Seule une con­fédéra­tion glob­ale de villes rebelles peut nous sor­tir de la spi­rale mor­tifère du néolibéral­isme, vers une nou­velle société rationnelle qui tient sa promesse d’une autre human­ité.” dit Deb­bie Bookchin. 

Elle a gran­di en quelque sorte avec le “munic­i­pal­isme” en héritage. Pas éton­nant donc qu’elle con­sacre à son tour sa vie à appro­fondir une pen­sée, qui, de sur­croît, trou­ve écho là où peu l’at­tendait : en pleine guerre au Moyen-Ori­ent, dans la fédéra­tion de Syrie-Nord. Alors, revenons avec elle, dans cette tra­duc­tion fran­coph­o­ne, sur l’héritage poli­tique du munic­i­pal­isme et son futur.

Rap­pelons que les 27, 28, 29 octo­bre prochain, se dérouleront les “2e Ren­con­tres inter­na­tionales de l’é­colo­gie sociale” à Bil­bao. De nom­breux ate­liers au pro­gramme. Il est tou­jours temps de vous inscrire !
Pour plus d’in­for­ma­tions est inscrip­tions : Ecolo­gie sociale • Social Ecol­o­gy • Sosyal Ekolo­ji • Ecología Social


L’ar­ti­cle de Deb­bie Bookchin, est paru en anglais, dans le numéro 6 de ROAR Magazine

traduction Lougar Raynmarth

 

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Municipalisme radical : le futur que nous méritons

Je suis la fille de deux munic­i­pal­istes de longue date. Ma mère, Beat­rice Bookchin, s’est présen­tée à la mairie de Burling­ton, dans le Ver­mont, il y a trente ans, en 1987, avec un pro­gramme explicite­ment munic­i­pal­iste de con­struc­tion d’une ville écologique, d’une économie morale et, surtout, d’assem­blées citoyennes qui con­tes­tent le pou­voir de l’É­tat-nation. Mon père est le théoricien social et munic­i­pal­iste lib­er­taire Mur­ray Bookchin.

Pen­dant de nom­breuses années, la gauche s’est débattue avec la ques­tion de savoir com­ment con­cré­tis­er nos idées, celles d’é­gal­ité, de jus­tice économique et de droits de l’hu­main. Et la tra­jec­toire poli­tique de mon père est instruc­tive, pour la rai­son que je veux avancer ici : le munic­i­pal­isme n’est pas seule­ment l’un des nom­breux moyens d’amen­er des change­ments soci­aux, c’est vrai­ment la seule façon de réus­sir à trans­former la société. En tant que jeune com­mu­niste ayant gran­di et ayant reçu une édu­ca­tion pro­fonde sur la théorie marx­iste, mon père s’est trou­vé trou­blé par les modes de pen­sée écon­o­mistes et réduc­tion­nistes qui avaient imprégné, his­torique­ment, la gauche marx­iste. Il cher­chait une notion plus large de la lib­erté, pas seule­ment la lib­erté de ne pas être exploité économique­ment, mais la lib­erté qui englobe toutes les formes d’op­pres­sion : le racisme, le clas­sisme, le sex­isme, l’ethnocentrisme.

Au même moment, au début des années 1960, il devint de plus en plus clair pour lui que le cap­i­tal­isme était en con­flit avec le monde naturel. Mur­ray pen­sait que vous ne pou­viez pas résoudre les prob­lèmes envi­ron­nemen­taux au coup par coup — en essayant de sauver les forêts de séquoias un jour, et en s’op­posant à une cen­trale nucléaire le lende­main — parce que la sta­bil­ité écologique était attaquée par le cap­i­tal­isme. C’est-à-dire que le motif du prof­it, l’éthique du cap­i­tal­isme, qui con­siste à croître ou mourir, était fon­da­men­tale­ment en con­tra­dic­tion avec la sta­bil­ité écologique de la planète.

Il a donc com­mencé à éla­bor­er cette idée qu’il a appelée écolo­gie sociale, qui part du principe que tous les prob­lèmes écologiques sont des prob­lèmes soci­aux. Mur­ray a dit que, pour guérir notre rela­tion de vorac­ité avec le monde naturel, nous devons fon­da­men­tale­ment mod­i­fi­er les rela­tions sociales. Nous devons met­tre fin non seule­ment à l’op­pres­sion de classe, mais aus­si à la dom­i­na­tion et à la hiérar­chie à tous les niveaux, qu’il s’agisse de la dom­i­na­tion des femmes par les hommes, des les­bi­ennes, des gays et des trans­gen­res par les hétéro­sex­uels, des gens de couleur par les blancs ou des jeunes par les vieux.

La ques­tion était pour lui : com­ment pou­vons-nous faire naître une nou­velle société égal­i­taire ? Quel type d’or­gan­i­sa­tion sociale alter­na­tive créera une société dans laque­lle des êtres humains réelle­ment éman­cipés pour­ront s’é­panouir, et qui comblera le fos­sé entre le monde naturel et nous ? La ques­tion est réelle­ment la suiv­ante : quel type d’or­gan­i­sa­tion poli­tique peut le mieux con­tester le pou­voir de l’É­tat ? Ain­si, à la fin des années 1960, Mur­ray com­mença à écrire sur une forme d’or­gan­i­sa­tion qu’il appela le munic­i­pal­isme lib­er­taire. Il pen­sait que le munic­i­pal­isme offrait une issue à l’im­passe entre les tra­di­tions marx­istes et anarchistes.

Le munic­i­pal­isme rejette la prise du pou­voir de l’É­tat, que nous savons tous, d’après les expéri­ences du XXe siè­cle, être une quête sans espoir, une impasse, parce que l’É­tat — cap­i­tal­iste ou social­iste — avec sa bureau­cratie sans vis­age, n’est jamais vrai­ment récep­tif au peu­ple. Par­al­lèle­ment, les activistes doivent recon­naître que nous ne parvien­drons pas à un change­ment social sim­ple­ment en met­tant nos reven­di­ca­tions dans la rue. Les grands campe­ments et les grandes man­i­fes­ta­tions peu­vent remet­tre en ques­tion l’au­torité de l’É­tat, mais ils n’ont pas réus­si à l’usurp­er. Ceux qui ne s’en­ga­gent que dans une poli­tique de protes­ta­tion ou d’or­gan­i­sa­tion en marge de la société doivent recon­naître qu’il y aura tou­jours du pou­voir — il ne se dis­sout pas sim­ple­ment. La ques­tion est de savoir entre les mains de qui ce pou­voir revien­dra : à l’au­torité cen­tral­isée de l’É­tat, ou au niveau local avec le peuple.
Il est de plus en plus clair que nous n’at­tein­drons jamais le genre de change­ment social fon­da­men­tal dont nous avons si dés­espéré­ment besoin en allant sim­ple­ment aux urnes. Le change­ment social ne se pro­duira pas en votant pour un can­di­dat qui nous promet un salaire min­i­mum de 15 $, une édu­ca­tion gra­tu­ite, un con­gé pour raisons famil­iales, ou qui nous sert des plat­i­tudes sur la jus­tice sociale. Lorsque nous nous con­tentons de vot­er pour le moin­dre mal, pour les os que la social-démoc­ra­tie nous jette, nous soutenons et nous faisons le jeu de la struc­ture éta­tique très cen­tral­isée qui est conçue pour nous main­tenir à terre pour toujours.

En par­al­lèle, bien que sou­vent nég­ligée par la gauche, il y a une riche his­toire de démoc­ra­tie directe, de poli­tique rad­i­cale et d’au­tonomie gou­verne­men­tale par les citoyens : de l’an­ci­enne Athènes à la Com­mune de Paris, en pas­sant par les col­lec­tifs anar­chistes d’Es­pagne en 1936, jusqu’au Chi­a­pas, au Mex­ique, à Barcelone et dans d’autres villes espag­noles ces dernières années — et main­tenant au Roja­va, dans le nord de la Syrie, où le peu­ple kurde a mis en œuvre un pro­jet pro­fondé­ment démoc­ra­tique d’au­to-gou­ver­nance comme il n’y en a jamais eu au Moyen-Orient.

Une poli­tique munic­i­pal­iste, c’est beau­coup plus que d’amen­er un pro­gramme pro­gres­siste à l’hô­tel de ville, aus­si impor­tant que cela puisse être. Le munic­i­pal­isme — ou com­mu­nal­isme, comme l’ap­pelait mon père — ramène la poli­tique à sa déf­i­ni­tion orig­i­nale, comme une voca­tion morale fondée sur la ratio­nal­ité, la com­mu­nauté, la créa­tiv­ité, la libre asso­ci­a­tion et la lib­erté. C’est une vision riche­ment artic­ulée d’une démoc­ra­tie décen­tral­isée, fondée sur des assem­blées, dans laque­lle les gens agis­sent ensem­ble pour définir un avenir rationnel. Au moment où les droits de l’hu­main, la démoc­ra­tie et le bien pub­lic sont attaqués par des gou­verne­ments éta­tiques cen­tral­isés de plus en plus nation­al­istes et autori­taires, le munic­i­pal­isme nous per­met de recon­quérir la sphère publique pour l’ex­er­ci­ce d’une citoyen­neté et d’une lib­erté authentiques.

Le munic­i­pal­isme exige que nous resti­tu­ions le pou­voir aux citoyens ordi­naires, que nous réin­ven­tions ce que sig­ni­fie faire de la poli­tique et ce que sig­ni­fie être citoyen. La vraie poli­tique est le con­traire de la poli­tique par­lemen­taire. Elle com­mence à la base, dans les assem­blées locales. Elle est trans­par­ente, avec des can­di­dats qui sont respon­s­ables à 100 % devant les organ­i­sa­tions de leur quarti­er, qui sont des délégués plutôt que des représen­tants qui font la sourde oreille. Elle célèbre le pou­voir des assem­blées locales à trans­former et à être trans­for­mées par une citoyen­neté de plus en plus éclairée. Et c’est en effet une célébra­tion : dans l’acte même de faire de la poli­tique, nous devenons de nou­veaux êtres humains, nous con­stru­isons une alter­na­tive à la moder­nité capitaliste.

Le munic­i­pal­isme pose les ques­tions suiv­antes : que sig­ni­fie être un être humain ? Que sig­ni­fie vivre en lib­erté ? Com­ment organ­is­er la société de manière à favoris­er l’en­traide, la bien­veil­lance mutuelle et la coopéra­tion ? Ces ques­tions et les poli­tiques qui en découlent por­tent un impératif éthique : vivre en har­monie avec le monde naturel, de peur de détru­ire la base écologique-même de la vie, mais aus­si max­imiser la lib­erté humaine et l’égalité.

La bonne nou­velle, c’est que cette poli­tique se met en place de façon de plus en plus con­crète dans des mou­ve­ments hor­i­zon­taux à tra­vers le monde. Dans la poli­tique de récupéra­tion des usines en Argen­tine, dans les guer­res de l’eau en Bolivie, dans les con­seils de quarti­er qui ont sur­gi en Ital­ie, où le gou­verne­ment n’a pas su aider les munic­i­pal­ités après les graves inon­da­tions. Partout, on voit des gens s’or­gan­is­er au niveau local pour pren­dre le pou­voir, voire con­stru­ire un con­tre-pou­voir qui défie de plus en plus le pou­voir et l’au­torité de l’É­tat-nation. Ces mou­ve­ments repren­nent l’idée-même de démoc­ra­tie et l’ex­pri­ment à son plein poten­tiel, créant une poli­tique qui répond aux besoins humains, qui favorise le partage et la coopéra­tion, l’en­traide et la sol­i­dar­ité, et qui recon­naît que les femmes doivent jouer un rôle de leadership.

Pour y par­venir, il faut que nous remet­tions le poli­tique à chaque coin de rue, en faisant ce que les con­ser­va­teurs du monde entier ont fait avec tant de suc­cès au cours des dernières décen­nies : présen­ter des can­di­dats au niveau munic­i­pal. Cela sig­ni­fie égale­ment créer un pro­gramme min­i­mal — comme met­tre fin aux saisies immo­bil­ières, cess­er l’escalade des loy­ers ain­si que la désta­bil­i­sa­tion de nos quartiers par l’embourgeoisement ou “gen­tri­fi­ca­tion” — mais aus­si éla­bor­er un pro­gramme max­i­mal dans lequel nous réé­val­u­ons ce que pour­rait être la société si nous pou­vions bâtir une économie bien­veil­lante, exploiter les nou­velles tech­nolo­gies et accroître le poten­tiel de chaque être humain pour vivre en lib­erté et exercer ses droits civiques en tant que mem­bre de com­mu­nautés floris­santes et véri­ta­ble­ment démocratiques.

Comme prochaine étape, nous devons nous regrouper, tra­vailler au-delà des fron­tières nationales et des États pour éla­bor­er des pro­grammes qui abor­deront les ques­tions régionales et même inter­na­tionales. C’est une réponse impor­tante à ceux qui dis­ent que nous ne pour­rons pas résoudre de grands prob­lèmes transna­tionaux en agis­sant au niveau local. En fait, c’est pré­cisé­ment au niveau local que ces prob­lèmes sont réso­lus jour après jour. Même les grandes ques­tions telles que le change­ment cli­ma­tique peu­vent être gérées par une con­fédéra­tion de com­mu­nautés qui envoient des délégués pour gér­er les ques­tions régionales et mon­di­ales. Nous n’avons pas besoin d’une bureau­cratie éta­tique cen­tral­isée pour ce faire. Nous devons créer des insti­tu­tions poli­tiques durables au niveau local, non seule­ment par le biais de dirigeants poli­tiques qui appliquent un pro­gramme de jus­tice sociale, mais aus­si par le biais d’in­sti­tu­tions directe­ment démoc­ra­tiques, égal­i­taires, trans­par­entes, pleine­ment respon­s­ables, ant­i­cap­i­tal­istes et écologique­ment con­scientes, et qui don­nent la parole aux aspi­ra­tions du peu­ple. Il fau­dra du temps, de l’é­d­u­ca­tion et la con­struc­tion d’assem­blées munic­i­pales comme con­tre­poids à l’É­tat-nation, mais c’est notre seul espoir de devenir les nou­veaux êtres humains néces­saires à la con­struc­tion d’une nou­velle société.

C’est notre heure. Partout dans le monde, les gens ne veu­lent pas sim­ple­ment sur­vivre mais vivre. Si nous voulons pass­er de la société en spi­rale vers la mort, que des décen­nies de néolibéral­isme nous ont imposée, à une nou­velle société rationnelle qui tient ses promess­es, nous devons créer un réseau mon­di­al de villes, de cités et de vil­lages sans peur. Nous ne méri­tons rien de moins.

Deb­bie Bookchin

Debbie Bookchin
Debbie Bookchin est auteure et journaliste (primée), et co-éditrice de The Next Revolution:
Popular Assemblies and the Promise of Direct Democracy
 (Verso, 2014), un recueil d’essais de Murray Bookchin.
Elle a écrit des articles pour de nombreux journaux, y compris The New York Times, The Atlantic, The Boston Globe, le New Scientist, et publiée dans les médias tels que The Nation, Roar Magazine… Elle fut professeure invitée de plusieurs universités, et intervenante lors d’événements comme Le Forum de la Gauche à New York, Réseau pour la recherche d’une alternative à Hambourg ou encore, au Grand sommet mondial des ‘villes sans peur’ (Fearless Cities) à Barcelone.

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