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Un article de Berfin Kurban, traduit par le collectif Merhaba Hevalno, en guise d’archive consultable pour des éclaircissements sur le “confédéralisme démocratique”. (Première partie)
Démocratie moderne versus capitalisme moderne
Aujourd’hui, au XXI ème siècle, nous vivons dans un monde où l’exploitation, l’oppression et les violations des droits humains de base sont en constante augmentation et sont en voie de légitimation. Comme résultat du capitalisme, les inégalités et les injustices ne prennent jamais fin au sein de la vie politique, économique et sociale.
Certains diront que c’est le système capitalo-impérialiste, ainsi que les problèmes de nationalisme, de racisme, de militarisme, d’étatisme et de sexisme qui vont avec, qui ont plongé la société dans le chaos. Ce système hégémonique se nourrit des guerres qu’il crée, il détruit la nature, provoque des désastres ainsi que de la pauvreté et nous maintient dans la menace permanente de ces instabilités.
Le capitalisme, qui est l’ordre social et économique global, dispose de graves contradictions entre la réalité et la raison, et entraîne d’importantes répercussions en menaçant le bien-être de l’humanité et en causant des catastrophes écologiques. Par conséquent, on pourrait dire que le capitalisme a atteint ses limites en matière de durabilité. La fin de la guerre froide a donné un nouvel élan à l’adoption de la démocratie sociale néo-libérale, chose évidemment sujette à de nombreuses contradictions. Mais cela a également poussé ceux dits de gauche, et d’autres qui aspiraient à des principes socialistes, à prendre une posture pessimiste. La plupart des gens de nos jours ont accepté l’illusion et la croyance qu’aucune alternative au capitalisme n’est possible. Pourtant, dans l’histoire récente, de l’Amérique latine au Moyen-Orient, des mouvements sociaux ont rétabli cette foi en un autre monde qui avait été perdue mais qui est maintenant ressuscitée avec un nouvel élan, comme les zapatistes du Chiapas et les Kurdes du Rojava (Nord de la Syrie) et du Bakur (Sud Est de la Turquie), parmi d’autres.
Il existe une alternative au capitalisme, c’est le confédéralisme démocratique. Il est actuellement en train d’être bâti au nord de la Syrie (Rojava), malgré un manque de reconnaissance internationale. Le mouvement de libération kurde mène en ce moment même une expérience révolutionnaire en mettant en place un système confédéral au nord de la Syrie, où vivent 4 millions de Kurdes. Cet essai envisage de découvrir les aspects théoriques et pratiques de cette révolution, en se focalisant sur le modèle économique en cours d’expérimentation au Rojava pour déterminer s’il pourrait constituer une alternative au néolibéralisme du capitalisme moderne.
La première section [de cet article] entame une discussion sur les défauts actuels du capitalisme et sur le problème global de l’inégalité, la seconde section présente la façon dont le mouvement de libération kurde mené par Abdullah Öcalan, inspiré par les idées et les théories appuyées dans la première section, a transformé leur mouvement d’indépendance en un mouvement qui s’efforce de créer un système alternatif, plus démocratique et libertaire, basé sur les principes de l’autonomie démocratique, l’égalité de genre, l’industrialisme écologique et l’économie sociale.
Contexte historique du développement du capitalisme et de l’État-nation
Le capitalisme moderne est apparu avec les avancées et révolutions dans le domaine du savoir, avec le développement des mathématiques, de la physique et de la chimie. À un tel point que les traditions étaient remises en question et rejetées, ce qui provoqua un passage du ruralisme à l’urbanisation et permit l’industrialisation capitaliste. Michel Foucault (1926–1984) défend l’idée que les révolutions américaine et française, qui intégraient le libéralisme et le républicanisme, n’ont en fait pas libéré les citoyens de l’autoritarisme oppressif, mais qu’elles l’ont remplacé par une autre forme de pouvoir qui est le capitalisme. Le développement des États-nations, amenant son lot de composants tels que la démocratie représentative, la bureaucratie, l’éducation publique, la laïcité et des formes de surveillance sans fin, ne se fit pas naturellement mais à l’aide de décisions politiques prises pour assister le capitalisme moderne.
Les sociologues classiques, dans la lignée de la pensée aristotélicienne, considèrent pour la plupart que le but inhérent à la modernisation était de rendre l’expérience occidentale (européenne) centrale, par le biais de facteurs économiques, sociaux, culturels et politiques. Mais la théorie de la modernisation reste un sujet grandement débattu, des étapes de la modernisation de Walt Rostow (1916–2003) à la critique de la dépendance d’Andre Gunder Frank (1929–2005), en passant par la théorie du système capitaliste mondial développée par Immanuel Wallerstein (1930-…), parmi d’autres.
La mondialisation capitaliste est un processus dans lequel la planète entière est intégrée socialement, politiquement et économiquement dans des dimensions historiques, économiques, socioculturelles et politiques.
Pour faire simple, le capitalisme peut être défini comme un système de production ayant pour fin de mettre le profit dans des mains privées, celles de l’élite bourgeoise ou de « l’État » dans le cas de la Chine. De nos jours, le capitalisme semble traverser une nouvelle crise. Il y a une crise économique, écologique et énergétique mondiale, et les capitalistes ne mettent pas de mécanismes en place pour résoudre ces problèmes, ils ne peuvent d’ailleurs pas résoudre ces crises car, comme l’a dit Einstein, « aucun problème ne peut être résolu avec le même état d’esprit qui l’a engendré ». Ce système n’est pas durable et il a créé des problèmes sociaux dangereux, desquels il nie les racines ontologiques. De telle façon que la dépression dans laquelle se trouve l’ère financière du système capitaliste illustre clairement aujourd’hui qu’il ne peut plus défendre les mensonges qu’il a utilisés historiquement pour maintenir son existence. Mais comment est-ce que le capitalisme a vu le jour ?
Au milieu du 19ème siècle, Karl Marx (1818–1883) et Friedrich Engels (1820–1895) ont écrit le Manifeste du parti communiste et ont rendu compte de façon pertinente de l’expérience européenne du capitalisme moderne. À cette période de l’histoire, la révolution industrielle était en cours et modifiait le paysage matériel et humain par des avancées technologiques (scientifiques), des changements institutionnels et par l’accentuation des échanges par l’émergence d’un marché mondial. Pourtant, selon Marx cette société industrielle moderne est caractérisée par des conflits de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat, mais comme les forces productives du capitalisme ne sont plus compatibles avec cette relation d’exploitation, cela mènera finalement vers une révolution prolétarienne. Marx défend que l’exploitation du prolétariat par l’élite bourgeoise était la force provoquant le développement historique.
La contribution de Karl Marx aux théories sociales n’a pas été une simple prédiction utopique du futur mais, de façon plus importante, un ensemble d’analyses sur le fonctionnement et les contradictions du capitalisme.
Cet héritage a perduré comme on le voit avec la théorie des « systèmes-mondes » du sociologue et chercheur en sciences socio-historiques Immanuel Wallerstein. Depuis les années 1970, Wallerstein a développé le paradigme d’analyse des systèmes mondiaux qui est une approche macroscopique des changements sociaux et historiques du monde, d’une façon pluridisciplinaire. Wallerstein affirme que l’État-nation moderne se maintient grâce à un cadre économique, politique et légal qu’il appelle le « système-monde » et certains pays bénéficient de ce système économique mondial tandis que d’autres sont exploités.
Wallerstein montre que le système capitaliste mondial a commencé au 16ème siècle dans certaines parties de l’Europe et des Amériques et qu’il s’est ensuite étendu au monde entier lors des siècles suivants avec l’accumulation sans fin du capital (2004:23–24). Les États-nations modernes peuvent donc être vus comme incorporés au système mondial du capitalisme. Mais, comme le souligne Wallerstein, les relations économiques ne se sont pas développées de façon aléatoire, les États-nations modernes ont été créés en parallèle au capitalisme pour servir et protéger les intérêts de l’élite capitaliste. De plus, les capitalistes européens ont eu besoin de créer des États européens forts, avec une grande puissance politique et militaire, pour appuyer leur hégémonie. Wallerstein fait remarquer que l’économie du monde capitaliste repose sur la création de surplus par l’augmentation constante de la productivité, de laquelle il extrait un surplus pour l’élite bourgeoise à travers le profit. Le pouvoir est une notion importante à intégrer pour comprendre les inégalités qui se propagent à travers le système-monde capitaliste.
Ainsi, le système-monde est centré sur une division du travail entre deux classes, ces différentes classes présentent une disparité quant à l’accès aux ressources aux seins des États-nations, et les différents États-nations ont un accès inégal aux biens et services du marché mondial.
Wallerstein divise l’économie du monde capitaliste en trois catégories principales : le cœur, la semi-périphérie et la périphérie (2004:28). Les États situés au cœur sont ceux qui dominent et qui ont la puissance politique, économique et militaire pour imposer des taux de change inégaux et pour exploiter le travail, les matières brutes et l’agriculture des États périphériques, moins développés, et les soumettre à d’autres formes d’exterminations, écologique par exemple. Ces conditions que Wallerstein met en exergue peuvent expliquer les relations complexes d’économie et de pouvoir qu’il y a entre les pays. Comme le suggère Wallerstein, le système-monde capitaliste n’est pas sans fin et ce système s’effondrera inévitablement avec, tôt ou tard, une crise économique globale, ce qui résultera en un changement révolutionnaire.
Les États-nations ne sont pas des entités réelles, il s’agit d’une construction sociale moderne, en relation à quoi Benedict Anderson (1936–2015) a inventé le paradigme important de communautés imaginées.
Anderson analyse le nationalisme et affirme qu’une nation est une « communauté politique imaginée » parce que personne ne peut rencontrer ou connaître tous les membres de cette communauté, « pourtant, dans les esprits de chacun il y a l’image de leur communion » et, indépendamment des inégalités et de l’exploitation, « la nation est toujours conçue comme une camaraderie profonde et horizontale ». Les nations, contrairement aux États-nations, ne sont pas tangibles car elles n’ont pas toujours d’emplacement géographique défini et parce qu’elles peuvent aller au-delà des frontières comme le montre l’Union Européenne ou l’Union Africaine. En étudiant les origines historiques de la conscience nationale et l’émergence des nations modernes du dix-huitième siècle jusqu’au vingtième, Anderson affirme que la nation ou le nationalisme n’est pas vraiment une idéologie politique comme le marxisme ou le fascisme, mais une construction sociale créée au dix-huitième siècle en parallèle aux développements politiques occidentaux qui lui ont permis de devenir un modèle, de façon à ce qu’elle puisse être attachée à des gouvernements ayant des dispositions idéologiques variées, jusqu’aux régimes socialistes.
La conscience nationale a été stimulée par des choses comme la conception moderne du temps, le capitalisme d’impression et d’autres événements tels que les révolutions américaine et française. Anderson argumente de façon remarquable que même les régimes révolutionnaires (par exemple marxistes) entraînent le risque d’entrer dans une guerre au nom des «nations» à cause des éléments donnés précédemment.
Le nationalisme est une notion puissante qui aide à maintenir le statu quo et qui permet de détourner l’attention des problèmes sociaux comme l’exploitation économique. Bien qu’Anderson n’ait pas fourni de solution, il a néanmoins inspiré lui aussi Abdullah Öcalan et son paradigme de confédéralisme démocratique pour rejeter l’État-nation.
La mondialisation néolibérale n’a pas marché pour les pauvres ou l’environnement, elle a provoqué des catastrophes à la place et il est nécessaire de s’occuper de ses contradictions affirme l’anthropologue de l’économie Keith Hart et ses co-auteurs qui ont écrit un guide du citoyen pour bâtir une économie humaine.
Méthodologiquement inspiré par la révolution ethnographique du vingtième siècle en anthropologie sociale et culturelle, « The Human Economy Programme », lancé par Keith Hart et Al., vise « à reconnecter l’étude de l’économie au monde réel, à rendre ses découvertes plus accessibles au public et à placer l’analyse économique dans un cadre qui intègre l’humanité comme un tout, le monde dans lequel on vit ». En reprenant le projet de faire de l’économie aux économistes et en mettant l’accent sur l’unité entre l’individu et la société, ce nouvel universel humain cherche une alternative. S’ils n’en fournissent pas une, ils proposent néanmoins quatre principes clés que l’économie doit intégrer pour être humaniste.
Le premier est que l’économie « est faite et refaite par le peuple, l’économie devrait être d’intérêt pratique pour nous tous dans nos vies quotidiennes ». Hart dit que « cela signifie qu’elle devrait traiter une plus grande variété de situations particulières dans toute leur complexité institutionnelle » et « elle doit se baser sur une conception plus holistique des besoins et des intérêts de tout le monde ».
Enfin, il affirme que l’économie « doit traiter l’humanité comme un tout, ainsi que la société mondiale que nous sommes en train de construire ». Hart et Al. donnent plusieurs pistes pour entreprendre des études économiques de façon émancipatrice et pluridisciplinaire en allant au-delà de la géographie et ils soutiennent que « l’économie est toujours plurielle et l’expérience que les personnes en font à travers le temps et l’espace est plus proche de l’économie que des termes opposés comme «capitalisme» et «socialisme» ne le laissent entendre ». Par conséquent, l’objectif est de promouvoir une démocratie économique « en aidant les gens à organiser et améliorer leurs propres vies. Nos découvertes doivent donc avoir pour fin d’être présentées au public dans un esprit de pragmatisme et rendues compréhensibles pour que le lecteur puisse en faire un usage pratique ».
On pourrait se demander comment les bases de l’expérience du Rojava pourraient aider à radicaliser le projet « d’économie humaine » avancé par Hart pour la démocratie économique.
À partir de ce que nous dit Hart et en gardant à l’esprit que les alternatives doivent trouver leurs origines dans nos réalités, l’auto-détermination se révèle un pré-requis important pour les libertés et le développement économiques, sociales et politiques.
Les forces révolutionnaires kurdes du Rojava ont montré qu’une alternative était possible en développant leur propre système contre le capitalisme moderne, en mettant en place une société démocratique allant vers l’éco-industrie et le système du confédéralisme démocratique et en appelant ce système une démocratie moderne ou modernité démocratique.
Berfin Kurban