu­tin­er devant les portes du par­lement kurde, arme au poing, prêts à lynch­er les députés des autres par­tis accusés de tous les maux. Ils n’hésitèrent pas à s’en pren­dre aux jour­nal­istes présents. Pas ceux des officines du clan Barzani, celles qui ressas­sèrent des jours durant les affab­u­la­tions les plus sor­dides sur le sort qui attendaient les Kur­des à Kirk­ouk devant l’a­vancée de troupes de chi­ites assoif­fées de sang, celles qui chauf­fèrent à blanc les esprits les plus ensor­celés par l’idée de pren­dre place dans un Etat kurde. Dans les bas­tions du PDK, des fana­tiques attaquèrent et incendièrent les bureaux des par­tis rivaux, accusés par la foule d’avoir saboté le vieux rêve, le plan métic­uleuse­ment mis en place par Barzani pour men­er les Kur­des vers l’indépen­dance tant chérie. Infail­li­ble par nature, il n’est pas con­cev­able pour ces jus­ticiers de la nuit que leur idole soit un tant soit peu respon­s­able de la cat­a­stro­phe qu’ils vivent aujour­d’hui. Désor­mais, il n’y a plus que deux camps, les fidèles au Roi qui a mis un genou à terre, et les traitres à la nation.

Tout avait pour­tant bien été ficelé.

Un référen­dum avec une ques­tion sim­ple: Êtes-vous oui ou non pour l’indépen­dance du Kur­dis­tan d’I­rak ? La prob­lé­ma­tique touchait à une corde sen­si­ble. “Aucun kurde peut répon­dre non à cette ques­tion et ne pas se sen­tir malade après jusqu’à la fin de ses jours” me dis­ait un ami kurde. Les enjeux dépassent en réal­ité de beau­coup la dialec­tique du oui ou non qui s’of­frait dans l’urne.

Quelles insti­tu­tions pour le Kur­dis­tan? Quid de la cor­rup­tion et de l’é­conomie en lam­beaux au Kur­dis­tan irakien, de l’in­clu­sion de minorités ? Doit-on atten­dre d’être indépen­dant pour rétablir une démoc­ra­tie bafouée depuis bien­tôt qua­tre ans par un clan de prévaricateurs ?

Le nation­al­isme ne saurait répon­dre à toutes ces ques­tions. Ce pro­jet rigide et empli de tromperies ne laisse pas la place au débat, à la recherche de con­sen­sus, de négo­ci­a­tions avec les autres par­ties de l’I­rak qui regar­dent de loin, encore son­nées par la bar­barie de l’or­gan­i­sa­tion Etat Islamique et qui aperçoivent la mai­son kurde se diriger vers un divorce sans ami­able, mais plutôt de l’or­dre de la répu­di­a­tion, après avoir mis les biens com­muns dans son cof­fre de voiture. Y a‑t-il donc de quoi s’é­ton­ner de la réac­tion vio­lente de Baghdad?

Le nation­al­isme est un opi­um qui embrume les esprits les plus sen­si­bles et les livre à l’ad­dic­tion de la vio­lence en leur faisant lorgn­er des par­adis arti­fi­ciels. Aux portes d’un siè­cle nou­veau, il est temps de tourn­er la page de cette voie sans issue.

Tous les peu­ples devraient savoir que le dis­cours que leur vend l’E­tat-nation sur leur his­toire n’est que tis­su de men­songes. Aus­si, per­son­ne n’est igno­rant que ces mêmes Kur­des ont élaboré une alter­na­tive à cette chimère déguisée en muse qui ronge le Moyen-Ori­ent. Un mod­èle socié­tal réelle­ment inclusif, par­tic­i­patif, qui n’écrase pas l’in­di­vidu sous une chape de pou­voir, qui ne l’en­fume pas avec des promess­es irréal­is­ables, mais qui le hisse du mieux qu’il peut à la hau­teur de ses respon­s­abil­ités, de sa con­di­tion humaine, et qui tente de révo­lu­tion­ner une bonne fois pour toutes les esprits de la folie qui gan­grène le monde depuis toujours.

Il serait sal­va­teur que ces alter­na­tives nou­velles se déploient égale­ment au Kur­dis­tan d’I­rak, voire au delà.

Auteur : “al Ghaz­a­li” 

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L’homme qui par­lait à l’oreille d’Öcalan | 3


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