Le municipalisme génère un intérêt croissant autour du monde, comme stratégie pour défier l’ordre politique et économique néolibéral et pour répondre à la demande pour plus de démocratie. En particulier, les plateformes citoyennes qui gouvernent les principales villes d’Espagne ainsi que les exemples comme “Ciudad Futura” (ville future) en Argentine, les “Indy Towns” (villes indépendantes) en Grande-Bretagne et le confédéralisme démocratique au Kurdistan, malgré leurs erreurs et limitations, ont donné un aperçu du potentiel transformateur de l’action locale. Le récent sommet municipaliste international “Fearless Cities” (villes sans peur) de Barcelone, auquel plus de 100 plateformes municipalistes de tous les continents étaient représentées, fut un témoin de la croissance de ce mouvement global.
Le municipalisme, tel que nous l’entendons, est défini par une suite de caractéristiques liées entre elles. Premièrement, par la construction d’une organisation politique distincte qui reflète la diversité du paysage politique local et qui répond aux circonstances et problématiques locales. Deuxièmement, par des processus de prise de décision ouverts et participatifs, qui exploitent l’intelligence collective de la communauté. Troisièmement, par une structure organisationnele qui est relativement horizontale (basée sur des assemblées de voisinage, par exemple) et qui guide le travaille des délégués élus. Quatrièmement, par une tension créatrice entre celles et ceux à l’intérieur et à l’extérieur des institutions locales : le municipalisme comprend que la capacité d’une action institutionnelle dépend de mouvements de rue puissants et organisés, qui poussent les responsables élus. C’est pour cette raison que le mouvement accueille volontiers la pression venant d’en dehors des institutions et qu’il vise à ouvrir davantage les mécanismes réellement démocratiques de prise de décision en son sein.
Enfin, le municipalisme cherche à obtenir pour ses institutions locales un rôle qui va au-delà du simple échelon de base du gouvernement. Il vise à en faire des mécanismes d’auto-gouvernement. Compris de cette manière, le municipalisme n’est pas quelque chose limité aux grandes villes. Le mouvement peut et doit jouer un rôle significatif dans les petites villes, les quartiers, les arrondissements, les voisinages et les zones rurales.
Nous pensons que la stratégie municipaliste est puissante pour de nombreuses raisons. Parce qu’à travers de petites victoires elle peut montrer qu’il y a des alternatives au statu quo. Parce que beaucoup des conséquences négatives du néolibéralisme se font sentir de la façon la plus forte au niveau local, surtout dans les villes. Par exemple à travers la spéculation immobilière, la privatisation des communs et la corruption de la vie politique. Et comme les institutions locales sont le niveau de gouvernement le plus proche du peuple, elles offrent l’opportunité la plus grande de créer une démocratie participative qui aille plus loin que de voter tous les 5 ans. Mais il y a un autre argument, complémentaire, pour le municipalisme : il a le potentiel de féminiser la politique d’une façon que l’action politique au niveau national ou transnational ne permet pas.
Le potentiel transformateur des façons de faire
Dans un précédent article de ROAR Magazine, nous défendions que la féminisation de la politique, au-delà de sa quête d’une présence accrue des femmes dans les espaces de prise de décision et de la mise en place de politiques de promotion de l’égalité de genre, est surtout à propos de changer la façon dont on fait de la politique. La troisième dimension de la féminisation vise à briser les motifs masculins qui récompensent les comportements tels que la compétition, la précipitation, la hiérarchie et l’homogénéité, qui sont moins communs chez les femmes, ou les intéressent moins. À la place, la politique féminisée cherche à mettre en avant l’importance du petit, du relationnel, du quotidien, définit la division artificielle entre le personnel et le politique. C’est ainsi que nous pourrons changer les dynamiques sous-jacentes du système et construire des alternatives émancipatrices.
Nous ne défendons pas ces arguments depuis une perspective essentialiste. Le rôle des genres est, bien sûr, un produit du patriarcat-même. Nous voyons plutôt un besoin de valeurs et de pratiques “féminines” parce que la prédominance du style “masculin” pousse les femmes, qui n’ont pas été socialisées de façon à s’en servir, à l’extérieur de l’arène politique. Un tel changement dans la façon dont la politique se fait implique d’attaquer le patriarcat à sa racine : par les pratiques où les rôles de genre eux-mêmes sont reproduits. De plus, si notre but est d’approfondir la démocratie et de donner du pouvoir aux gens, promouvoir des façons de faire “féminines” ‑la collaboration, le dialogue, l’horizontalité- aidera à inclure toutes sortes de groupes défavorisés et devrait être une priorité, indépendamment de la question de genre.
Les mouvements municipalistes contemporains que nous admirons le plus prennent tous une approche différente, “féminine”, vis-à-vis de la politique. Ils combinent des objectifs radicaux avec de l’action concrète. En ce sens, le municipalisme résiste à la volonté de devenir une lutte pour le pouvoir à n’importe quel prix, ou de tomber dans le piège paralysant de la pureté idéologique ; deux tendances “masculines” communes chez la gauche traditionnelle. Le municipalisme est caractérisé par une dynamique d’apprentissage-en-faisant, d’expérience par tâtonnement. Cela est évidemment profondément lié à la nature-même de beaucoup de problématiques locales, telles que l’accès au logement, à l’eau et à l’électricité, la gestion du transport et des déchets, qui demandent toutes des réponses immédiates et complexes plutôt que des débats abstraits, qui caractérisent si souvent les organisations progressistes.
Le processus féminin de construction et d’organisation
Une des limites des projets politiques nationaux est leur phobie des désaccords internes, leur désir de contrôler le récit officiel du haut vers le bas. Cette “dynamique” masculine, fruit de la nécessité de mettre en avant un projet cohérent, ne peut espérer répondre aux diverses demandes et priorités de la population de n’importe quelle zone géographique étendue. Au final, de tels projets ont une capacité limitée à réunir du soutien car il est impossible qu’un seul projet politique soit adapté à tout le monde dans un pays entier. C’est en partie la cause de divisions fréquentes au niveau national au sein de la gauche dans de nombreux pays.
A contrario, le municipalisme fait de la diversité un avantage : il permet les différences entre les projets politiques, selon les contextes locaux. Par exemple, les plateformes municipales en Espagne ont des noms différents et comptent des alliances de parti différentes dans chaque ville. Chaque plateforme municipaliste en Espagne dispose de ses propres priorités politiques, à Barcelone par exemple, défendre le droit au logement face au lobby du tourisme. Si cela reste un défi, il y a une capacité bien plus grande à s’organiser avec la diversité et à en capter les bienfaits au niveau local, où les gens se connaissent et partagent des buts concrets.
Féminiser la politique veut aussi dire introduire une prise de décision horizontale et de nouvelles formes d’encadrement. Car, quand bien même une organisation politique régionale ou nationale veut mettre la prise de décision dans les mains des activistes proches de la base, elle a beaucoup plus de mal à le faire qu’une plateforme municipale. À une échelle plus petite, locale, les assemblées de voisinage peuvent avoir un impact direct sur les décisions de la plateforme et sur ses délégués élus.
On peut également constater cela avec Barcelona en Comú, qui voit plus de 1700 activistes travailler de façon relativement autonome dans les assemblées de quartier et dans les groupuscules et comités politiques. Si la communication d’informations entre les activistes, le commandement organisationnel et l’institution reste un grand défi, celui-ci n’est pas insurmontable. En effet, si la création de mécanismes qui renforcent le pouvoir des activistes de la base peut être faite n’importe où, c’est au niveau municipal qu’elle est plus à propos, là où l’interaction face à face est possible.
En termes de commandement, il est à noter que ce sont les mouvements municipaux qui sont pionniers dans la création de nouveaux modèles collectifs. Le mouvement de libération kurde est particulièrement avancé en cet aspect : toutes les positions de commandement sont partagées entre les hommes et les femmes (les villes et villages ont même des co-maires masculins et féminins, par exemple). Cela évite à la fois la concentration de pouvoir exécutif dans les mains d’hommes et cela change la manière dont le pouvoir exécutif est exercé. Bien que ce genre de mécanisme n’ait pas encore été utilisé au niveau institutionnel dans beaucoup de pays, en Espagne Barcelona en Comú a fui le modèle de commandement présidentiel des partis politiques nationaux et créé un conseil exécutif de 8 personnes ainsi qu’une équipe de coordination composée de 40 personnes, chacune avec une proportion minimale de 50 % de femmes.
Le récit féminin
Tout projet politique doit plaire à un “nous” afin que les gens s’y identifient. Dans les projets nationaux, ce “nous” se retrouve souvent être la nation, peu importe comment elle est définie. C’est problématique car cela fait adhérer au cadre de l’Etat-nation, qui a des origines patriarcales, colonialistes et capitalistes qui devraient être questionnées plutôt que renforcées. Les différents types d’identités collectives qui surgissent de l’Etat-nation sont, au pire, sexistes, xénophobes et classistes ou, au mieux, tellement vides de contenu qu’elles finissent par ne plaire à personne.
Avec la droite autoritaire en progression aux quatre coins du monde, il est nécessaire, maintenant plus que jamais, de chercher des identités collectives alternatives qui soient puissantes, inclusives et qui offrent de la sécurité en ces temps d’incertitude. Le municipalisme offre cette possibilité à travers la construction d’un “nous” local qui est basé sur la résidence et des préoccupations partagées plutôt que sur la citoyenneté légale ou l’identité ethnique.
En même temps qu’ils évitent les identités patriarcales, les récits municipaux tendent aussi à être moins aggressifs et confrontationnels que ceux des partis politiques nationaux. En Espagne, par exemple, tandis qu’au niveau national Podemos attaque la casta et la trama (les élites politiques et économiques), les plateformes municipales du pays parlent plus en termes de promotion du “bien commun”. Les récits municipaux tendent également à éviter l’abstraction théorique en faveur d’objectifs concrets, avec une concentration sur les aspects pratiques des problèmes. À titre d’exemple, les plateformes municipales, en Espagne, tendent à parler de problèmes concrets comme la qualité de l’air, l’usage de l’espace public ou le prix des loyers, en mettant l’accent sur comment ceux-ci affectent la vie quotidienne des gens alors que certains partis nationaux communiquent en termes gramsciens d’ ”hégémonie”.
Au-delà du municipalisme
Évidemment, le municipalisme n’est pas une fin en soi. C’est un moyen par lequel remplir les objectifs vitaux que nous avons explorés au-dessus : se battre pour la justice de genre, récolter les fruits de la diversité, construire des organisations démocratiques avec un commandement collectif et stopper l’extrême droite. Le municipalisme ne devrait pas renoncer à travailler au niveau national ou transnational. De fait, les municipalistes engagés devraient prendre cette responsabilité, comme le font les plateformes espagnoles en s’opposant au gouvernement central pour appeler à l’accueil des migrants, à l’autonomie locale pour re-municipaliser les services de base et à la fermeture des centres d’internement pour immigrants. Ce genre de collaboration en réseau, basé sur des mouvements locaux et sur de nouvelles manières d’agir, est une bonne façon de commencer à agir à d’autres niveaux.
Il est essentiel que tout nouveau projet politique au niveau national ou européen soit construit sur des fondations solides et enraciné dans les organisations locales. C’est seulement à l’échelle locale que les façons de faire de la politique peuvent être féminisées dans la vie de tous les jours. L’histoire montre que les victoires électorales nationales de la gauche n’ont pas réussi à féminiser la politique, qui continue à être dominée par les hommes et leurs façons de faire. C’est pour cela que nous pensons que le municipalisme devrait être la fondation de toute stratégie agissant à plusieurs niveaux. Quiconque essaye de construire une maison en commençant par le toît se retrouvera sans maison, sans voisinage et sans personne. Et sans personne, la révolution est impossible.
Auteures : Laura Roth et Kate Shea Baird. Illustrations par Luis Alves.
Traduit de l’anglais par Lougar Raynmarth pour Kedistan
” Municipalism and the Feminization of Politics” publié sur Roar Magazine
Türkçe: Belediyecilik ve siyasetin kadınlaştırılması
Laura Roth
Laura Roth enseigne à l’université Pompeu Fabra University et travaille pour l’Aire de Participation du Conseil de la Ville de Barcelone. Elle se concentre sur la démocratie participative et sa relation avec la culture politique et avec la loi. En tant que membre du Groupe International de Barcelona en Comú, elle participe aussi à construire un réseau municipaliste international.
Kate Shea Baird
Kate Shea Baird est basée à Barcelone où elle travaille en conseil sur l’international pour les gouvernements locaux. Elle a écrit sur la vie politique catalane et espagnole pour Novara Media, Red Pepper, Open Democracy, Indy Voices, Planeta Futuro, Sentit Critic et Media.cat. Kate a participé à la plateforme municipale Barcelona en Comú depuis juin 2014.