C’est encore İrfan Aktan qui apporte un éclairage plus que jamais nécessaire, au lendemain de la libération et mise en liberté surveillée d’un des enseignants en grève de la faim. Il le fait par l’entremise de Veli Saçılık, un des protagonistes, depuis le début, de ce bras de fer.
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Cet éclairage, parce que Veli Saçılık ne mâche pas ses mots, explore les zones d’ombres de la non convergence des combats sociaux contre les décrets successifs du régime AKP en Turquie. Le regard est crû sur la division des oppositions, et le rôle qu’elle joue dans l’apparente stabilité du pouvoir, face à celles et ceux qui le contestent, et restent isolés.
Toute ressemblance avec des situations européennes serait bien sûr une coïncidence…
Cet entretien à bâtons rompus, s’il montre l’extrême fatigue de celles et ceux qui luttent seulEs depuis des mois, révèle aussi toute la difficulté de prendre sur soi une lutte qui se devrait d’être massive et collective, face à un régime qui dicte sa loi sur fond de terrorisme d’Etat.
Veli Saçılık : “Constater l’état de Nuriye pourrait provoquer une indignation”
La bonne nouvelle est arrivée au moment où j’avais terminé la transcription de cet entretien et que je préparais l’introduction : Semih Özakça, enseignant incarcéré depuis 23 mai, a été libéré sous condition de porter un bracelet électronique. Cependant, la même décision n’a pas été prise pour l’enseignante Nuriye Gülmen, arrêtée conjointement avec Semih, dont l’état de santé s’est aggravé jusqu’à nécessiter son transfert en soins intensifs. Selon Saçılık, Gülmen n’a pas été libérée, par crainte, de l’indignation que sa vue pourrait provoquer.
Semih Özakça et Nuriye Gülmen, qui ont débuté une résistance à la même période, ont mené le même combat, prononcé les mêmes mots, et exprimé les mêmes revendications. Le fait que Özakça soit libéré, suite à l’audience du 20 octobre, mais que l’incarcération de Gülmen se poursuive semble devenir un sujet de discussion qui durera. Selon Veli Saçılık, la crainte que la vue de Nuriye provoque une indignation dans l’opinion publique, fait qu’elle doit être tenue hors des regards.
Pendant que des centaines de milliers d’employés du secteur public étaient liquidés sous état d’urgence, déclaré le 20 juillet 2016, et prolongé sans répit, la réaction contre cette pratique est restée réduite à la résistance d’une poignée de personnes qui disaient “Je veux retrouver mon travail”, devant le monument aux Droits humains, sur l’avenue Yüksel à Ankara. Veli Saçılık, lui aussi descendu sur l’avenue Yüksel, pour réclamer son travail, aux mêmes moments que Gülmen et Özakça, fut aussi un nom quo est venu en avant, dans cette poignée de personnes.
Saçılık, qui a subi l’intervention policière quasi chaque jour, fut mis en garde-à-vue d’innombrables fois, se plaint surtout du fait que leur syndicat les laisse seulEs. Saçılık, dont même sa mère et sa compagne font objets d’ouvertures de procès, dit “Maintenant je suis fatigué”. Mais il s’empresse d’ajouter “Il est question de la vie de nos deux camarades, de Nuriye et de Semih. Je suis obligé de sortir [à la rue] pour elle et pour lui. Alors que personne ne dit rien, je suis obligé de dire ‘notre travail, notre pain, notre liberté’. Sinon, en ce moment même, je serais avec ma compagne et ma fille qui sont à la maison, à vivre comme un être humain. Mais puisque personne ne sort [dans la rue], personne ne dit rien, je dois faire des concessions.”
Nous avons donc rendu compte, avec Veli Saçılık, de la résistance de Yüksel, qui est sur le point d’atteindre un an, et de la décision de libération d’Özakça ainsi que le maintien de Gülmen en incarcération.
Après notre entretien, nous avons appris la nouvelle de la libération de Semih. Que veut dire cette libération ?
Pour moi, le tribunal concerné, veut impressionner l’étranger, comme s’il y avait eu une véritable procédure judiciaire. Bien sûr nous considérons le fait d’avoir récupéré Semih, comme une conquête. Nous l’avons sauvé de la captivité. Et la grève de la faim, sera sous les yeux. Ce sera un argument contre celles et ceux qui disent “Ils ne font pas de grève de la faim”. Nous allons continuer à nous faire entendre dans l’avenue Yüksel. Et je pense que nous allons prendre aussi Nuriye d’entre leurs mains, et les faire [elle et Semih] retrouver leur travail. Pour cela, j’ai de l’espoir. Au delà de l’espoir, je suis déterminé à poursuivre le combat.
A votre avis, pourquoi Nuriye Gülmen n’a-t-elle pas été libérée ?
Il y aurait des aveux d’un soit disant repenti. Or, aujourd’hui le 20 octobre, à l’audience, tout ce que cette personne a exprimé s’est avéré vain. . Une telle décision a été prise, parce qu’ils font semblant de mener une procédure judiciaire légale. Par ailleurs, alors que la vue de Nuriye provoquerait une indignation dans l’opinion publique, ils continuent à la dissimuler aux regards.
Parce que l’état de Nuriye est très mauvais, au point de ne pas pouvoir la regarder. Le gouvernement court après le fait de ne pas laisser bafouer son propre prestige. Mais, avec notre lutte, nous l’avons déjà bien secoué, ce prestige.
Le 9 novembre, la résistance que vous avez entamée à Yüksel-Ankara, arrivera à un an. Par des décrets, des centaines de personnes ont été démises de leur travail, mais nous avons suivi la réaction contre la large liquidation à travers la résistance menée par quelques personnes dont vous faites partie. Comment réalisez-vous le compte de cette année [écoulée] ?
Ecoutez, nous sommes plusieurs résistants, mais cette fois, je vais parler en mon nom propre. Moi, j’avais été licencié le 22 novembre 2016 et j’avais rejoins la résistance le 24 novembre. Nuriye Gülmen, [fut] la première à descendre sur l’avenue Yüksel, et elle portait la pancarte “Je veux mon travail”. Une journée après, Semih Özakça a rejoint Nuriye. Le lendemain, j’étais, moi aussi, sur Yüksel. Ensuite, d’autres camarades comme Acun Karadağ, Mehmet Dersulu nous ont rejoint. La dose de violence [policière] qui nous a pris pour cible, n’a jamais changé depuis le tout premier jour. Franchement, je pensais que ces résistances allaient se multiplier dans d’autres endroits, que de sérieuses opinions publiques allaient se construire dans plusieurs régions, et que, à défaut de pouvoir carrément inverser le processus, nous réussirions à transformer ceci en un mouvement de masse. Finalement, dans les premier temps, cela s’est passé ainsi. Les résistances individuelles se sont multipliées dans différents lieux, à commencer par Ankara et Istanbul, devant des établissements. Mais le gouvernement AKP a été tellement, avec leurs propres termes ‘intransigeant’, que toutes les personnes qui descendaient dans la rue ont été mises en garde-à-vue, et soumises à sévices. Lors de cette période où le gaz et les balles en caoutchouc étaient au rendez-vous, et où en plus, d’innombrables procès furent ouverts, la naissance d’un mouvement de masse a été contrariée. Moi, tous les jours je passe devant les tribunaux. Des procès ont été ouverts à l’encontre de ma mère, de ma compagne. De cette façon, la menace a commencé à concerner aussi les familles.
Le fait que les actes de résistance ne convergent pas provient-il seulement du simple fait de ces répressions ?
En faisant référence au film “Le silence des agneaux”, il faudrait dire “le silence des syndicats”. Moi, par exemple, j’ai du mal à comprendre le silence de la KESK [Confédération des syndicats des travailleurs du service public, membre du CSI et CES]. Il y a eu près de 130 mille liquidations et près de 3 500 parmi ces licenciéEs sont membres de la KESK. Il n’était pas très difficile de mobiliser ces 3 500 personnes. Ce que nous faisons n’est pas une action surhumaine. Nous allons nous asseoir devant le monument aux Droits humains, nous faisons des déclaration de presse et nous supportons la violence policière. En Turquie, les gens ne sont jamais des lâches. Nous avons vu, lors des [protestations de] Gezi que les gens peuvent le faire. Mais les syndicats se sont comportés d’une façon sans lendemain, en enfermant les revendications dans une gaine bureaucratique, ont freiné continuellement le mouvement de masse et l’ont arrêté. Ils n’ont pas pu diriger, alors n’ont pas voulu diriger.
Les syndicats sont devenus un rouage du climat de terreur
Comment ?
En faisant les morts.
Pourquoi ?
Ils ont pensé, “en faisant les morts, il n’y aura pas d’autres parmi nos membres qui se feront licencier, et nous, les dirigeants, nous ne serons pas arrêtés”. Les syndicats sont devenus un des instruments du climat que l’AKP a créé.
Mais nous savons que les dirigeants de la KESK (confédération) ont des critiques vous concernant. Ils disent que Gülmen et Özakça, en entamant leur grève de la faim, ne les ont pas consultés, et que même, cette action leur a été imposée, et que celles et ceux qui mènent la résistance de Yüksel ne sont pas chauds non plus pour une coordinations avec le syndicat.
Ils ne disent pas la vérité. Moi, je ne viens pas de la même tradition politique que Semih et Nuriye. Tout le monde le sait. Je n’ai pas intégré cette résistance non plus, après de longues conversations et discussions avec Nuriye et Semih. J’ai bougé depuis le début avec la KESK. Le jour même de mon licenciement, je suis allé faire une conférence de presse avec la KESK. Ensuite, j’ai essayé de participer à toutes les actions et réunions que la KESK a organisé, concernant les liquidations par décrets. Mais la KESK a fait surtout des efforts pour ne rien faire et pour freiner. Par exemple, ils ont réalisé une activité nommé “Congrès des liquidations”, mais aucune des décision qui en sont sorties n’ont jamais été appliquées. Par ailleurs, les syndicats ou les personnes, ne sont pas à tout prix obligés de venir sur Yüksel. Ils ne sont pas obligés d’entamer une grève de la faim, comme Nuriye et Semih, ou résister à la façon dont je le fais. Il n’existe pas de règles de ce genre. Mais la seule règle est de résister. Vous pouvez résister dans d’autres espaces, sous d’autres façons. La KESK est actuellement dans un état où elle ne peut même pas faire un sit-in dans le boulevard Sakarya à Ankara. Nous parlons d’un syndicat qui n’arrive pas s’obliger à faire même cela.
Mais à Istanbul, dans les quartiers Bakırköy et Kadıköy, il existe une résistance des membres de la KESK…
Oui, ce sont mes amiES et je sais qu’ils/elles ne sont par organiséEs par la KESK, et qu’ils/elles poursuivent cette résistance de leur propre initiative. Ils/elles sont, comme moi, des membres de la KESK, mais descendent dans la rue, de leur propre volonté. La KESK n’arrive même pas à s’occuper de ses membres qui mènent des résistances devant leurs lieux de travail à Ankara. Or la KESK a pourtant pris une décision pour des “Mobilisations et des actions devant les lieux de travail”
Le dirigeant du syndicat a dit “A cause de vous, nous sommes battus”
Avez-vous parlé de cela avec eux ?
Je leur ai parlé de multiple fois. “D’accord, ne venez pas à Yüksel, je peux y être, d’autres camarades peuvent être présentEs”, leur ai-je dit, “Mais ne laissons pas tomber nos positions, par exemple à l’avenue de Sakarya. Quand la police nous demande de nous disperser, ne quittons pas les lieux, restons devant nos lieux de travail, avec entêtement”. Ils nous prennent et mettent en garde-à-vue, sans cesse. Après ce reportage, je vais aller à Yüksel et je vais être remis en garde-à-vue une nouvelle fois. Demain aussi, je serai arrêté, et le surlendemain… Si nous étions cinq cent personnes à être présentes, dans différents espaces, deux par deux, et en rotation, ne serions-nous pas plus efficaces ? Suis-je obligé de subir autant de souffrances ? Tu prétends à la direction syndicale, tu obtiens la direction et ensuite, tu ne fais rien ! Un dirigeant de la KESK a dit aux jeunes qui sont passés à l’acte pendant la commémoration de l’attentat du 10 octobre [attentat à la Gare d’Ankara, lors d’un meeting pour la Paix, ayant fait 102 morts 2015] : “A cause de vous on est battus”
Qui a dit cela ?
Je ne donne pas de nom, mais ils s’agit d’un des plus importants dirigeants de la KESK. Et il a dit cela aux jeunes qui n’obéissaient pas à la police. Cette phrase fut prononcée lors de l’hommage pour 102 personnes massacrées. Elle était adressée non pas à la police, qui gazait une salle fermée, mais aux jeunes qui réagissaient à cette violence [policière]. Elle est grave. Je ne l’accepte pas. Et même, je leur réponds, “c’est moi qui suis battu à cause de vous”. Nous sommes battus, parce que vous ne mobilisez pas votre syndicat de 250 mille membres, parce que vous ne prenez pas les devants, vous ne montrez pas la résistance nécessaire, et en tant que dirigeants, vous ne mettez pas votre main sous la pierre [expression en turc, ‘prendre des risques’]. Ma critique est claire et déterminée. Mais cette critique ne veut pas dire “Veli a une action, un propos, et tout le monde doit le suivre”. Les actions que je mène peuvent trouver des soutiens, ou pas… Les gens peuvent dire “Ce que Veli dit n’est pas juste” et je respecte cela. Mais si ce que je dis n’est pas juste, eux/elles doivent aussi mettre à la lumière du jour ce qui est juste, aller sur la zone [de résistance] avec leurs propres visions, et produire un discours et des actions. Ces camarades, ‑laissez tomber les actions- ils n’ont même pas de discours, concernant les décrets. Sur la zone [de résistance], j’arrive à produire des slogans, je prononce des mots, et les journaux et sites web les publient, qu’ils pensent comme moi, ou non. Mais dans les mêmes médias, nous ne voyons pas une seule déclaration des co-présidentEs de la KESK. Parce qu’ils ne font pas de déclaration, et même s’ils en font, ils ne disent rien d’intéressant, ils ne réfléchissent pas dur le sujet, et ils n’ont aucun projet pour transformer ces actions [en un mouvement de masse].
Les membres ne forcent pas la KESK à bouger ?
Au début cela arrivait. A Ankara, le nombre de membres licenciéeEs est autour de 250 et au début, nous arrivions à faire des réunions avec une centaine de personnes. Je n’ai jamais observé que les membres non-licenciéEs aient une quelconque revendication sur ce sujet, auprès de la KESK. Nous demandions sans cesse aux syndicats, “Que faire ?” et la réponse que nous avions était toujours la même “Attendez, on va prendre une décision”. Ils n’en ont rien fait.
J’ai dit à Nuriye et Semih “confiez-moi votre grève de la faim”
Le fait que Nuriye Gülmen et Semih Özakça entament une grève de la faim fut un élément critique qui a porté cette résistance dans l’actualité internationale. Pourquoi alors, n’avez-vous pas entamé une grève de la faim ?
Je veux récupérer mon travail et je pense qu’une grève de la faim qui risque de finir par la mort ne trouve pas sa place dans cette balance. Mais Nuriye et Semih pensent que cela doit être comme cela. Moi, je pense que mon avis est juste, mais je respecte le leur. Le fait que je ne pense pas comme eux, ne se transforme jamais en un jugement contre leur volonté.
Il y a eu beaucoup d’appels lancés, pour que Gülmen et Özakça arrêtent leur grève de la faim. Avez-vous, vous aussi émis des suggestions similaires ?
A partir du 50ème jour, j’ai proposé à mes camarades, “arrêtez, et je fais la grève pendant 50 jours, à mon tour”. J’ai proposé de la transformer en une grève tournante. Mais lorsqu’il/elle ont dit “notre volonté est telle et nous allons faire comme cela”, j’ai respecté. A partir de ce moment, il n’y aurait pas eu de sens à dire à mes amiEs “pourquoi faites-vous une grève de la faim, ce n’est pas une voie juste”. De toutes façons, dans ma pratique, je fais ce qui est, pour moi, juste. Et mes camarades, avec leur propre pratique, disent ce qui est juste pour elles/eux. Alors, nous avons deux exemples d’action devant nous : celui que Nuriye et Semih pratiquent, et celui que moi, Acun Karadağ’ın, Mehmet Dersulu et les autres pratiquons. Si d’autres, qui ne pensent pas comme nous, proposent d’autres choses, je ne leur dirai jamais “pourquoi vous faites comme cela, pourquoi vous résistez comme cela”. Prenons l’exemple d’un camarade à Bodrum, Engin Karataş [enseignant]. Un jour, il écrit partout, en utilisant du scotch d’emballage, “Justice”, un autre jour, il saute en parachute, il plonge dans la mer, un autre jour il écrit “Justice” en utilisant des cordes marines, il fait voler un ballon avec une devise accrochée “Je veux mes élèves”. Il vient à Ankara, il sème les policiers et il pose une devise sur le Monument pour les Droits humains. Maître Engin, en ce qui concerne les modes d’action, n’est pas orthodoxe comme moi, mais il réalise toutes sortes d’actions pour dire dignement “je veux mes élèves”. Et sur ce, que fait Eğitim-Sen [Syndicat des enseignantEs, membre du KESK] à Maître Engin ?
Que lui fait-il ?
Le représentant de l’antenne de Bodrum lui dit “Maître, ne venez pas à Eğitim-Sen, la police fait pression sur nous”. Et alors, maintenant, allons-nous nous tenir à distance des actions singulières que Maître Engin réalise ?
Pensez-vous que vous faites une action radicale ?
Non, je ne fais rien d’une action radicale, je ne fais que me faire battre. Se faire battre, peut être radical ?! Je tourne le dos, il me frappe sur la tête, et ils mettent des coups de pieds derrière. Devant, ils aspergent mon visage de gaz, ils envoient des balles en caoutchouc sur mon corps. Moi, je fais une action passive, et c’est une action qui correspond à la dignité d’un travailleur du secteur public. Et s’il y a quelqu’un qui dit “Ce n’est pas une action juste”, qu’il/elle parle, sans fuir, au travers de sa propre pratique.
Quels sont les arguments des dirigeants du KESK qui répondent vos critiques ?
“l’AKP a interdit, la police attaque”. C’est cela leur argument. D’accord, l’AKP interdit, la police attaque, mais moi, je sors [dans la rue] quand même. Une politique de syndicat qui se base sur “ne jamais être prise en garde-à-vue”, est-elle possible ? Si Lami Özgen, le Coprésident du KESK avait montré la volonté que j’ai montrée la première fois que j’ai descendu la rue, les choses seraient-elles pareilles ? S’il avait parlé, comme il trouvait juste, là où il voulait, et avait dit “mes membres ont fait cette action selon mes consignes et j’en prends la responsabilité”. N’était-ce pas possible ? Ils disent au sujet de notre action “la décision n’a pas été prise en coordination avec le syndicat”. Pourquoi alors, n’appliquent-ils pas les décisions qui ont été prises en coordination avec le syndicat?
Quel genre de décisions avaient été prises ?
Par exemple, il avait été décidé de faire des actions, tous les jours de la semaine, devant tous les établissements.
Quand cette décision fut-elle prise ?
Il y a environ huit mois. En effet, il y a des décisions comme “Dans les endroits importants des villes, nous allons mener des actions d’une durée de quatre heures, tous les jours”, “Nous allons élaborer des outils de propagande généralisés contre l’état d’urgence”, toutes décisions écrites et enregistrées. Les décisions que la KESK a prise elle-même, ne sont même pas respectées par les membres de son propre conseil d’administration.
Ecoutez, l’action de dix minutes de KESK ne me satisfait pas. Moi, je suis licencié, j’ai un enfant, je dois résister. Moi, je dis, “je ne rentre pas chez moi, je résiste” et eux me répondent “non, nous avons décidé d’une action de dix minutes, les dix minutes sont écoulées, rentre chez-toi”. Ils ne peuvent pas me dire cela, ils ont des décisions enregistrées.
Existe-t-il des oppositions idéologiques entre vous et le syndicat ?
Non, nous n’avons pas de différents idéologiques. Je ne dis à personne “tu es de telle famille politique, c’est pour cela que tu fais ceci, cela”. Nous avons une tradition au KESK : la lutte légitime et active. Elle prend sa force, non pas de la Loi, mais de la légitimité. C’est à dire, que si ton action est légitime, même si la police l’interdit, tu la fais. Je vais tous les jours à Yüksel, et ce que je fais est légitime. Mais certainEs vont à l’avenue Sakarya, et la police leur dit “ne restez pas là, allez devant le commissariat”, ils/elles partent et vont devant le 5e commissariat… Moi, je n’accepte pas cela. Ecoutez, lorsque qu’ils/elles manifestent et annoncent “Pour celles et ceux qui sont licenciéEs : nous fermerons nos yeux durant une minute et penserons à eux”, la police leur dit “votre action a pris une forme illégale, nous allons intervenir”. Alors, ils/elles répondent “D’accord, d’accord, nous ouvrons nos yeux”. Cette situation n’aurait pas du en ariver là.
Depuis près d’un an, vous rencontrez quasi quotidiennement la violence policière. Comment est votre état de santé ?
Maux au cou en continu, cassure à l’épaule, je ne peux pas me coucher sur ce côté. Suite à une déchirure de muscle à mon épaule gauche, je ne peux pas faire certains mouvements. Je porte encore les hématomes de la dernière intervention policière. Comme je subis des gaz régulièrement, des problèmes de respiration on été révélés. J’avais une excellente vue, maintenant j’y vois moins bien.
Je n’ai pas vécu une autre période où j’ai été ainsi battu, matin et soir
Etes-vous fatigué ?
Je suis fatigué ! Je ne le dis pas au sens négatif mais oui, je suis fatigué ! Je m’intéresse à la politique depuis 1993, mais depuis cette date je n’ai jamais été dans une action qui se rapproche de 350 jours. Je n’ai jamais vécu une telle période où je suis battu, matin et soir. Je vis actuellement cela et je suis fatigué. Je l’ai dit de nombreuses fois ; autant de personnes ont été liquidées, pourquoi seules quatre, cinq personnes endossent-elles seules le poids de cela ? Cette charge doit nous être enlevée, désormais. Ecoutez, le monument aux droits humaines est l’honneur d’Ankara, et il est actuellement encerclé. Si les syndicats, l’İHD [Association des Droits de l’homme] et les organisations similaires ne font pas d’action, qu’ils se réunissent et organisent au moins une campagne pour que ce monument soit “libéré”. Le monument aux Droits humains est mis derrière des barrières, c’est une honte pour nous toutes et tous !
Le fait que vous soyez fatigué, veut-il dire que vous ne sortirez pas à nouveau sur Yüksel ?
Moi, je ne veux plus descendre ainsi à la rue Yüksel. Je suis obligé de sortir [à la rue] pour elle et pour lui. Alors que personne ne dit rien, je suis obligé de dire ‘notre travail, notre pain, notre liberté’. Sinon, en ce moment même, je serais avec ma compagne et ma fille qui sont à la maison, à vivre comme un être humain. Mais puisque personne ne sort [dans la rue], personne ne dit rien, je dois faire des concessions. Comment je tournerais le dos, aux nouvelles qui annoncent que les quatre cinq personnes qu’y sont allées en mon absence, on été battues ? Je vais continuer. Tout à l’heure je vais aller à l’action, je vais encore être aspergé de gaz, je serai encore battu, encore mis en garde-à-vue.
Il y a une éventualité que le gouvernement puisse résoudre la question de grève de la faim
Bien sûr, pendant ce temps là, la grève de la faim de Nuriye Gülmen, Semih Özakça et Esra Özakça se poursuit. Par conséquent, chaque jour qui passe, le risque sur leur vie augmente. Apparemment, du côté du gouvernement, il n’y aura pas d’évolution sur se sujet…
Moi, je pense qu’il y aura une évolution. Cette grève de la faim arrive au 222è jour et c’est un processus sans possibilité de retour. Même s’ils les libèrent aujourd’hui même, le fait que nos amiEs restent handicapéEs est malheureusement certain. Bien que nous menions nos actions avec quatre cinq personnes, nous savons que le coeur de tout le monde est avec nous, les yeux sont sur nous. L’Etat nous donne de l’importance. Il pense que cette action peut générer une révolte du type Gezi. Par conséquent, pour que cette tension ne continue plus, je pense qu’il y a une possibilité que le gouvernement puisse résoudre la question de la grève de la faim, par des voies parallèles.
Sur ce sujet, y a‑t-il des signaux que nous ne voyons pas, mais qui pour vous sont visibles ?
Anadolu Ajansı [AA agence d’info de l’Etat] a commencé à venir à nos déclarations de presse… alors il se passe quelque chose. Lors de la conférence de presse tenue devant l’hôpital Numune, dans lequel Nuriye est détenue, AA était également présente.
Mais il n’y a pas d’autre signal à part cela…
Je pense qu’ils essaieront de trouver une voie parallèle par l’intermédiaire de la commission d’état d’urgence ou de la CEDH. Le gouvernement va élaborer, une tactique plutôt que chercher une solution. Pendant ce temps là, il pourra aller vers une formule qui permettra de faire une pause. Mais cela veut dire que nos amiEs perdront leur vie, et quand nous retournerons à notre travail, nous allons nous asseoir sur leur dépouille. Et cela sera enregistré dans la casier du gouvernement comme un événement indélébile.
Durant cette année, aussi bien le HDP que le CHP ont mené différentes démarches. Pensez-vous que les partis d’opposition prennent leurs responsabilités ?
Nous ne pouvons pas dire que c’est pleinement fait, mais nous avons vu que le CHP (Parti républicain du peuple) a donné un soutien, au dessus de leurs propres traditions. Le HDP (Parti démocratique des peuples) nous a donné aussi son soutien. De nombreux députéEs sont venus nous voir et beaucoup de membres et sympathisantEs du HDP ont participé à ces actions avec nous. Les autres partis de la gauche socialiste aussi. Même si une décision d’une envergure centrale n’existait pas, ils/elles ont été présentEs à nos côtés. Le CHP insiste encore pourtant sur les démarches institutionnelles. Le HDP, du point de vue politique, est cohérent avec ses discours. Moi, je suis content de cela. Un dirigeant du KESK issu du HDP, membre du HDP en politique, ne prend pas les mêmes postures. Les membres du HDP qui sont dans l’action politique, semblent bien plus cohérents. La même chose est valable pour les membres du ÖDP (Parti de la liberté et de la solidarité) et les autres. Parce qu’ils/elles voient qu’une brèche quo serait ouverte ici, peut affecter tous les décrets et l’état d’urgence.
Le fait que le gouvernement fasse un pas qui irait dans le sens où Gülmen et Özakça arrêteraient leur grève, ne voudrait-il pas dire à la fois, une ouverture de brèche pour lui ?
Ce que fera le gouvernement nous importe peu, nous pensons à ce que nous devons faire, nous. Le gouvernement montre de toutes façons, qu’il ne veut pas de solution, depuis 350 jours. Parfois, pour diminuer l’effet sur l’opinion publique, ils diminuent la violence sur moi, ou sur Acun. Et cette fois, nous haussons nos voix, alors ils nous frappent en nous disant “tu as trop parlé”. Ils n’ont pas réussi à équilibrer. Le gouvernement veut nous faire taire, mais tout ne peut pas répondre à ses désirs, la vie ne se déroule pas ainsi.
Cet entêtement est un bon entêtement, un entêtement solide
Depuis des mois, presque tous les jours, vous vous trouvez devant la police, et vous n’arrivez pas à deviner quel jour, quelle type d’intervention il y aura. Lorsque vous arrivez à Yüksel, quel est votre état d’esprit ?
Je pense non pas à ce que la police fera, mais à ce que je dois faire. Suite à leur querelle avec la Confrérie [organisation du prêcheur Fetullah Gülen, ancien ami d’Erdoğan, devenu ennemi public n°1], alors que je n’avais aucun lien, alors que je suis socialiste, ils m’ont licencié. En plus, comme si j’étais déchu de ma nationalité, ils m’ont retiré tous mes droits, mon droit aux études, à fonder une coopérative, à voyager, à partir à l’étranger, tout. Si j’étais condamné pour appartenance à une organisation [illégale] je n’aurais même pas été puni de telle façon, mais quand on est licencié par décret, cela se passe comme cela. Ils ont dit “Qu’ils/elles mangent les racines des arbres” [SIC Osman Zabun, responsable de l’AKP Isparta le 7 octobre 2016 ], ils ont dit, “Ceux là, on les a transformé en morts sociaux” [Un ministre AKP].
Je ne suis pas en colère seulement pour des raisons politiques. Je descends pas dans la rue parce que je suis socialiste. J’y suis en tant que travailleur du secteur public licencié. Et je suis très en colère contre eux. C’est une colère personnelle. Comme je dis, “ils ne peuvent pas nous faire cela”, je dis aussi “ils ne peuvent pas me faire cela”. Je sais, je peux être tué, d’un coup, par une capsule de gaz. Ils peuvent faire du mal à mes amiEs. D’un autre côté, en arrivant, tu ressens la peur. Elle vient du fait de ne pas savoir ce qui va se passer, mais une fois sur place, tout se termine. Il y a quelques jours, ils ont fait une chose que je n’ai pas supporté. Ils m’ont jeté par terre et on appuyé avec leurs bottes sur mon bras amputé. Vivre des moment comme ça, est difficilement supportable. Mais je sais aussi que le compte sur tout ce qui nous a été fait sera donné. Je ne dis pas cela pour faire de l’agitation, mais, nous n’écrivons pas sur le sable, mais dans l’Histoire. Avant, j’appelais ceux qui nous torturaient “fascistes”. Mais pour les gens qui nous ont menotté au dos, même la maman Perihan, qui a 75 ans, je n’utilise plus de termes politiques. Chaque fois que nous pensons qu’ils n’iront pas jusqu’e là, ile le font. Mais à chaque fois qu’ils disent eux, “cette fois ils vont avoir peur”, nous n’avons pas peur. Cet entêtement est un bon entêtement, un entêtement solide.
Nous voyons seulement la violence sur l’avenue Yüksel, mais nous ne savons pas ce qui se passe pendant les gardes-à-vue. Etes-vous amenés chaque fois au commissariat ? Que se passe-t-il après Yüksel ?
Cette pratique change chaque fois. De toutes façons, nous n’avons jamais su quel était exactement notre crime. Pendant ces derniers jours par exemple, ils nous jettaient dans le véhicule en nous battant et en nous étouffant par le gaz. Ensuite, ils nous amènent à l’hôpital, et nous mettent une amende de 227 livres turques, pour “entrave à la Loi sur les incivilités”, c’est à dire, pour les délits du type “jeter des déchets sur la voie publique”, et ils nous libèrent. Avant, ils nous arrêtaient pour “entrave à la Loi de manifestations et rassemblements”, et d’ailleurs pour cela, il y a de nombreux procès ouverts à notre encontre. Après, ils ont vu que ça ne marchait pas. Alors, ils ont alors ouvert un procès à l’encontre de Nuriye et Semih, pour “appartenance à une organisation [illégale]”. A ce moment là, j’avais fait un appel au Ministre de l’intérieur, en lui disant “trouve une organisation pour moi aussi”. Finalement, ils m’ont ajouté dans le procès de Nuriye et Semih. Désormais, je vais tous les jours au commissariat, pour signer [Contrôle judiciaire].
Si j’étais membre d’organisation, je serais incarcéré depuis longtemps
Quelles sont les preuves utilisées pour le chef d’accusation d’ ”appartenance à une organisation [illégale]” ?
Les partages que je fais sur Twitter et Facebook, à propos de notre résistance à Yüksel. Un procureur m’a demandé “de qui prenez-vous les consignes d’actions ?”. Je lui ai dit “vous ne pouvez pas me poser une telle question, vous pouvez dire seulement, ‘nous avons déterminé, vous prenez les ordres d’intel”. Je lui ai dit “Vous avez oublié de mettre les preuves dans le dossier. S’il vous plait, essayez d’en trouver d’ici le procès, sinon ce serait une insulte à votre métier”. Je suis socialiste, je suis révolutionnaire, je ne suis pas membre d’une quelconque organisation illégale. Je suis dans la rue, en tant que travailleur du secteur public, membre du KESK. De toutes façons, si j’étais membre d’une organisation, il m’aurait arrêté de nombreuses fois.
Qu’est ce qui a manqué pour que les choses en arrivent là ?
S’il était question d’un gouvernement bourgeois normal, nous ne serions pas licencié, et il n’y aurait pas toutes ces discussions. Mais comme tout cela est arrivé, si notre syndicat était un peu organisé, et pouvait gérer les liquidations, si les dirigeants se mobilisaient à l’intérieur du syndicat, nous aurions pu les faire reculer. Mais malheureusement tout le monde est devenue un rouage de ce climat de peur et a reculé.
Il y a des policiers qui viennent nous voir pour se confesser
Pour vous, sur ce chemin, ceux et celles qui ont été licenciéEs ont été vaincuEs ?
Tant que l’avenue Yüksel n’est pas vaincue, les licenciéEs ne peuvent pas être considéréEs comme vaincuEs. L’avenue Yüksel est devenue la pierre angulaire, mais ce n’est pas une bonne chose, c’est mauvais. Notre pratique ne devrait pas être comme cela. Le fait d’avoir confié sa volonté à la volonté du Préfet et du Directeur de la Police, et ne pas pouvoir prononcer de mots sans leur autorisation, est pour nous, honteux.
Depuis des mois vous vous trouvez face face avec les policiers de l’avenue Yüksel. Depuis tout ce temps, y a‑t-il eu une transformation dans la communication entre vous ?
Une partie des policiers, selon ce que j’ai entendu, auraient de la sympathie pour nous. Ils diraient “Pourvu que ceux-là occupent l’actualité et que ce ne soit pas notre tour” (Il rigole). Quant à une autre partie, pour contenter le pouvoir, ils attaquent bien plus que l’ordre qui leur est donné. Lorsque certains s’adressent à moi par “Veli”, je leur dis “vous ne pouvez pas vous adresser à moi par mon prénom”. Il y en a certains qui bousculent, et qui ensuite, se confessent. Mais en général ils sont dans la réflexion “cette affaire peut un jour faire volte face et Acun, Veli qui sont bien en avant, peuvent nous demander des comptes un jour”. Certains jours, ils s’en prennent à nos soutiens en leur disant “Acun et Veli, ils peuvent, mais pour qui vous vous prenez?” Et quand nous allons à l’hôpital, des policierEs qui semblent plus respectables peuvent dire “nous n’y sommes pour rien”…
İrfan Aktan
İrfan Aktan a commencé le journalisme en 2000 sur Bianet. Il a travaillé comme journaliste, correspondant ou éditeur, à l’Express, BirGün, Nokta, Yeni Aktüel, Newsweek Türkiye, Birikim, Radikal, birdirbir.org, zete.com. Il fut le représentant de la chaîne IMC-TV à Ankara. Il est l’auteur de deux livres “Nazê/Bir Göçüş Öyküsü” (Nazê/Une histoire d’exode), “Zehir ve Panzehir: Kürt Sorunu” (Poison et antidote : La question kurde). Il écrit actuellement à l’Express, Al Monitor, et Duvar.
Vous pouvez trouver tous les articles sur la lutte de Nuriye, Semih, Veli, Acun et leur camarades dans ce dossier spécial :