Nombreux sont les textes produits sur la révolution en cours au nord de la Syrie, seule région qui a pu prendre son autonomie par rapport au régime de Bachar al-Assad – poursuivant ainsi la révolution sociale qui avait éclaté partout en Syrie en 2011 – et qui a su se défendre contre les forces militaires assaillantes telles que l’État Islamique d’abord, puis les groupes soutenus par la Turquie, et enfin l’armée turque elle-même.
Cet article déjà ancien, rédigé par Peter Loo, bénévole britannique travaillant au Rojava auprès du Tev-Dem, ne révèle rien de très nouveau, mais il a l’intérêt d’être concis – et donc d’introduire le contexte si nécessaire – et d’aborder brièvement la question des soutiens populaires à la révolution. Pour ce qui est de la « révolution des femmes », nous vous conseillons de lire d’autres textes bien plus détaillés et rédigés par des femmes, notamment Dilar Dirik, que nous avons traduits dans de précédents numéros de Merhaba Hevalno.
Peter Loo est membre de Plan C [NdT : une organisation britannique qui entend survivre et résister aux impacts du capitalisme et mettre en place l’auto-organisation] ; il travaille actuellement à Qamishlo avec le TEV-DEM. Ce texte est son dernier rapport pour Plan C.
En 2012, le PYD, un parti politique kurde lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) basé en Turquie, a profité du tourbillon chaotique de la guerre civile syrienne pour éjecter les forces du régime de vastes zones au nord de la Syrie (Rojava, Kurdistan de l’Ouest) et pour mener une révolution sociale. Le PYD est en conflit ouvert avec l’État Islamique et les rebelles syriens soutenus par la Turquie, et subit l’embargo de la Turquie et du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. Cela ne l’empêche pas de continuer à lutter pour une ambitieuse série de changements sociaux grâce au TEV-DEM, une alliance entre des organisations politiques et des organisations émanant de la société civile. Les objectifs poursuivis reposent sur le «nouveau paradigme» du PKK et de son dirigeant, Abdullah Öcalan. Emprisonné à vie en Turquie, Öcalan a éloigné son parti du marxisme-léninisme classique en proposant une politique centrée sur le confédéralisme démocratique (une décentralisation du pouvoir politique qui accorde de l’importance à des assemblées à petite échelle), la révolution des femmes et l’écologie. Ces trois éléments sont les éléments centraux officiels de la révolution sociale au Rojava.
Organisée dans trois cantons* discontinus (dont deux sont séparés par l’EI et les forces soutenues par la Turquie), la révolution a énormément progressé en termes de libération des femmes et de diffusion du modèle confédéral dans les zones à majorité non kurde et dans les communautés.
* Quatre cantons depuis août 2017 LIRE AUSSI Une avancée pour le Rojava • Un nouveau canton : Shehba
En dépit de décennies de sous-développement et de l’embargo actuel, des tentatives ont été engagées pour développer davantage l’économie sociale, en soutenant les travailleurs de coopératives, le développement des syndicats et la socialisation du peu d’industrie (surtout de l’huile) existante. Il faut cependant noter qu’à ce stade de la révolution, un changement du système économique n’est pas l’ambition principale. Contrairement à ce que certains pourraient croire, l’argent est toujours en usage et la propriété privée existe encore !
Une révolution n’est pas une destination finale, mais seulement une étape supplé- mentaire de la construction d’une société visant à dépasser le capitalisme ; une étape qui, une fois engagée, modifie les responsabilités et les défis auxquels sont confronté.e.s les révolutionnaires. Ayant supplanté le régime syrien et pris définitivement le contrôle d’une grande partie du nord de la Syrie, les cantons sont maintenant confrontés à deux types de problèmes. Les premiers relèvent de la sécurité ; les cantons doivent être physiquement réunis et il faut trouver des solutions pour combattre les forces hostiles en Syrie, Irak et Turquie. La révolution a également besoin d’évoluer et d’être approfondie. Comme toutes les révolutions, elle ne bénéficie pas d’un soutien unanime. Alors que les grands propriétaires terriens et les propriétaires d’entreprises ne sont pas susceptibles de soutenir un jour la révolution, les membres de communautés non kurdes de la région s’avèrent de plus en plus favorables à la révolution en cours.
Même si la révolution plonge ses racines dans le mouvement de libération kurde, elle a pour ambition de proposer un sché- ma politique à toutes les communautés du nord de la Syrie. Depuis la révolution, des structures politiques plus étendues et plus inclusives ont été construites et des plans sont réalisés sur le long terme. Alors que le modèle confédéral, avec ses diffé- rents niveaux d’assemblées du peuple et de structures démocratiques, n’est pas aussi répandu que pourraient le penser certains observateurs et observatrices occidentales, les assemblées de quartier, qui constituent le niveau de base, se développent. N’ayant que quelques années d’existence, le système confédéré prend exemple sur les progrès vieux de 11 ans qui ont eu lieu au nord de la frontière, au Bakur (le Kurdistan du Nord, occupé par la Turquie). L’emphase est mise sur l’éducation en tant qu’outil à même de développer la compréhension de la révolution et son soutien. La révolution a d’abord commencé au sein de la communauté kurde, mais son soutien par d’autres communautés existantes dans la région – Arabes, Syriaques, Tchétchènes, Armé- niennes, etc. – est une priorité politique. Travailler avec ces différentes communautés pour qu’elles soutiennent la révolution, alors qu’elles peuvent être indécises, voire critiques, à son égard, est un travail difficile et de longue haleine.
Une partie de mon travail ici, à Qamishlo, consiste à aider le TEV-DEM à s’organiser sur ce sujet. Une campagne a été lancée avec pour slogan : « Rejoignez votre communauté locale. Soutenez le système confédéral », qui se concentre sur les niveaux les plus bas du système confédéral, les communautés de quartier et les Mala Gel (Maison du Peuple), les assemblées et les commissions qui agissent ici et fournissent des idées et les transmettent au système politique et servent de centres communautaires, offrant des services d’éducation et civiques. Ces structures ne sont pas aussi répandues qu’elles le pourraient et de nombreuses personnes n’y ont recours que si elles rencontrent des problèmes personnels qu’elles ont besoin de régler. Nous organisons des rencontres et des événements publics sur l’importance du modèle confédéral, et nous visitons des centres communautaires diffé- rents, nous parlons avec les personnes dans la rue et chez elles.
Pour changer fondamentalement cette société, l’emphase est mise sur l’éducation afin de valoriser et de responsabiliser les femmes.
Tandis que nous quadrillons la ville pour distribuer des prospectus ou aller à des réunions et que nous slalomons entre les checkpoints qui se dressent sur notre chemin, nous sommes confronté.e.s à différents niveaux de soutien des communautés et de la révolution en général, qui varient souvent en fonction des appartenances ethniques. La communauté chrétienne syriaque, par exemple, est divisée en deux : une moitié qui soutient la révolution, et l’autre moitié, le régime. La division du quartier syriaque est claire, avec deux forces de sécurité et deux types d’affichages et de drapeaux qui s’opposent. Les quartiers qui soutiennent le régime deviennent plus faciles à repérer au fur et à mesure que je passe du temps ici. Ils sont (ou étaient, avant la révolution) les quartiers les plus chics, avec les habitations et les magasins les plus classes qui, même aujourd’hui, sont encore parfaitement achalandés.
À cause de l’absence de nombreux produits de base dans les zones révolutionnaires du Rojava, de nombreuses personnes ne soutiennent pas forcément la révolution. Tandis que l’huile et le pain sont relativement abondants, grâce aux politiques de «développement» historiquement mises en place par le régime dans la région, d’autres produits de base font défaut à cause de l’embargo. Sans une amélioration matérielle de leur vie, de nombreuses personnes ne considéreront pas que la révolution puisse réussir. L’une des tâches les plus importantes du mouvement de solidarité internationale doit être de faire pression sur la Turquie et le Gouvernement Régional du Kurdistan pour qu’ils lèvent leur embargo.
Le mouvement des femmes
La révolution des femmes, qui est bien avancée ici, a aussi de profondes racines et n’a pas éclos de nulle part. Le PKK a fait du mouvement de libération des femmes un aspect central de sa politique depuis les années 1990, et le Yekîtiya Star (Union de l’Étoile) au Rojava, le prédécesseur du Kongreya Star, a organisé les femmes face à la répression du régime depuis 2005. Au-delà de la participation massive des femmes aux brigades YPJ et dans les forces de sécurité, le mouvement des femmes parvient à réaliser de grandes choses au sein de la société civile. Ce mouvement réussit à enclencher des changements législatifs, par exemple en faisant passer des lois qui interdisent les mariages forcés et en légalisant l’avortement. Sur le terrain, les centres de femmes, les programmes éducatifs, les groupes organisés et les journaux et radios se multiplient. La révolution s’institutionnalise en exigeant la parité des orateurs et une représentation minimum des femmes de 40 % dans toutes les structures. Kongreya Star a estimé que la participation des femmes dans le système de communautés se situe autour de 50 à 70 %.
Dans le contexte de la société profondé- ment conservatrice au sein de laquelle se construit la révolution, où les rôles sociaux sont strictement répartis en fonction des genres et où les violences à l’encontre des femmes sont monnaie courante, ces développements sont d’autant plus impressionnants. Pour changer fondamentalement cette société, l’éducation est privilégiée afin de responsabiliser les femmes. Kongreya Star organise par exemple des sessions hebdomadaires à destination de leurs membres et des programmes de rééducation existent, destinés aux hommes qui ont des comportements problématiques.
Évidemment, la révolution au Rojava n’a pas directement émergé sous sa forme finale en réponse spontanée aux horreurs du conflit syrien. Elle repose sur les expé- riences et les pratiques d’autres segments du mouvement de libération kurde. En 40 ans, son organisation phare, le PKK, a ré- sisté à une répression étatique terrible et est parvenue à faire d’une petite force de gué- rilla marxiste-léniniste un mouvement immense dont les organisations civiles étendues sont présentes de façon tangible dans la vie quotidienne de centaines de milliers de personnes. Le PYD et ses alliés avaient beaucoup à faire dans les années qui ont précédé la révolution, diffusant leurs idées et mettant en place les assemblées et les forces d’autodéfense qui allaient être nécessaires par la suite. Maintenant que le régime a été expulsé, les organisations présentes au Rojava ont encore une vision à long terme : construire les institutions et les infrastructures nécessaires à un développement toujours plus important de la révolution, et parier sur l’éducation et la diplomatie pour répandre cette vision politique parmi les différentes communautés.
Alors que certain.e.s, en Occident, pourraient être tentés de projeter leur rêve d’une révolution idéale et spontanée sur le Rojava, ce n’est pas le cas. Ici, la révolution s’élabore doucement avec une vision à long terme, qui implique planification, structures et éducation.
Source : Red Pepper
Traduction de l’anglais : Merhaba Hevalno
Publié initialement dans le Merhaba Hevalno n°11 en janvier 2017