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Voici la suite d’un article de Berfin Kurban, traduit par le collectif Merhaba Hevalno, en guise d’archive consultable pour des éclaircissements sur le “confédéralisme démocratique”.
Histoire et idéologie du mouvement de libération kurde
Le Kurdistan a été divisé entre quatre États-nations (Iran, Irak, Syrie et Turquie) par les accords Sykes-Picot en 1916 qui délimitèrent des frontières artificielles dans la région.
Chaque État-nation a veillé à ce qu’il n’y ait aucune fragmentation possible du nouvel État et essayé d’unifier l’État-nation à travers un nationalisme imposé. Cela impliqua de nier l’existence de beaucoup d’autres groupes ethniques (Kurdes, Albanais, Lazes, Azerbaïdjanais, Zazas, Tchétchènes, Circassiens, Arabes, Bosniaques, Tatars, Arméniens, Grecs, Yézidis) qui vivaient notamment en Turquie. Le sentiment nationaliste fut inculqué par les «projets de nationalisation» qui tentèrent d’assimiler les différents groupes ethniques en les «turquifiant», «persianisant» ou «arabisant».
Abdullah Öcalan (stratège principal) et un groupe de jeunes personnes fondèrent le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en 1978 dans le Kurdistan du Nord (Turquie) et commencèrent la lutte armée en 1984, avec pour objectif d’établir un État socialiste indépendant (marxiste-léniniste) par l’instauration d’un Kurdistan unifié.
Ce mouvement évolua et rejeta l’État-nation pour aller vers le confédéralisme démocratique. Le PKK connut plusieurs transformations en résultat d’analyses profondes de la lutte de libération nationale et d’autres mouvements alternatifs ainsi que par l’observation des expériences de socialisme et féminisme réels, en parallèle d’une évaluation de leur propre pratique théorique. Même si le PKK a traversé toute une série de réformes idéologiques avant l’enlèvement d’Öcalan en 1999 (à la suite d’une opération de l’OTAN), c’est en écrivant en captivité qu’il inventa le terme de confédéralisme démocratique et qu’il le proposa comme une solution au problème kurde.
Öcalan et le mouvement kurde cessèrent dès 1993 de chercher à obtenir un État indépendant, car « la fondation d’un État n’accroît pas la liberté d’un peuple » et « les États-nations sont devenus des obstacles importants à tout développement social ».
Öcalan proposa le confédéralisme démocratique comme une alternative au système de l’État-nation. Il développa ce modèle en s’inspirant des idées municipalistes du socialiste écologiste anarcho-libertaire Murray Bookchin (1921–2006), ainsi que des théories précédemment citées de Wallerstein et d’Anderson parmi de nombreuses autres.
Öcalan définit le projet de confédéralisme démocratique comme « une administration politique non-étatique ou une démocratie sans État », qui est « flexible, multiculturelle, anti-monopoliste et orientée vers le consensus » et dans laquelle « l’écologie et le féminisme sont des piliers centraux » de ce projet. De plus, dans ce système auto-administré, « une économie alternative deviendra nécessaire, elle augmentera les ressources de la société plutôt que de les exploiter et, ainsi, rendra justice aux multiples besoins de la société ».
En dévoilant la vérité à propos de la société historique et en critiquant le capitalisme moderne, Öcalan avance que « de mémoire humaine, les peuples ont toujours formé des groupes à géométrie variable de clans, tribus ou autres communautés aux propriétés fédérales », ce qui permit la préservation d’une autonomie interne.
Cependant, en écho à la théorie foucaldienne du bio-pouvoir, Öcalan dit que le capitalisme moderne a imposé la centralisation de l’État, par laquelle « l’État-nation comme substitut moderne à la monarchie a laissé derrière lui une société affaiblie et sans défense » et « le pouvoir se constitue lui-même dans l’État central et devient l’un des paradigmes administratifs fondamentaux de la modernité » Par conséquent, le mouvement kurde propose une « démocratie moderne » comme solution car elle est « la charpente d’une société politique basée sur l’éthique » Les principes fondamentaux de la démocratie moderne consistent en une société morale et politique, l’industrie écologique et le paradigme du confédéralisme démocratique.
Le confédéralisme démocratique comme pratique politique fondamentale de la modernité peut être un modèle important non seulement pour les Kurdes, mais aussi pour le Moyen-Orient et d’autres régions qui sont ethniquement variées et multi-culturelles.
En effet, il fournit une solution aux caractéristiques oppressives du national-étatisme causées par ses implémentations monolithiques et homogènes. Donc, dans la nation démocratique, toutes les ethnies, religions et autres groupes auront une voix et pourront participer avec leurs propres identités ethniques au sein d’une structure démocratique fédérale.
La mise en place du confédéralisme démocratique au Rojava
Le parti de l’union démocratique (PYD), affilié au PKK et fondé pour la première fois en 2003 au Rojava, commença à mettre les idées du confédéralisme démocratique en place avant que le soulèvement syrien ne commence en 2011, avec beaucoup de difficultés cependant car le régime de Ba’ath tenta de mettre fin et de supprimer tout changement qui serait fait à l’ordre capitaliste et étatiste existant. Le PYD ne parvint à réaliser son projet qu’après 2012, une fois que les forces d’Assad se soient retirées de la zone pour se concentrer davantage sur la résistance qui surgissait dans le reste du pays.
Les Kurdes syriens avaient choisi une troisième voie, celle de la paix, en ne se joignant pas au régime ni aux forces rebelles dans la guerre civile naissante. Le peuple, avec à sa tête le PYD et les unités de protection du peuple (YPG) et les unités de protection des femmes (YPJ), prit le contrôle de la majeure partie du Rojava et organisa des assemblées de grande envergure.
Entre 2012 et 2014, les habitants du Rojava, guidés par les groupes politiques, furent très actifs dans la discussion des stratégies pour mettre en exercice le système de démocratie confédérale que Öcalan avait proposé.
En 2013, le Rojava fut séparé en trois cantons autonomes : Cizire, Kobane et Afrin. Les habitants s’organisèrent au sein de conseils et de communes dans les villes et villages de chaque canton. Les personnes de toute origine ethnique étaient encouragées à participer aux réunions pour parler des problèmes qu’elles avaient. Pour la première fois dans l’histoire, on demandait aux habitants de la région quels étaient leurs problèmes et dans quel système ils voulaient vire. En 2014, après cette consultation longue et rigoureuse, le contrat social du Rojava fut établi pour les trois cantons de Cizire, Kobane et Afrin avec la signature de plus de cinquante organisations ou partis politiques.
La charte commence par la déclaration suivante : « Dans le but d’atteindre la liberté, la justice, la dignité et la démocratie, et guidés par des principes d’égalité et de durabilité environnementale, la charte proclame un nouveau contrat social, basé sur la coexistence mutuelle et pacifique et sur la compréhension entre toutes les branches de la société » [Paix au Kurdistan, 2014]. Ce contrat social établit une manifestation remarquable des principes de la démocratie moderne, encourageant la participation de tout le monde, car chaque personne au sein de la société peut s’y référer.
À nouveau dans l’introduction de la charte réside l’aspect définissant le plus le système étant créé, exposé avec des mots très simples, disant : « Sous cette charte, nous, les peuples des régions autonomes, nous unissons dans un esprit de réconciliation, de pluralisme et de participation démocratique de façon à ce que tout le monde puisse s’exprimer librement dans la vie publique. En construisant une société libre de l’autoritarisme, du militarisme, du centralisme et de l’intervention de l’autorité religieuse dans les affaires publiques, la charte reconnaît l’intégrité territoriale de la Syrie et aspire à maintenir la paix locale et internationale » [Paix au Kurdistan, 2014]. La charte fait la déclaration d’un nouveau système politique et civil basé sur un contrat social avec le peuple pour établir une société plus libre et plus démocratique qui représente de façon égale la volonté de tous les groupes de la région, avec une instauration de la justice et de l’égalité sociales. Un des aspects importants de cette charte est l’accent qui est porté sur l’égalité de genre, au-delà des égalités de droits pour les différentes ethnies et le droit à l’éducation dans la langue maternelle.
La structure de base du système démocratique confédéral dispose de cinq niveaux de gouvernance et de prise de décisions :
1) L’assemblée législative,
2) Les conseils exécutifs,
3) La haute commission des élections,
4) Les cours constitutionnelles suprêmes,
5) Les conseils municipaux/ provinciaux.
Le niveau de base du conseil du Rojava est la commune. Les communes comprennent entre 30 et 400 foyers (ville ou village), se réunissent tous les 15 jours et élisent un comité qui se réunit toutes les semaines (tous les membres peuvent assister à ces réunions quand ils veulent). Pour tous les postes et pour toutes les zones il y a la mise en place d’un système de co-gouvernance où hommes et femmes partagent le pouvoir pour permettre le consensus.
Le niveau suivant est le conseil de quartier ou de village, puis le conseil populaire de canton et enfin le conseil populaire du Kurdistan occidental (MGRK). Un aspect important du système de conseils est qu’à chaque niveau il y a des conseils autonomes des femmes formés par l’union des femmes Kongira Star, afin de renforcer les femmes dans tous les aspects de la vie.
À partir de ces développements, en mars 2016 la «fédération démocratique du Rojava – Nord de la Syrie» a été établie par les trois cantons du Rojava, menés par le PYD « pour réaliser la Syrie démocratique et fédérale, plutôt qu’une administration centrale, en prenant en compte les caractéristiques historiques, géographiques, culturelles, démographiques et économiques lors de l’établissement des fédérations démocratiques ».
Les «régions auto-administrées» au sein de la fédération s’organisent « avec comme base les conseils, académies, communes et coopératives ».
Ce qui rend tout cela encore plus remarquable, c’est que ce système alternatif, qui défie l’ordre du monde et ne reçoit le soutien politique ou matériel d’aucun État-nation, prend place alors que les Kurdes résistent en même temps aux assauts de l’État Islamique et prennent part à une guerre perpétuée par l’État islamique avec le soutien de l’État turc, qui ne veut pas d’un gouvernement kurde autonome près de lui.
Le réseau organisationnel, intégré dans la société rojavienne, est administré par le Tev-Dem (le mouvement pour une société démocratique), qui a à sa tête des hommes et des femmes, et par l’organisation autonome des femmes Kongira Star (établie en 2012, l’étoile fait référence à la déesse de l’ancienne Mésopotamie, Ishtar). Les deux organisations incluent toutes les ethnies et toutes les religions et constituent un exemple de démocratie directe par la base. Les peuples ont établi des communes de tailles diverses allant de 7 à 300 familles, des académies, des tribunaux, des coopératives et des administrations de santé, ainsi que des unités de défense des femmes. Les comités de ces institutions sont élus par des assemblées locales, et toutes les structures organisationnelles ont un système de co-présidence avec à chaque fois un homme et une femme élus.
Le modèle économique du Rojava
Le système démocratique confédéral du Rojava est toujours en phase de développement, à une vitesse ralentie par les attaques constantes qu’il subit et par l’embargo imposé par l’État turc. Toutefois, de nombreuses et grandes avancées ont été faites vers l’instauration d’un système économique alternatif qui fournit une alternative au dualisme du capitalisme et du communisme.
Dans une interview faite par un journaliste avec le professeur Ahmet Yosuf, président du comité sur l’économie et les échanges du canton autonome d’Afrin, Dr. Yosuf expose les objectifs à long terme et les étapes à effectuer pour les atteindre. Il dit pour commencer que le canton, comme les autres cantons, doit lancer des coopératives, « de petites unités de production ». Le développement de ce système, comme il l’explique, commence par une économie basée initialement sur l’agriculture. De plus, ce système qui inclut la coopération des habitants de la zone profitera à tout le monde et se posera comme un modèle d’économie alternative pour les peuples de la région .
Ces ambitions font leur entrée dans le réel.
Fin 2015 et en 2016, des comités économiques ont été mis en place pour faciliter l’instauration et soutenir le bon fonctionnement de l’économie, certains d’entre eux étaient des coopératives composées exclusivement de femmes, pour rétablir la balance de l’ordre et encourager davantage les femmes à prendre part à la vie économique.
Les habitants font tourner de petites unités de production. Les coopératives sont de tailles variées, allant de petites coopératives de moins de 10 personnes à des coopé- ratives de taille moyenne de 60 personnes ou de plus grandes encore de 100 à 150 personnes. Parmi les coopératives mises en place, certaines font de l’agriculture (par exemple, de la culture de blé, de la production de légumes et d’éléments pour faire des salades, de la production de lait et de yaourt ainsi que de l’élevage animal), mais il y a aussi des magasins de vêtements, des restaurants et des boulangeries. Les quelques raffineries de pétrole présentes au Rojava fonctionnent également en coopératives. Les personnes travaillant dans ces coopératives en sont les propriétaires/actionnaires. La structure organisationnelle est menée par un « comité de coordination », nom préféré à «comité de gestion» car il sonne moins hiérarchique. Les personnes décident collectivement des règles, des opérations, de l’embauche et de la finance. Au niveau le plus élevé, toute l’activité économique est administrée conjointement par les organisations du Tev-Dem et du Kongira Star. Toutes les initiatives économiques sont conduites avec les principes écologiques gardés en tête, en se servant des ressources naturelles et en minimisant le gaspillage et la consommation.
Ce système en est encore à ses débuts et les administrations des cantons ont pour projet de construire des infrastructures d’approvisionnement en eau et en énergie plus durables dès qu’ils en auront les moyens économiques. L’ordre mondial capitaliste tremble encore de l’impact dévastateur de la crise financière qui démarra en 2008 et des guerres qui ont plongé le Moyen-Orient dans la tourmente avec des centaines de milliers de vie perdues et la création de millions de réfugiés. Au milieu de tout cela, le peuple kurde du Rojava (Nord de la Syrie) ont annoncé une révolution qui défie le système capitaliste, patriarcal et étatiste qui a engendré un haut niveau d’inégalité et une plus grande division de classe. Avec le cadre théorique d’Öcalan, leader du mouvement de libération kurde, les Kurdes du Rojava construisent petit à petit le modèle du confédéralisme démocratique. Ce système est basé sur une démocratie par la base et il organise les habitants pour instaurer des structures communales démocratiques avec un encadrement par des groupes politiques. Le système est mis en place dans les localités, les villages et les villes avec des assemblées formées à chaque niveau et pour tous les sujets.
Ce système, qui « fait la promotion d’un modèle de société écologique », soutient également la libération des femmes. Le système économique qui y est développé bénéficie à tous et se pose comme un modèle pour toute la région. Il est donc d’importance majeure d’afficher son soutien pour la révolution actuellement en cours au Rojava, car c’est une lueur d’espoir pour un monde plus pacifique et plus égalitaire.
Berfin Kurban
Lire en complément le Monde diplomatique de septembre 2017 et les articles “Rojava”, issus d’un déplacement récent.