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Zehra Doğan fut une des co-fondatrices, en mars 2012, de l’Agence de presse exclusivement féminine JINHA, interdite et fermée depuis par un décret de l’Etat turc en octobre 2016.
Sadık Çelik, rédacteur du Kedistan, avait fait sa connaissance lors des événements de Gezi en 2013 à Istanbul. C’est donc très naturellement, début 2016, qu’il fit ce reportage sur JINHA, avec Zehra comme interlocutrice, pour notre magazine.
Notre amitié profonde est née de cette relation humaine et professionnelle. Et l’engagement à faire connaître depuis ce qu’elle subit en tant que femme, kurde, journaliste et artiste, n’a besoin d’aucune justification supplémentaire.
Des 141 jours d’emprisonnement à Mardin en 2016, en attente de jugement, jusqu’à sa nouvelle incarcération définitive après un procès d’injustice, en juin 2017, en passant par une période d’incertitude où elle ne cessa de peindre et dessiner dans des conditions compliquées, racontées dans le livre “Les yeux grands ouverts”, nous n’avons eu de cesse d’appeler au soutien sous toutes formes.
Voilà donc une année que JINHA fut interdite par décret. Zehra a commémoré à sa manière ce premier anniversaire, en transmettant à l’extérieur depuis sa prison de Amed des dessins qu’elle continue à réaliser avec les moyens du bord. Elle les a fait parvenir à ses amiEs journalistes, qui en ont publié quelques uns aujourd’hui dans la presse en ligne d’opposition démocratique.
Zehra s’est pourtant vu interdire son matériel d’artiste par les autorités de cette prison de haute sécurité pour femmes de Diyarbakır. Cette mesure, qui au départ ne la vise pas spécifiquement, concerne l’ensemble du matériel dit d’activité de loisirs que pourraient utiliser les femmes détenues. Elle s’étend même de façon ubuesque à la notion de nature, puisqu’elle concerne aussi toute culture de plantes, et au delà, la représentation de “paysages naturels” en photos.
Zehra en parle elle-même, dans des échanges de lettres :
Je recycle tout ce que je peux
“Comme l’administration de la prison ne me donne pas mon matériel, il fallait bien que je trouve des solutions alternatives. Et je me suis rendue compte que tout ce qu’il me fallait passait déjà sous ma main. J’utilise les emballages, les déchets et les aliments. Je produis des couleurs à partir des sources naturelles. Par exemple, les olives me donnent le noir, le concentré de tomate, le rouge… J’écrase le persil pour le vert… L’épice curcuma donne le jaune. Il y a le thé, le café… et le miel pour les collages. Comme papier, on nous autorise les cahiers et les papiers à lettres. Alors j’utilise les pages de journaux, mais aussi toutes sortes d’emballages. Les cartons des boîtes de biscuits, les feuilles de protection en aluminium des barquettes… J’utilise aussi le papier alu des cigarettes pour des effets particuliers.”
Art ou ordure ?
Le fait d’utiliser les déchets et les transformer en Art, n’est pas “compris” pas tout le monde, visiblement…
Courant septembre, Zehra racontait dans une lettre : “Il y a quelques jours, j’ai voulu donner à mon père, un dessin que j’avais fait sur un carton récupéré. Les gardiens ne le lui ont pas donné, en prétextant que j’avais utilisé du papier aluminium du paquet de cigarettes sur mon dessin. En plus, le gardien m’a dit ‘C’est quoi ça, c’est un dessin ou de l’ordure ?’ J’avais d’ailleurs collé sur le mur les dessins que j’avais faits et je m’étais prise en photo. Mais ils ne m’ont pas donné non plus cette photo, en me disant que c’était interdit.”
Inventivité technique
“Au début, je peignais avec mes doigts, je n’avais pas de pinceau. Et j’ai pensé d’un coup que je pouvais en fabriquer un. J’ai récupéré les plumes des oiseaux qui tombent dans la cour de promenade. Je les ai réunis, tel un mini balai, les ai attachés d’une façon très serrée avec un fil. Puis, j’ai adapté l’ensemble sur le bout d’un bic vide et j’ai chauffé avec un briquet, pour fixer le tout. Voilà, maintenant j’ai un pinceau !”
Socialisation de l’Art
Zehra ne chôme pas en prison. Loin de là ! Il y a déjà les séances de lecture collective régulières, suivies de discussions et d’approfondissement. Elle lit beaucoup : “Je me focalise sur le Moyen-Orient. Je voudrais approfondir encore plus mes connaissances, sur l’histoire, la culture et les mythologies de la région” nous écrit-elle. “Je réserve 4 heures par jour pour travailler avec une de mes codétenues pour écrire un roman, à partir de son histoire de vie. Je dessine et peins dès que je peux. Et j’ai aussi commencé à donner des cours de dessin à mes amies ici… Elles adorent dessiner. En quelque sorte, à ma manière, je socialise l’art… Bientôt je vais pouvoir leur apprendre aussi, comment on fait un pinceau avec des plumes d’oiseau.”
Elle ajoute : “Je ne voudrais pas que vous imaginiez une Zehra tristounette qui se replie sur elle même, et qui perd son temps. Je vous écris tout ce que je fais ici, pour qu’en entendant et prononçant le prénom Zehra, vous imaginiez une femme qui garde le moral et l’espoir, qui est debout et forte.”
Les lettres de Zehra sont pleines aussi de réflexions philosophiques, notamment sur l’emprisonnement et la résistance. Nous en publierons bientôt des extraits, et surtout les présenteront en lectures ou illustrations sonores lors des expositions de ses oeuvres évadées ici.
Avec ces 8 nouvelles œuvres évadées (que nous espérons joindre dès que possible à l’exposition européenne), une nouvelle en cours de traduction, et son dernier reportage fait auprès d’une de ses codétenues, et pas des moindres, Sara Aktaş, poète, militante kurde, Zehra nous démontre encore une fois, que ni le journalisme ni l’art ne peuvent être muselés, même derrière des barreaux.
LIENS UTILES
zehradogan.net | Dossier Zehra Doğan sur Kedistan | Facebook