Plus de soix­ante ans déjà que l’éd­i­fi­ca­tion d’un bar­rage à Ilisu a été envis­agée, avec l’ob­jec­tif offi­ciel d’amélior­er l’é­tat des sols et les ressources en eau de la val­lée du Tigre. Et depuis plusieurs années, les travaux avan­cent en toute opac­ité, sans aucune infor­ma­tion du public.

Il faut dire que la mise en eau du bar­rage ira de pair avec la destruc­tion de nom­breux ves­tiges pat­ri­mo­ni­aux et archéologiques à Hasankeyf, petite ville qui se retrou­verait à 80% sous les eaux. Sans compter des cen­taines de mil­liers d’hectares asséchés en Irak, et plusieurs dizaines de mil­liers de per­son­nes déplacées…

Si l’on en croit une légende relatée par un prince kurde de Bitlis à la fin du XVe siè­cle, la cité d’Hasankeyf aurait été bap­tisée en hom­mage à un pris­on­nier arabe dénom­mé Hasan. Con­damné à mort, ce dernier aurait demandé au seigneur des lieux une dernière faveur – mon­ter à cheval quelques instants avant d’être exé­cuté – et il en aurait prof­ité pour s’échap­per, sous les yeux ébahis des spec­ta­teurs qui se seraient écrié : “Hasan keif” (“com­ment Hasan”). Mais les archéo­logues, eux, font plutôt le rap­proche­ment avec l’arabe “Hisn Kayfà”, lit­térale­ment “rocher for­ti­fié”. Et pour cause. A l’époque médié­vale, cette cité du sud-est de la Turquie s’é­tait certes dévelop­pée aux pieds d’une falaise, sur les rives du Tigre. Mais Hasankeyf prof­i­tait égale­ment des hau­teurs sur lesquelles une citadelle-forter­esse avait été édi­fiée dès le IVe siè­cle, pour se pro­téger de l’ennemi.

L’en­ne­mi a néan­moins changé de vis­age. Car ce ne sont plus les guer­res, mais un bar­rage géant qui men­ace désor­mais la cité. D’un coût de plus de 1,2 mil­liard d’eu­ros, c’est le troisième plus grand pro­jet hydroélec­trique de la Turquie. Il est sup­posé fournir 3,8 mil­liards de kilo­wattheures d’élec­tric­ité, soit 3% de la pro­duc­tion nationale, tout en irriguant 1,7 mil­lion d’hectares de terre. Et Ankara en fait un enjeu majeur du développe­ment de cette région. Reste que ce pro­jet est on ne peut plus con­testé, sur place comme à l’é­tranger. Et pour cause…

Quand le bar­rage con­stru­it une soix­an­taine de kilo­mètres en aval d’Hasankeyf sera fonc­tion­nel, c’est un véri­ta­ble tré­sor archéologique qui risque de dis­paraître à jamais : out­re de nom­breux mon­u­ments his­toriques, le site abrite quan­tité de grottes troglodytes creusées dans la roche voilà plus de 10000 ans et habitées depuis de façon qua­si-con­tin­ue. Aujour­d’hui, ses plus vieilles con­struc­tions datent du XIIe siè­cle. Ce sont les derniers témoins de l’âge d’or d’Hasankeyf, du temps où elle con­sti­tu­ait une étape impor­tante dans la route de la soie. Les com­merçants s’y rendaient en emprun­tant l’un des plus grands ponts du Moyen-Age – il aurait mesuré 200 m – pour tra­vers­er le fleuve : il en reste désor­mais deux piliers et une arche. Un grand palais, dont il sub­siste une tour et bon nom­bre de ruines, fut instal­lé au nord de l’an­ci­enne citadelle, per­me­t­tant aux autorités de la région de sur­veiller les allées et venues en contrebas.

A l’époque, Haz­ankeyf était aux mains des Artukides, des chefs de guerre turk­mènes vas­saux du grand empire Seld­joukide, après avoir été pro­priété de huit dynas­ties dif­férentes : d’abord assyri­enne, Hasankeyf fut ensuite sous la dom­i­na­tion d’Alexan­dre le Grand, des Parthes, des Sas­sanides, des Romains, des Byzan­tins puis de deux dynas­ties cal­i­fales (Omeyyades et Abas­sides), avant de devenir le bas­tion des Artukides. Elle sera ensuite cédée aux Ayy­oubides, une impor­tante dynas­tie d’o­rig­ine kurde qui éten­dit son règne de l’ouest du Moyen-Ori­ent jusqu’en Egypte.

Hasankeyf sut alors résis­ter aux attaques de l’empire Mon­gol, et con­stru­it de nom­breux édi­fices. Les ruines d’un petit palais résis­tent encore au bord de la falaise : on y dis­tingue, au-dessus de l’une des fenêtres, un bas relief fig­u­rant deux lions et des écrits en kufi. Plus bas, près du fleuve, la mosquée El-Rizk dresse son imposant minaret de 30 mètres vers le ciel. Non loin, au cœur d’Hasankeyf, c’est la mosquée Süley­man qui exhibe un minaret divisé en qua­tre étages et décoré d’orne­men­ta­tions végé­tales et de car­ac­tères kufi. Plus à l’est, la mosquée Koç aurait fait par­tie d’un com­plexe abri­tant une école, une can­tine, un dis­pen­saire et une bib­lio­thèque. Et à ces ves­tiges s’a­joutent ceux d’une dynas­tie turk­mène, les Ak Koyun­lu, qui prit briève­ment pos­ses­sion des lieux au XVe siè­cle : avec ses belles faïences émail­lées couleur bleu turquoise et ses inscrip­tions cal­ligraphiques, le mag­nifique mau­solée de Zeynel Bey ne peut laiss­er indifférent.

La cité pas­sa ensuite sous con­trôle de l’empire Ottoman. In fine, elle pos­sède quelque 300 mon­u­ments datant du XIIe au XVe siè­cles, et plus de 4000 habi­ta­tions troglodytes. “C’est un héritage cul­turel ines­timable”, com­mente Ercan Ayboğa, un ancien hydro­logue devenu porte parole du col­lec­tif “Ini­tia­tive pour sauver Hasankeyf” créé en 2006.

Dans les faits, le site, très éten­du, n’est étudié que depuis une quar­an­taine d’an­nées, et la guerre menée con­tre les kur­des a ralen­ti le rythme des fouilles dans les années 1990. Ces fouilles n’ont dès lors béné­fi­cié que de mai­gres finance­ments, majori­taire­ment dédiés aux mon­u­ments médié­vaux : il resterait donc beau­coup à décou­vrir. Et en atten­dant, les travaux du bar­rage d’Ilı­su ont démar­ré en 2006. Ils ont certes été inter­rom­pus plusieurs fois en rai­son des con­flits dans la région. Mais le pro­gramme de con­struc­tion n’en con­tin­ue pas moins d’a­vancer : si l’éd­i­fi­ca­tion de la cen­trale hydro-élec­trique n’est pas ter­minée, celle de la struc­ture du bar­rage serait achevée. Les 7000 habi­tants d’Hasankeyf sont ain­si con­damnés à voir l’essen­tiel de leur ville dis­paraître sous le bassin de réten­tion d’eau. Qu’est-il prévu pour sauver l’ensem­ble des vestiges ?

Rien, ou presque” répond Ercan Ayboğa. Le gou­verne­ment turc a bien annon­cé un pro­gramme de sauve­g­arde. Mais les habi­ta­tions troglodytes n’en font pas par­tie. Offi­cielle­ment, ce ne sont que treize mon­u­ments médié­vaux qui sont offi­cielle­ment con­cernés. Il est prévu de les déplac­er morceau par morceau, dans un futur parc archéologique. Or d’après Zeynep Ahun­bay, pro­fesseur d’his­toire de l’ar­chi­tec­ture à l’u­ni­ver­sité tech­nique d’Is­tan­bul, cela ne pour­ra se faire sans détéri­o­ra­tion : les enduits déco­rat­ifs, par exem­ple, seront per­dus. De plus, il n’est pas cer­tain que les autorités turques tien­nent leurs promess­es. Depuis 2009, de gros bailleurs de fonds étrangers (Suisse, Alle­magne, Autriche) se sont en effet retirés du pro­jet, la Turquie ne respec­tant pas cer­tains des critères demandés, en matière d’en­vi­ron­nement, de biens cul­turels et de déplace­ment des populations.

Pour l’heure, bien que la loi turque sur la pro­tec­tion des biens cul­turels et naturels stip­ule que les “biens cul­turels inamovi­bles doivent être pro­tégés”, seul un mon­u­ment a fait l’ob­jet d’un sauve­tage : le mau­solée con­stru­it pour abrit­er la dépouille de Zeynel Bey, fils d’Uzun Hasan, fon­da­teur de la dynas­tie Ak Koyun­lu. C’est une entre­prise néer­landaise qui a mené les opéra­tions, après deux ans de pré­parat­ifs, à l’aide d’une plate­forme spé­ciale, équipée de plus de 150 roues. Un socle pro­fond d’un mètre a été coulé sous le mon­u­ment avant son trans­fert sur la plate­forme à l’aide de grues hydrauliques. Et le 12 mai dernier, grâce à un sys­tème de rails et un asphalte spé­cial, le mon­u­ment a été trans­féré vers un nou­veau site, deux kilo­mètres plus loin, hors d’at­teinte des eaux.

L’Europe était con­tre ce bar­rage, mais nous allons déplac­er huit autres édi­fices anciens”, a annon­cé fière­ment le min­istre turc des eaux et forêts, Vey­sel Eroğlu. Et d’a­jouter : “Cela con­stituera un exem­ple à suiv­re pour le monde”. Un exem­ple ? Oh que non ! Out­re les con­struc­tions et les habi­ta­tions troglodytes qui vont être per­dues à jamais – des pans entiers de falaise ont été détru­its à la mi-août – ce sont aus­si 670 000 hectares de marais dans l’an­cien pays de Sümer (sud de la Mésopotamie antique, actuel Irak) qui vont être asséchés. Et si, faute de sou­tien du gou­verne­ment turc, Hasankeyf n’a pas été inscrit au pat­ri­moine mon­di­al de l’hu­man­ité de l’Unesco, bien qu’é­tant l’un des seuls lieux au monde rem­plis­sant neuf des dix critères demandés (un seul suf­fit nor­male­ment !), les marais irakiens, eux, y ont été inscrits à l’été 2016. Enfin, quand la majeure par­tie d’Hasankeyf et une dizaine de vil­lages seront sous l’eau en Turquie, des dizaines de mil­liers d’autres per­son­nes man­queront d’eau en Irak…

https://youtu.be/7eiKUIvczlE

 

Le pou­voir turc n’en a cure. D’au­tant que si des pays et des entre­pris­es étrangères se sont retirés du pro­jet, des multi­na­tionales sont restées parte­naires, et des ban­ques turques lui ont prêté main forte en accor­dant des prêts au con­sor­tium de con­struc­tion du bar­rage. Pire. L’E­tat va jusqu’à se tar­guer de fournir du tra­vail aux habi­tants (et cer­tains tra­vail­lent en effet sur le chantier du bar­rage), et de les rel­oger : dans les faits, il rachète leurs maisons à bas prix (500 livres turques le mètre car­ré), pour leur en ven­dre d’autres deux fois plus cher en hau­teur, dans la ville nou­velle, en leur offrant – roy­al ! – la pos­si­bil­ité d’un crédit sans intérêt… Il est donc peu prob­a­ble que les cam­pagnes de sou­tien à Hasankeyf ou aux marais irakiens le fassent reculer. D’ailleurs, comme d’au­cuns le soulig­nent, si ce pro­jet de bar­rage tient tant à cœur au pou­voir, ce n’est cer­taine­ment pas sans arrière pen­sées politiques.

En détru­isant Hasankeyf, l’E­tat turc prive en effet ses habi­tants kur­des de leurs ressources, le riche pat­ri­moine du lieu pou­vant facile­ment en faire un musée à ciel ouvert. Qui plus est, la con­struc­tion de bar­rages dans le sud-est de la Turquie rend for­cé­ment plus com­pliquées les opéra­tions mil­i­taires des kur­des. Du reste, dif­fi­cile aujour­d’hui de men­er des actions en sou­tien à Hasankeyf. L’ar­resta­tion du jour­nal­iste français Math­ias Depar­don, en mai dernier, est là pour le prou­ver : plus que jamais, il ne fait pas bon être curieux sur ce qui se déroule aujour­d’hui dans cette par­tie de la Turquie.

 

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Eng­lish: “Hasankeyf, a unique her­itage site, soon to be sub­merged” Clic to read

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