Une nou­velle tra­duc­tion, d’un arti­cle paru en turc, qui dénonce la banal­i­sa­tion de la tor­ture en Turquie, voire sa pro­mo­tion par des fac­tions et groupes, dans et hors de l’ap­pareil d’Etat.


 Türkçe (Gazete Duvar) | Français | English

L’au­teur de l’ar­ti­cle replace ces “actes de tor­ture con­tre les per­son­nes” à la fois dans un con­texte inter­na­tion­al et région­al de guerre. Il dénonce les porosités qui exis­tent entre vio­lences éta­tiques et fac­tions et groupes de pou­voir qui l’in­stru­men­talisent, jusqu’à banalis­er, jus­ti­fi­er et légitimer l’hor­reur comme pra­tique admise et nor­male con­tre “l’en­ne­mi désigné”.

Il n’abor­de là, que quelques cas pré­textes, et on pour­rait com­pléter l’ar­ti­cle par d’autres, qui iraient du meurtre mis en scène de Hacı Lok­man Bir­lik, comme autre exem­ple, jusqu’au retour en force des actes bar­bares en prison, en pas­sant par nom­bre d’actes qui relèvent du “crime de guerre”. Kedis­tan avait pub­lié, déjà, et dif­fusé une dénon­ci­a­tion de cette forme de mise à dis­tance du “cadavre de l’autre” , sociale­ment promue.

Quand une société entière est gan­grenée par l’idée d’un enne­mi intérieur qui serait un can­cer pour le corps social, et qu’une poli­tique d’E­tat jus­ti­fie l’emploi de toutes les méth­odes et pra­tiques inhu­maines con­tre lui, en lais­sant se déchaîn­er les fac­tions sur les réseaux et une par­tie des médias, qui déper­son­nalisent l’en­ne­mi comme un “corps étranger”, le pire s’in­stalle, et avec, la peur et la division.

Nous avons choisi, comme l’au­teur de l’ar­ti­cle, de vous épargn­er les pho­tos. Toute­fois elles sont disponibles seules ou dans les bil­lets, comme preuves irréfuta­bles. Suiv­ez les liens.


L’ar­ti­cle de İrf­an Aktan, pub­lié sur Gazete Duvar, le 9 octo­bre 201

Publicité pour la torture

L’hu­man­ité était entrée dans le nou­veau mil­lé­naire avec des pho­tos de la sauvagerie de la guerre que les Etats-Unis réal­i­saient en Irak depuis 2003. Après l’oc­cu­pa­tion, les jour­nal­istes “embed­ded”, autrement dit “attachéEs”, ont pub­lié d’in­nom­brables pho­tos, exposant com­ment “l’Amérique mon­trait sa force” aux irakiens. Par­mi les images que celles et ceux qui ont témoigné de cette péri­ode ne pour­ront oubli­er de toute leur vie, les pre­mières furent ces pho­tos de tor­ture au cen­tre car­céral Abou Ghraib. La pho­togra­phie représen­tant un groupe de pris­on­niers nus, avec des sacs sur la tête, entassés les uns sur les autres, avec deux sol­dats état-uniens rigolant der­rière eux, avait à cette époque là, bien ques­tion­né la notion d’humanité.

Con­cer­nant les per­son­nes détenues, le “Pro­to­cole d’Is­tan­bul” (pdf) ou de son nom com­plet le “Manuel pour enquêter effi­cace­ment sur la tor­ture et autres peines ou traite­ments cru­els, inhu­mains ou dégradants” noti­fie ceci :

8. Sévices sex­uels y com­pris le viol
215. Les sévices sex­uels com­men­cent avec la nudité for­cée, laque­lle est une con­stante des actes de tor­ture dans de nom­breux pays. Un indi­vidu ne se sent jamais aus­si vul­nérable et impuis­sant que lorsqu’il est nu. La nudité exac­erbe l’impact psy­chologique de toute forme de tor­ture, en faisant plan­er la men­ace per­ma­nente de vio­lences sex­uelles, jusqu’au viol et à la sodomie. Les men­aces, moqueries et autres agres­sions ver­bales à con­no­ta­tion sex­uelle relèvent égale­ment des sévices sex­uels, car elles accentuent l’humiliation. S’agissant des femmes, les attouche­ments sont tou­jours trau­ma­ti­sants et doivent être sys­té­ma­tique­ment tenus comme des actes de torture.

Lorsque le 4 octo­bre dernier, des pho­togra­phies mon­trant sept per­son­nes sor­ties d’un véhicule imma­triculé à Mersin, avec les mains attachées dans le dos, mis­es à nu, couchées au sol sur le ven­tre, dans la région de Sey­dike­mer, attaché au dis­trict Orta­ca à Muğla, ont été servies aux médias, beau­coup d’utilisateurs/trices des médias soci­aux ont tout de suite fait le rap­proche­ment avec Abou Ghraib. (Cumhuriyet arti­cle en turc)

Bien que le cadre soit très dif­férent, le fait que ces per­son­nes, mains attachées dans le dos, couchées sur le ven­tre, nues, soient par con­séquent tenues et exposées dans l’é­tat le plus vul­nérable, con­duit les gens à faire un par­al­lèle avec une autre image qui a mar­qué leur mémoire.

La caricature de la torture

Le 9 juin, à Gevaş, dis­trict de Van, trois vil­la­geois avaient été tor­turés, leurs pho­togra­phies ensanglan­tées avaient été partagées par des pro-tor­tures avec des applaud­isse­ments, et lorsque la “fin de la pub” avait été obtenue, les inno­cents vil­la­geois avaient été ren­voyés chez-eux. (Evrensel arti­cle en turc)

En août, les tor­tion­naires ont mon­tré leur face cachée, cette fois dans le vil­lage de Şap­atan à Şemdin­li et ont tor­turé des dizaines de vil­la­geois­Es. (Evrensel arti­cle en turc)

Au sujet de la tor­ture sys­té­ma­tique, l’af­faire de Muğla tient le haut de la marche. En effet, une autre pho­to, mon­trant que la pra­tique indigne à l’en­con­tre des per­son­nes tor­turées, exposées nues sur la route, avait con­tin­ué dans un autre lieu, a été égale­ment pub­liée par les auteurs, eux-mêmes. On voit sur cette autre pho­togra­phie, que, der­rière un banc por­tant l’in­scrip­tion “Mairie de Sey­dike­mer”, qua­tre per­son­nes, bas dénudés, mains attachées au dos, se tien­nent accroupies sous des palmiers, le vis­age tourné vers le mur de la cour. (Artı Gerçek arti­cle en turc)

Un mag­a­zine satirique, qui fait rire les islamistes, a illus­tré sous forme de car­i­ca­ture, et de fait plutôt le monde men­tal de leur pro­pre com­mu­nauté, en dessi­nant ces vic­times de tor­ture de Muğla. Sur la car­i­ca­ture, qua­tre hommes couchés nus, sont vêtus de sou­tien-gorges et culottes ornées de dra­peaux d’Is­raël, des Etats-Unis, et d’Alle­magne, con­sid­érés comme “enne­mis”. Sur le dessin, on voit une per­son­ne vêtue en civ­il, qui se tient le nez avec dégoût, tout en soule­vant avec un bâton, la culotte por­tant le dra­peau du YPG de la qua­trième vic­time. (Tout de même, traiter le dra­peau des Etats-Unis, d’Is­raël ou de l’Alle­magne de la même façon deman­derait plus d’au­dace !) L’im­ma­tric­u­la­tion du “véhicule réqui­si­tion­né” est égale­ment intéres­sante. “FG 1941”. Soit, Fethul­lah Gülen et son année de naissance.

Tant d’en­ne­mis désignés entassés en une seule car­i­ca­ture ! Dans la bulle de con­ver­sa­tion, on “fait dire” ceci une des vic­times de tor­ture, avec l’ac­cent kurde : “Hé com­man­dant, vous avez bousil­lé le grand spec­ta­cle haa !”

Construire une opinion publique en torturant

La tor­ture, quelle que soit la vic­time, est un crime. Même les tri­bunaux de l’in­qui­si­tion au Moyen-Age, étaient tenus de “prou­ver” le crime de la per­son­ne pour pou­voir la torturer.

Même en Turquie, les tor­tion­naires des années 90, déploy­aient des efforts afin de dis­simuler à la fois leurs actes, et leur vis­age ; et ceux qui les dirigeaient,  déclaraient chaque affaire de tor­ture révélée au grand jour, comme “isolée”, afin d’éviter d’en­doss­er le crime. Les tor­tion­naires d’au­jour­d’hui, ne veu­lent plus que leurs actes restent cachés mais qu’ils soient con­nus et font tous les efforts pour ce faire. Parce qu’en tor­tu­rant, ils tâchent de con­stru­ire une opin­ion publique en leur faveur, d’at­tir­er les gens de leur côté, en les entraî­nant vers l’hor­reur, et ain­si mul­ti­pli­er leurs forces.

Lorsque dans un pays, la tor­ture devient un “matériel pub­lic­i­taire”, cela veut dire que la société a mis genou à terre devant la tor­ture. En effet, suite à la dif­fu­sion sys­té­ma­tique de ces images, les organ­i­sa­tions “under­ground” ont com­mencé, à leur tour, à pro­duire ce genre de “pubs”.

Dans une courte vidéo, pub­liée il y a peu de temps, on voit qu’un homme à qui on fait porter une jupe rose, est con­traint par au moins deux per­son­nes, qui seraient mem­bres d’un groupe mafieux bien pré­cis, à tir­er une balle dans sa pro­pre jambe. Selon les allé­ga­tions, cette per­son­ne serait égale­ment mem­bre du même groupe mafieux. Il aurait “déshon­oré le pain qu’il a mangé”.

Beau­coup d’ex­em­ples mon­trent aus­si que chaque fac­tion mafieuse, qui com­mence à s’en­graiss­er, par imi­ta­tion, singe la face digne et hyp­ocrite des Etats. Pen­dant que, pour élargir encore leurs rangs, il font mine d’avoir de la com­pas­sion pour la société ou les insécurisés, ils con­traig­nent leurs enne­mis, au tra­vers de l’hor­reur, vers le point où ils deman­deront grâce.

Quand il n’y a plus de dignité humaine, qui vaincra la torture ?

Il est dif­fi­cile de penser que les groupes mafieux qui dif­fusent les vidéos de tor­ture, ne seraient pas influ­encés par ces dif­fu­sions sys­té­ma­tiques sur les réseaux soci­aux, des tor­tures que l’E­tat pra­tique sur les per­son­nes qu’il con­sid­ère opposantes ou menaçantes envers lui. Par ailleurs, il ne faut pas oubli­er non plus, que la “fémin­i­sa­tion” de tous les tor­turés, qua­si sans excep­tion, encour­age et illus­tre à la fois, les vio­lences faites aux femmes, qui elles ont atteint des pro­por­tions terrifiantes.

Le fait de sor­tir ceux qui ont été choisi comme vic­time, de leur iden­tité mas­cu­line, de “les féminis­er”, de les “neu­tralis­er” à tra­vers humil­i­a­tions et tor­tures psy­chiques et physiques, de leur enlever dig­nité et  human­ité, est une pra­tique clas­sique du “Droit mafieux”.

Que dit la Loi con­tre ce “Droit mafieux” ?
Sur ce sujet l’ar­ti­cle 94 du Code pénal turc est très clair :

1- Tout offici­er pub­lic qui accom­plit envers autrui des actes incom­pat­i­bles avec la dig­nité humaine et qui cause à la vic­time des souf­frances physiques ou men­tales, ou qui affecte les capac­ités de la per­son­ne à percevoir ou d’agir de manière autonome ou qui les insulte, sera puni d’une peine d’emprisonnement de 3 à 12 ans.
2- Si l’infraction est com­mise con­tre : a) un enfant, une per­son­ne inca­pable de se défendre physique­ment ou morale­ment ou une femme enceinte b) un offici­er pub­lic ou un avo­cat dans l’exercice de ses fonc­tions, une peine d’emprisonnement com­prise entre 8 ans et 15 ans est encourue.
3- Si les faits sont com­mis sous forme de har­cèle­ment sex­uel, la peine d’emprisonnement sera com­prise entre 10 et 15 ans.
4- Toute autre per­son­ne qui par­ticipe à la réal­i­sa­tion de l’infraction encourt les mêmes peines que l’officier public.
• Clause addi­tion­nelle du 11.04.2013 (6459 S.K./9md) Pour ce type d’in­frac­tion, le délai de pre­scrip­tion n’est pas applicable.

En con­séquence, la péri­ode actuelle peut se prêter à la tor­ture,  il n’ex­iste pour­tant pas de délai de pre­scrip­tion pour le crime de torture.

Par ailleurs, il faudrait soulign­er que le Code pénal turc, en ce qui con­cerne l’in­ter­dic­tion de tor­ture, ne fait pas de dif­férence entre “ter­ror­iste”, “coupable” ou “citoyenNE quidam”, mais par­le de “per­son­ne”. La per­son­ne, qu’elle soit armée, ou lamb­da… “tout offici­er pub­lic qui accom­plit envers autrui des actes incom­pat­i­bles avec la dig­nité humaine et qui cause à la vic­time des souf­frances physiques ou men­tales, ou qui affecte les capac­ités de la per­son­ne à percevoir ou d’agir de manière autonome ou qui les insulte sera puni d’une peine d’emprisonnement de 3 à 12 ans.”

Alors que ces lois, résul­tant des luttes pour les droits humains, et qui pro­tè­gent la dig­nité humaine, sont présentes dans le Code pénal turc, ceux qui les trans­for­ment avec leurs pra­tiques, en ser­pil­lières, visent à tra­vers l’hor­reur qu’ils généralisent, à ren­dre la dig­nité humaine indéfend­able. Parce qu’ils savent que, au bout de l’hor­reur qu’ils généralisent en affichant les tor­tures qu’ils pra­tiquent, lorsqu’il n’y aura plus “per­son­ne” pour défendre la dig­nité humaine, nul ne pour­ra vain­cre la torture.

İrf­an Aktan

İrfan Aktan a commencé le journalisme en 2000 sur Bianet. Il a travaillé comme journaliste, correspondant ou éditeur, à l’Express, BirGün, Nokta, Yeni Aktüel, Newsweek Türkiye, Birikim, Radikal, birdirbir.org, zete.com. Il fut le représentant de la chaîne IMC-TV à Ankara. Il est l’auteur de deux livres  “Nazê/Bir Göçüş Öyküsü” (Nazê/Une histoire d’exode), “Zehir ve Panzehir: Kürt Sorunu” (Poison et antidote : La question kurde). Il écrit actuellement à l’Express, Al Monitor, et Duvar.
LIRE AUSSI Le machisme, la guerre et le corps des femmes

Image à la une : Zehra Doğan. Cizre, com­bat­tante exé­cutée, exposée nue dans la rue.

Traductions & rédaction par Kedistan. Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Kerema xwe dema hun nivîsên Kedistanê parve dikin, ji bo rêzgirtina maf û keda nivîskar û wergêr, lînk û navê malperê wek çavkanî diyar bikin. Spas.
Translation & writing by Kedistan. You may use and share Kedistan’s articles and translations, specifying the source and adding a link in order to respect the writer(s) and translator(s) work. Thank you.
Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…