La mort d’un enfant kurde n’ap­pa­raît même plus dans les faits divers de la “grande presse” turque. La guerre con­tin­ue à tuer des enfants, en silence.

Les “déchets” des opéra­tions de répres­sion et de destruc­tion des deux dernières années restent là, en attente de nou­velles vic­times, à portée de mains.

Umut, comme une ironie mal­v­enue, sig­ni­fie en turc “espoir”


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Qui a tué Umut Kozay ?

Chaque enfant kurde qui vit dans une région en guerre est en vie par hasard.

L’au­teur de ces lignes, par exem­ple, est vivant, parce que “l’ob­jet” que ses cama­rades de jeu ont trou­vé dans la zone, et apporté sur la place du vil­lage, n’a, par hasard, pas explosé. Mais, le petit berg­er Sela­mi Ak, ami d’en­fance de l’au­teur de ces lignes, pour tou­jours, a per­du la vie parce que “l’ob­jet” qu’il avait trou­vé dans la val­lée de Yük­seko­va a explosé dans sa main. L’autre berg­er qui l’ac­com­pa­g­nait, Niza­met­tin Suel, a lui per­du un oeil, et con­tin­ue une vie de paraplégique.

Les déchets de la guerre con­tin­u­ent à tuer les enfants kur­des autant que la guerre elle-même les tue. Et la déc­la­ra­tion de rou­tine faite chaque fois à ce pro­pos depuis des années, ne change jamais : “L’en­quête sur l’in­ci­dent se pour­suit”.

Dans les pre­mières heures d’un dimanche matin, une vidéo de 47 sec­on­des, qui m’a rap­pelé mon vécu d’en­fance, est arrivée devant mes yeux. Je pense que cet enreg­istrement a la par­tic­u­lar­ité d’être la pre­mière vidéo, nette et claire, qui nous mon­tre com­ment les déchets de la guerre mas­sacrent nos enfants.

Dans la vidéo, nous voyons deux petits enfants, dans un ter­rain vague, tout près d’un immeu­ble situé à cent mètres du marché. Dix mètres plus loin, d’autres enfants se trou­ve dans l’av­enue prin­ci­pale. Lors des pre­mières sec­on­des de l’en­reg­istrement, nous voyons un blindé de la police pass­er dans l’av­enue. Puis, un “dol­muş” [taxi à prix partagé, trans­port en com­mun], puis une autre voiture passent. Un femme entre dans le cadre, tout près des deux enfants, et dis­parait. Les enfants se bais­sent une ou deux fois, pour regarder quelque chose. A la 43e sec­onde de la vidéo, que voit-on ? : deux enfants curieux mais hési­tants, un ter­rain vague, des voitures et un blindé de police qui passent. Une journée ordi­naire d’automne.

Mais ce qui trans­forme cette journée ordi­naire d’au­tomne à Yük­seko­va, en une journée de fin de monde pour une famille, survient dans les trois dernières sec­on­des de la vidéo. A la 44e sec­onde, les enfants dis­parais­sent dans un nuage de pous­sière. Dans ces trois sec­on­des, Umut s’en va; l’en­reg­istrement se ter­mine. Il n’y a pas de suite.

La per­son­ne qui a envoyé la vidéo a noti­fié ceci “L’in­ci­dent d’hi­er”.

Umut Kozay

Umut et Ercan

Quelques sites d’in­for­ma­tion ont servi “L’in­ci­dent d’hi­er” comme une infor­ma­tion de rou­tine. Cer­tains site, ont ren­du anonymes les noms des enfants, en n’u­til­isant que leurs ini­tiales : “U.K. et E.K.”. Les médias main­stream, n’ont pas don­né de place à l’al­bum pho­to des enfants, ni à un quel­conque détail con­cer­nant “la famille foudroyée”. “L’in­ci­dent”, ne cherchez pas plus loin, est en passe de devenir “TT” [Trend­ing top­ic — ‘sujet ten­dance’ sur Twit­ter], mais n’est même pas devenu lis­i­ble dans le fil d’ac­tu­al­ité. “Un objet a explosé dans les mains de deux enfants kur­des”. C’est tout.

Il n’y a pas d’in­for­ma­tion con­cer­nant l’i­den­tité de la per­son­ne qui a enreg­istré la vidéo. Mais, il est évi­dent que ce n’est pas un enreg­istrement d’a­ma­teur. Il est fort pos­si­ble qu’elle vienne d’une caméra de sur­veil­lance de sécu­rité. Je regarde le site de la Sous-Pré­fec­ture de Yük­seko­va. Il n’y a aucune infor­ma­tion sur Umut Kozay, mort à 5 ans, et son frère Ercan Kozay, 7 ans, grave­ment blessé, lors de l’ex­plo­sion sur­v­enue le same­di, autour de 14h, tout près de l’an­cien bureau de l’ar­mée, au croise­ment du marché de Yük­seko­va et du quarti­er Orman, en grande par­tie détru­it pen­dant le cou­vre-feu de 2016, c’est à dire, en plein cen­tre ville.

Le Sous-Préfet : “La douleur se machine tout juste”

J’ap­pelle alors le Sous-Préfet de Yük­seko­va. Je demande au Sous-Préfet qui exprime que l’en­quête sur le “sujet” se pour­suit, quelles sont les hypothès­es. “Nous ne nous exp­ri­mons pas sur les hypothès­es” me dit-il, et il ajoute “Quand l’in­ci­dent sera éclair­ci, nous fer­ons une déc­la­ra­tion offi­cielle.” Je demande au Sous-Préfet alors : “Avez-vous con­tac­té la famille ?” “La douleur se machine tout juste. Nous sommes en con­tact. Cer­taines choses ne peu­vent pas être partagées.” me dit-il. Alors, la vidéo que je pos­sède est-elle un enreg­istrement de vidéo de sur­veil­lance ? La réponse du Sous-Préfet : “L’in­ci­dent sera expliqué plus en détails ultérieurement”

La Préfecture : “Des munitions datant du temps d’opération”

Après m’être entretenu avec le Sous-Préfet, je regarde le site de la Pré­fec­ture de Hakkari. Sur la page d’ac­cueil, dans les 15 rubriques prin­ci­pales, il y a “Les vis­ites de notre Préfet Mon­sieur Toprak, auprès des com­merçants”, “Le Vice Préfet Abacı, en vis­ite chez l’an­cien com­bat­tant blessé en Corée”, “Cadeau de vacances pour les élèves de Hakkari”, “La réu­nion de coopéra­tion en matière de sécu­rité dans les écoles à Hakkari”… mais, aucune déc­la­ra­tion con­cer­nant l’ex­plo­sion lors de laque­lle Umut a per­du la vie. Non, dans une ville, un enfant de 5 ans meurt dans une explo­sion, et il n’y a aucune déc­la­ra­tion sur la page d’ac­cueil du site web de la préfecture !

En fouil­lant bien le site, je trou­ve enfin la déc­la­ra­tion “con­cer­nant le sujet” dans la rubrique “déc­la­ra­tions de presse”.

Umut Kozay

Le 30.09.2017, autour de 13h50, suite à l’explosion d’une munition offensive, reste de l’époque des opérations, se trouvant dans les gravats devant le n°23 Boulevard Orman, quartier Kışla, district de notre ville Yüksekova, 1 enfant a perdu sa vie sur place, et 1 autre a été gravement blessé. Les soins de l’enfant blessé se poursuivent à l’hôpital d’Etat de Yüksekova où il a été transféré. L’enquête sur l’incident se poursuit.”

Con­traire­ment au Sous-Préfet qui “ne peut s’ex­primer sur des hypothès­es”, la Pré­fec­ture a déjà “éval­ué” l’ob­jet explosif, comme muni­tion provenant de l’époque des opérations.

Ce qui est exprimé avec le terme “de l’époque des opéra­tions”, c’est la péri­ode de cou­vre-feu, que la même Pré­fec­ture avait déclaré le 13 mars 2016, et qui a duré 78 jours. C’est à dire, ces “mys­térieux” 78 jours, où Yük­seko­va a vécu le plus grand exode de son his­toire, où 95 per­son­nes, dont 44 iden­ti­fiées, et 50 non-iden­ti­fiées, inhumées en fos­se com­mune, où 6770 mai­son ont été brûlées et détru­ites, et où ensuite per­son­ne n’a été autorisé à entr­er dans la ville, y com­pris les avocatEs.

Pourquoi donc, alors que des mois se sont écoulés depuis, et com­ment, une muni­tion datant de l’époque de l’opéra­tion est-elle restée dans le coeur de la ville ? Com­bi­en de muni­tions atten­dent encore, à Yük­seko­va et dans d’autres villes qui ont subi des cou­vres-feux, les enfant qui les trouveront ?

Ces muni­tions ont-elles été lais­sées délibéré­ment ? Pourquoi les muni­tions n’ont-elles pas été recher­chées et détru­ites avant que les gens ne regag­nent leur maisons ? Com­ment, alors que même une seule balle est compt­abil­isée au sein des forces armées, peu­vent-ils laiss­er des muni­tions n’im­porte où ? Une “enquête” est-elle menée, pour savoir si ces muni­tions sont celles de l’E­tat ou non ? Qui a tué Umut Kozay ? Qui a lais­sé cette muni­tion à cet endroit, où est-il en ce moment même, que fait-il ? Existe-il unE juriste, unE poli­tique qui suiv­ra la trace ?

Nous ne pou­vons pas le savoir. Mais, la dimen­sion offi­cielle du “sujet” est ceci : “L’en­quête se pour­suit” et “il y aura une déc­la­ra­tion détail­lée ultérieure­ment”. Et ce, bien sûr, [seule­ment] si une grande pres­sion de l’opin­ion publique se crée, autour de la mort d’un enfant kurde…

Qui a tué mon Umut ?”

Umut Kozay

Cemil Kozay avec Ercan à gauche, et Umut à droite

J’ap­pelle dans la journée, une deux­ième fois, le jeune papa Cemil Kozay, avec lequel j’ai échangé juste après avoir vu la vidéo. Il par­le dif­fi­cile­ment, entre des san­glots. Il dit, con­traire­ment au pro­pos du Sous-Préfet, que per­son­ne ne l’a appelé.

Il y a une faille de sécu­rité ici” dit-il. Il répète la seule phrase pronon­cée par son fils de 7 ans, qui a survécu, grave­ment blessé, hos­pi­tal­isé à Van : “Nous avons cru que c’é­tait un œuf, papa”.

Pen­dant l’opéra­tionn nous étions par­tis au vil­lage. La guerre finie, nous sommes ren­trés. Ma mai­son de loca­tion était une ruine” ajoute-t-il. Il répète sou­vent : “Mon cœur brûle. Que les cœurs d’autres [par­ents] ne brû­lent pas à leur tour”.

Umut et Ercan étaient allés avec leur mère chez leur tante. Les enfants étaient sor­tis pour jouer. Là-bas, il y a un poste de sécu­rité de la police, c’est comme un com­mis­sari­at. Le blindé reste sur place pen­dant 24 heures. Com­ment cela peut-il arriv­er avec autant de sécu­rité ? Qui est le respon­s­able ? Qui a tué mon Umut ? Qui va pren­dre la respon­s­abil­ité, qui va calmer ma douleur ?” demande-t-il. “Ni Sous-Préfet, ni Préfet, per­son­ne ne m’a appelé. Per­son­ne ne m’a rien dit. Qui peut me dire quoi ? Mon fils était tout petit. Com­ment cette douleur va-t-elle cesser ?”

Il me dit qu’il n’est pas au courant de la vidéo. “Vous pou­vez la pub­li­er” dit-il. “De toutes façons, j’ai tout vu. Je l’ai pré­paré à l’in­hu­ma­tion moi-même. J’ai vu ce sang, de mes yeux. Je l’ai inhumé de mes pro­pres mains. J’ai tout vu.…”

Je lui demande si nous pou­vons faire quelque chose. “Je laisse tout à votre con­science. Faites ce que votre con­science vous dit” et il rac­croche le téléphone,submergé par les sanglots.

Con­science ?
Con­cer­nant notre con­science, nous fer­ons une déc­la­ra­tion ultérieurement.

İrf­an Aktan


L’au­teur ter­mine son arti­cle avec ce para­graphe, suiv­ie d’une liste :

Les assas­si­nats d’en­fants dû aux “déchets” de guerre entre jan­vi­er 2015 et avril 2017
Vous savez que, après la déc­la­ra­tion de l’é­tat d’ur­gence,  Gün­dem Çocuk Derneği [Asso­ci­a­tion enfance, Gün­dem], qui mène la lutte pour les droits des enfants, avait été fer­mée. Après la mort de Umut Kozay, j’ai demandé aux anci­enNEs respon­s­ables de l’as­so­ci­a­tion, la liste des enfants tués et blessés par les déchets de guerre. Voici le bilan des explo­sions de ces deux dernière années…

Vous pour­rez trou­ver la liste dans l’ar­ti­cle ini­tial (en turc). Et celle-ci est est longue…

En 2 ans, 34 enfants sont morts ou blessés, dans des con­di­tions sem­blables à celles d’U­mut et de son frère Ercan. Les cas se con­cen­trent par­ti­c­ulière­ment autour des villes kur­des, qui ont été lieu de cou­vre-feu et d’opéra­tions destruc­tri­ces. Par exem­ple Nusay­bin, disc­trict de Mardin, ou Cizre, Cudi, İdil, Silopi, dis­tricts de Şır­nak. Mais d’autres quartiers, vil­lages et villes ont per­du égale­ment leurs enfants à Van, Hakkari, Diyarbakır, Siirt, Elazığ, Bingöl, Ağrı…

İrfan Aktan a commencé le journalisme en 2000 sur Bianet. Il a travaillé comme journaliste, correspondant ou éditeur, à l’Express, BirGün, Nokta, Yeni Aktüel, Newsweek Türkiye, Birikim, Radikal, birdirbir.org, zete.com. Il fut le représentant de la chaîne IMC-TV à Ankara. Il est l’auteur de deux livres  “Nazê/Bir Göçüş Öyküsü” (Nazê/Une histoire d’exode), “Zehir ve Panzehir: Kürt Sorunu” (Poison et antidote : La question kurde). Il écrit actuellement à l’Express, Al Monitor, et Duvar.

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