La timide solidarité qui s’exprime dans les pays européens vis à vis de l’opposition en Turquie, et se manifeste par des colloques, tables rondes, voire, les jours de fête, par des déclarations lors de sessions parlementaires européennes, utilise un langage qui exclut toute analyse politique réelle.
N’importe quellE parlementaire européennE vous expliquera que pour ne pas “s’ingérer” dans les “affaires intérieures” de la Turquie, il est nécessaire d’en rester au niveau de notions… disons … morales ou philosophiques, ayant un caractère universel et juridique, comme celles s’appuyant sur la défense des droits de l’homme. Ainsi parlera-t-on de “mises en garde”, plus rarement de “condamnations de propos ou d’actes”, lors de déclarations solennelles faites du haut d’une chaire étoilée.
Il en a été ainsi ces trois dernières années, lors de sessions du Conseil de l’Europe, lors d’épisodes diplomatiques un peu tendus avec Erdoğan, ou de conférences de presse en marge de rencontres…
Ainsi, les termes “liberté d’expression”, “démocratie”, “dérives”, “atteintes aux libertés” fleurissent-ils dans les communiqués et les articles de la presse “objective”, via la “diplomatie” européenne et celle de ses Etats. Cela parle au “grand public”, nous affirmera-t-on, et le plus “largement” possible.
Dans le grand marché mondial, ne pas injurier le client est la règle, et celle-ci a déteint sur une diplomatie qui n’était déjà pas “offensive”, dans les relations dites “internationales”.
La real-politique associée à la défense d’intérêts économiques et financiers a totalement placé sous sa coupe les dites “instances internationales”, et ce, depuis le début de leur existence. Pas étonnant du tout dans ce fonctionnement capitaliste libéral et mondialisé, j’enfonce là un portail déjà ouvert en grand.
Mais, jouer l’ingénu en parlant des politiciens et des institutions me permet seulement de questionner l’attitude et le positionnement d’associations, de regroupements, de partis même, qui en principe, et dans leurs objectifs déclarés, ne devraient pas se sentir liés à cette politique de diplomatie bananière, jusqu’à en reprendre les tics et expressions.
Contrairement aux politicienNEs que je citais plus haut, les associations à vocation internationales liées à la défense des droits humains font en principes fi de la real-politique (enfin, lorsque leurs financiers ne leur mettent pas la pression). Mais, l’argument de la mobilisation nécessaire “la plus large possible”, ramène bien souvent au même résultat, au nom de l’objectivité nécessaire et de la non prise de parti. Les exemples pullulent où l’analyse, la dénonciation, conduisant au soutien et à réaction, sont remplacés par l’affect et le spectaculaire, la sensiblerie, en matière de défense des droits humains. La bonne action remplace la solidarité consciente et le “solidarity-business” rapporte en “image” et en royalties à celle ou celui qui le pratique. Les dites associations sont ainsi “sponsorisées” par le système qu’elles sont cencées dénoncer. La boucle est bouclée. Là aussi, la porte était ouverte.
Et au passage, je me félicite, à contrario, que certaines de ces associations parmi les plus connues commencent à renouer réellement avec de véritables solidarités politiques et fournissent du matériel d’analyse et de dénonciation, malgré le langage convenu.
Dans ce grand marché aux “valeurs humaines”, allez donc ensuite retrouver le chemin d’une mobilisation efficace des coeurs, certes, mais des esprits surtout, lorsqu’il s’agit de faire prendre conscience qu’il est de l’intérêt de toutes et tous d’avoir les “yeux grands ouverts” sur le Moyen-Orient… par exemple.
Et tenter de le faire, par la mise en avant de tel ou tel cas, et donc de “personnalités”, pour faire lire plus largement des situations, faire partager des analyses permettant la compréhension, pourrait par ricochet être assimilé au “grand marché” que je dénonce plus haut.
Voilà pourquoi par exemple, employer simplement le terme d’atteinte “à la liberté d’expression”, de “déni de démocratie” pour engager une campagne de solidarité autour de la personne de Zehra Doğan, artiste, journaliste, femme kurde, ne nous viendrait pas à l’idée.
La répression qu’elle subit, son incarcération, ne sont pas la simple négation de “grands principes universels”. Elle sont liée s à un contexte politique, au combat concret qu’elle y conduit pour le changer, et à la répression politique et matérielle qui est la réponse d’un régime, dont il faut analyser l’histoire et la nature pour le combattre. Elle est déterminée aussi par sa condition de naissance, femme et kurde, dans une société fortement patriarcale et turcisée. En démontrer les nuisances constantes au Moyen-Orient et sur le continent européen serait même un plus… Sa parole et son art expriment tout cela et le rend compréhensible, pour peu qu’on ne les détourne ou ne les recouvre pas d’un vernis “objectif” de circonstances. C’est sa parole qui est universelle et collective.
Et nous retrouvons là les limites d’un soutien et d’une solidarité réelle, et toutes les questions à se poser pour s’y engager.
Lorsque nous avions contribué à une campagne devenue trans-nationale ensuite, autour de la menace, qui pèse d’ailleurs toujours sur l’auteure Aslı Erdoğan, nous avons appris beaucoup, et d’ailleurs apprenons encore…
Quelques mots seulement… Son éditrice en France, femme d’affaires devenue Ministre de la Culture, peut à la fois recevoir à son retour un journaliste otage comme Loup Bureau, sans un mot public de condamnation de la Turquie, et se féliciter d’une solidarité pour “la liberté d’expression” envers son auteure, à laquelle elle avait très modestement pris part, en vendant largement ses livres… sans avoir à un moment quelconque prononcé une “analyse” politique pouvant condamner le régime turc. Les “remises de prix et de distinctions”, qui n’avaient pu avoir lieu, du fait des restrictions de liberté pour Aslı Erdoğan, laissent échapper aujourd’hui quelques “critiques” ici et là, contre un “régime dont on ne sait où il va”. On assiste à une remise en ordre, entre gens de bonne compagnie, et nous sommes bien loin des soirées de soutien militantes nombreuses, où se frayait une compréhension de la situation politique en Turquie, des racines de son présent, à partir de lectures des textes incriminés par le régime turc, sans pour autant mettre de côté la dimension humaine. Et on ne compte plus les journalistes qui du coup, se taisent désormais aussi ici…
Bien que nous doutions de la possibilité d’une nouvelle incarcération, toujours demandée par l’injustice turque, d’Aslı Erdoğan, nous doutons plus encore de ces “institutionnels” là, pour la défendre à nouveau, si le régime AKP s’entête, et plus encore, sommes effarés de constater que ces défenseurs de la dernière heure ne mentionnent pas non plus les co-inculpéEs de ces procès à répétitions, encore moins les incarcérations des responsables politiques d’opposition, quand ils ne “balancent ” pas un chiffre convenu et souvent inexact de journalistes en prison, avec le visage de quelqu’un de “désolé”, pour la forme…
Je n’aborderai même pas les postures et les poses d’intellectuels mal dans leur peau en quête de causes à défendre pour eux mêmes…
L’énergie d’une réelle solidarité s’est évaporée dans les papotages de plateaux médias avec “invités”. Chacun y trouvera son compte.
Voilà pourquoi Kedistan ne réduira jamais sa voilure sur le fond politique des choses qu’il dénonce, sur l’information dont il se fait le passeur, ou lors des campagnes concrètes de solidarité, fut-ce pour recueillir de façon opportuniste des soutiens plus larges… qui se perdent ensuite dans l’océan de la compassion marchandisée.
Des “paroles fortes” sont incarcérées en Turquie, et menacées dans leur chair. Nous nous en sommes fait l’écho depuis trois ans.
Ces paroles décrivent, analysent, donnent à voir, offrent des clés de compréhension. S’en rendre solidaires, c’est s’en faire le passeur, et non simplement crier au scandale parce qu’elles sont étouffées.
Il serait peut être plus que temps de prendre parti aux côtés de celles et ceux qui luttent pour d’autres futurs et subissent pour cela la répression des pouvoirs d’Etat qu’ils/elles contestent et de ne plus indifférencier leurs combats derrière des slogans à la Charlie.
Saviez vous que les poissons rouges perdent leur couleur en eau tiède ?
English : “Turkey • In tepid waters, goldfish turn grey” Clic to read