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Nous avons con­sid­éré essen­tiel de traduire cette inter­view d’Eren Keskin, avo­cate et mil­i­tante des droits humains en Turquie, qui embrasse l’ensem­ble des ques­tions de jus­tice, d’au­jour­d’hui et d’hier.

Au dehors même de l’hom­mage qu’il faut ren­dre à cette femme et son com­bat, revenir sur les procé­dures, les enquêtes d’in­jus­tice en cours, le fonc­tion­nement ubuesque des insti­tu­tions judi­ci­aires à tra­vers son regard acéré con­stitue une archive incon­tourn­able vers laque­lle nous aurons mal­heureuse­ment sou­vent l’oc­ca­sion de ren­voy­er dans les mois à venir.

Atten­dons-nous égale­ment à devoir organ­is­er, pour elle aus­si, un sou­tien con­séquent lors de ces procès à répéti­tion à venir, bien qu’elle-même ait une vision très “réal­iste” des désor­mais réac­tions européennes sans convictions.

Eren Keskin

Eren Keskin avec İrf­an Aktan
Pho­to : Sadık Güleç

Eren Keskin : Plutôt qu’aller à l’étranger, je vais aller en prison

Qui aurait pu penser que Eren Keskin, qui a subi des attaques armées dans les années 90, empris­on­née seule­ment parce qu’elle a util­isé le mot “Kur­dis­tan”, qui a per­du de nom­breux amiEs dans des assas­si­nats non réso­lus, une défenseure des droits humains qui a par­ticipé à des procès de tor­ture, d’a­gres­sions et de vio­ls, préfér­erait ces années là à celles d’au­jour­d’hui ? Ce qu’on pense impos­si­ble peut arriv­er. L’av­o­cate Eren Keskin dit que mal­gré toute leur noirceur, les années 90, c’é­tait mieux qu’au­jour­d’hui. Et elle s’é­tonne de se l’en­ten­dre dire !

Les droits humains se for­gent en les défen­dant et ce qu’on appelle la dig­nité humaine prend vie à la hau­teur de ces con­quêtes. Et celles-ci voient le jour, grâce aux luttes menées par cer­taines per­son­nes courageuses, mal­gré les men­aces d’ex­il, de prison et de mort. En effet, les défenseurEs des droits humains qui ont voué leur vie à élever la dig­nité humaine en Turquie, sont actuelle­ment sous la men­ace et l’op­pres­sion, comme jamais.

L’av­o­cate Eren Keskin, qui est une des fig­ures emblé­ma­tiques de la lutte pour les droits humains en Turquie, doit affron­ter 143 dif­férents procès ouverts à son encon­tre. Suite aux procès ouverts avec la fin du “proces­sus de Paix”, elle risque des dizaines d’an­nées de prison, et d’a­mendes allant jusqu’à 800 mille Livres turques [près de 200 mille €]. Keskin, qui a déjà com­mencé à pay­er cer­taines amendes déjà con­fir­mées, est devant le dan­ger d’emprisonnement à court terme. Keskin, ayant été pen­dant trois ans, la direc­trice édi­to­ri­ale sym­bol­ique d’Özgür Gün­dem, est inter­locutrice de tous les procès ouverts à l’en­con­tre du jour­nal, depuis la fin du proces­sus de Paix, et elle est pour­tant déter­minée à ne pas faire un pas en arrière.

Keskin, qui a fait face depuis les années 90 aux attaques armées, aux peines de pris­ons, aux men­aces de mort, avec un grand courage et une per­sis­tance et qui con­tin­ue à défendre les droits humains, a “envoyé vers la retraite” beau­coup de prési­dents de la République, pre­miers min­istres, min­istres d’in­térieur et de jus­tice, mais elle en est tou­jours au même point. Main­tenant, ten­dons l’or­eille à cette courageuse avo­cate, qui a dévoué sa vie à la défense des droits humains de tous les milieux opprimés, et à élever la dig­nité humaine.


Le fait que depuis les années 90, vous soyez une des défenseurEs des droits humains les plus exposées, les pres­sions que vous avez subies per­son­nelle­ment ren­dent votre analyse des dif­férentes péri­odes, plus légitime. Par con­séquent, pour­rions-nous com­mencer par l’é­tau de jus­tice devant lequel vous vous trouvez ?

Il y a 143 procès à mon encon­tre. Seul un de ces procès est ouvert pour un dis­cours que j’avais fait et une peine de 10 mois a été pronon­cée. La déci­sion est actuelle­ment en phase de Cour de Cas­sa­tion. Tous les autres procès sont ouverts en liai­son avec Özgür Gün­dem, pour lequel j’ai été direc­trice édi­to­ri­ale pen­dant trois ans.

C’est à dire que, c’est vous qui êtes jugée pour tous les procès ouverts con­tre le jour­nal durant ces trois ans ?

Oui. Özgür Gün­dem est un jour­nal qui fut créé au début des années 90, dont je fus avo­cate dès le pre­mier jour. Je con­nais­sais tous les jour­nal­istes tués à cette époque, tels que “Oncle Musa” [Musa Anter], Burhan Karad­eniz. Pour les per­son­nes de mon âge, Özgür Gün­dem a une place très pré­cieuse dans notre vie. En 2013, le jour­nal allait com­mencer à reparaitre sous son nom d’Özgür Gün­dem [le jour­nal compte dans son his­toire plusieurs fer­me­tures et inter­dic­tions] et on m’a demandé “Peut on met­tre votre nom comme Direc­trice Edi­to­ri­ale ?”. Comme j’avais un lien affec­tif j’ai répon­du “Bien sûr !”. Je n’ai pas tra­vail­lé active­ment comme direc­trice édi­to­ri­ale mais mon nom y appa­rais­sait. Des procès qui n’ont jamais été ouverts lors de la péri­ode du proces­sus de Paix*, ont com­mencé dès son terme, comme des bombardements.

[* Période appelée “processus de paix” ou “processus de résolution” ou encore “ouverture kurde” 2009–2015. Le “processus de résolution” n’était pas seulement promu par la partie kurde, mais participait surtout de l’ascension au pouvoir de l’AKP, soucieux à ce moment d’un clientélisme électoral, et de l’image de “bon élève” dans les négociations européennes, nécessaire pour écarter les militaires kémalistes des pouvoirs dont ils disposaient. Les gülenistes soutenaient chaudement ce processus politique, jusqu’à leur rupture avec l’AKP en 2013. Le mouvement kurde s’est saisi du “processus de paix” tant pour faire avancer dans les faits les questions de langue, d’autonomie culturelle, et de rattrapage social, qu’en permettant d’éviter la manœuvre de division entre Kurdes qu’Erdoğan tentait contre le PKK à travers lui. Cette initiative de paix, bienvenue et porteuse d’espoirs, a été unilatéralement brisée en 2015 par le régime AKP.]

Des procès rétroac­t­ifs ont-ils été ouverts pour des arti­cles et textes parus lors du proces­sus dit de résolution ?

Non. Il n’y a pas eu de procès rétroac­t­ifs. Quand le proces­sus s’est ter­miné et que les procès ont été ouverts, nous avons com­mencé à faire des aller-retours au Palais de jus­tice pour des inter­roga­toires. Dans les débuts, nous nous con­tentions de dire aux pro­cureurs, “j’ai la con­vic­tion que l’ex­pres­sion de l’opin­ion n’est pas un crime”. Mais, un peu plus tard, les pro­cureurs ont com­mencé à nous trans­fér­er au tri­bunal avec une demande de con­trôle judi­ci­aire. Lorsque nous avons vu que les procès pleu­vaient comme des bombes, nous avons dis­cuté entre cama­rades, et à la fin de la troisième année, j’ai quit­té mon rôle de direc­trice édi­to­ri­ale. A ce moment là, le 17 août 2016, une opéra­tion a été effec­tuée dans les locaux du jour­nal, et nous avons été touTEs mis­Es en garde-à-vue. Moi, j’ai été libérée sous con­trôle judi­ci­aire, Aslı Erdoğan et Necmiye Alpay on été incar­cérées, et peu de temps après, Murat Çelikkan a été empris­on­né. Dans ce procès, nous sommes touTEs jugéEs avec une demande de perpétuité.

Avec l’ac­cu­sa­tion d“appartenance à une organisation” ?

Pour ten­ta­tive de séparatisme des ter­ri­toires de l’Etat.

Ceci est-il basé sur des infor­ma­tions publiées ?

Des infor­ma­tions pub­liées, et selon celles-ci le fait que nous soyons des mem­bres d’or­gan­i­sa­tion séparatiste. Il n’y a pas de source à cette accu­sa­tion, mais la jus­ti­fi­ca­tion est bien celle-ci.

Est-ce la jus­ti­fi­ca­tion des autres procès à votre encontre ?

Pro­pa­gande pour organ­i­sa­tion, insulte au Prési­dent de la République etc… 18 dossiers sont actuelle­ment à la Cour de Cas­sa­tion. Il y a six ans de prison et des pénal­ités finan­cières très impor­tantes. Pen­dant ce temps, il y a eu des réformes de loi, et des “tri­bunaux d’ap­pel” [“Isti­naf mahkeme­si” des tri­bunaux expédi­tifs] ont été instau­rés. Les procès qui con­cer­nent des peines de moins de 5 ans sont envoyés aux tri­bunaux d’ap­pel, au lieu de la Cour de cas­sa­tion. Devant ces tri­bunaux, les procès sont traités plus rapi­de­ment. La soi dis­ant rai­son de la créa­tion de ces tri­bunaux, est d’al­léger le tra­vail de la justice.

Avez-vous des juge­ments qui ont été con­fir­més par les tri­bunaux d’appel ?

Oui, j’ai des procès où des pénal­ités finan­cières ont été décidées et sont con­fir­mées. Il y en a encore d’autres à venir. Jusqu’à ce jour, j’ai une peine con­fir­mée pour 57 mille Livres turques. Mais quand on fait la somme, il est ques­tion d’une peine de 800 mille Livres turques. Si vous ne les payez pas, vous allez en prison. Nous avons com­mencé à pay­er par men­su­al­ités. L’IHD (L’as­so­ci­a­tion des droits de l’homme dont Eren est la vice-prési­dente) et le TIHV (La fon­da­tion des droits de l’homme) ont com­mencé pour cela une cam­pagne. Mais pour les peines de prison, il n’y a rien à faire. Ces peines ne sont pas encore con­fir­mées, mais lorsque les déci­sions iront aux tri­bunaux d’ap­pel, les peines seront con­fir­mées dans trois, qua­tre mois.

Ensuite, irez-vous en prison ?

Je vais être empris­on­née, oui. Je ne vais pas m’en aller.

Je ne vais pas aller à l’étranger, parce que nous avons raison

Où donc ?

Je ne vais pas aller à l’é­tranger, mais en prison. En 1995, j’é­tais jugée pour avoir pronon­cé le mot “Kur­dis­tan”, j’ai reçu une peine de prison, et effec­tué ma peine. Comme nous sommes depuis de longues années dans le mou­ve­ment des droits humains, nous sommes con­nuEs par l’opin­ion publique inter­na­tionale. Les gens savent très bien que Eren Keskin n’est pas une mem­bre d’or­gan­i­sa­tion armée. Mais si cet Etat me juge comme mem­bre d’or­gan­i­sa­tion armée, m’in­culpe, et m’emprisonne, je dois men­er une lutte con­tre cela. Moi, je veux les déranger. Je n’i­rai pas à l’é­tranger, parce que nous avons rai­son. Je pense qu’il est néces­saire que l’E­tat fasse un pas en arrière. En 1995, la même chose était arrivée. Ces années là, beau­coup de per­son­nes sont allées à l’é­tranger et peu en prison. Je me sou­viens des noms des per­son­nes empris­on­nées à cette époque là comme Fikret Başkaya, Haluk Gerg­er. C’est grâce aux per­son­nes qui sont allées en prison que l’on a dis­cuté du fait que les lib­ertés d’opin­ion et d’ex­pres­sion étaient men­acées. Il va se pass­er la même chose.

Pour vous, dis­cuter du fait qu’en Turquie les lib­ertés d’opin­ion et d’ex­pres­sion sont men­acées a une utilité ?

Je ne pense bien sûr pas que cette dis­cus­sion aura autant d’ef­fet que dans les années 90, mais il y aura tou­jours un effet.

L’AKP s’est réconcilié avec l’Etat profond

Mal­gré les moyens de com­mu­ni­ca­tion lim­ités des années 90, les pres­sions que vous subissiez était con­nues, et une opin­ion publique se for­mait. Actuelle­ment, les pres­sions, gardes-à-vue, arresta­tions des défenseurEs des droits de l’homme, ne créent pas autant d’ef­fet que dans les années 90, au regard de l’Eu­rope, et l’E­tat ne prend pas en con­sid­éra­tion les réac­tions inter­na­tionales. Or, nous nous rap­pelons que dans les années 90, les réac­tions inter­na­tionales avaient un effet sur l’E­tat. Quelle est la dif­férence entre l’E­tat des années 90 et celui d’aujourd’hui ?

Depuis la fon­da­tion de cet Etat, l’E­tat vis­i­ble et l’E­tat réel ont été tou­jours dif­férents. Les gou­verne­ments changeaient, mais il exis­tait un Etat pro­fond qui restait tou­jours fixe. Le 24 sep­tem­bre 1996, dans la prison de Diyarbakır, un mas­sacre où 11 per­son­nes ont été tuées, têtes écrasées, a été com­mis. Lorsque nous avions appelé le Min­istre de la Jus­tice de l’époque, Şevket Kazan, du par­ti de la Ver­tu (Fazilet Par­tisi), il nous avait dit “Croyez-moi, je ne suis pas au courant.” Nous avions com­pris du ton de sa voix, que c’é­tait vrai. Réelle­ment, le min­istre ne savait pas ce qui s’é­tait passé là-bas. L’AKP est allé, par­ti­c­ulière­ment après que ses rela­tions avec l’or­gan­i­sa­tion de Fethul­lah Gülen se ten­dent, vers une réc­on­cil­i­a­tion avec l’E­tat pro­fond. Celle-ci ne va peut être pas jusqu’au bout, mais je pense que cette entente est dif­férente de celle des années 90.

Mais, à cette époque aus­si, Çiller [La pre­mière min­istre] ne fai­sait-elle pas tout ce que l’E­tat pro­fond voulait ?

Çiller fai­sait ce qu’on lui demandait, mais elle n’avait pas une force pop­u­laire comme le gou­verne­ment d’au­jour­d’hui. Actuelle­ment, der­rière le gou­verne­ment, il y a une force pop­u­laire de 50% et ce n’est pas une petite pro­por­tion. Dans le passé, dans les marchandage des gou­verne­ments, la main de l’E­tat pro­fond était tou­jours plus forte, actuelle­ment la main du gou­verne­ment est la plus forte. Peut être qu’ils se délais­sent récipro­que­ment, mais ils ont besoin l’un de l’autre. Et cela est ter­ri­fi­ant. Les jour­nal­istes nous dis­ent, “nous ne trou­vons pas de per­son­nes, d’u­ni­ver­si­taires qui veu­lent par­ler”. Per­son­ne ne veut par­ler à la presse. Et je com­prends cela. Il y a un moyen de pres­sion économique qui affecte beau­coup la vie des gens et qui n’ex­is­tait pas dans les années 90. Ils sont licen­ciés, les gens sont lais­sés sans un sou, en famille. Cela peut être plus ter­ri­fi­ant que d’aller en prison. Dans les années 90, l’ar­resta­tion ne fai­sait pas peur. A cette époque il y avait près de 200 procès à mon encon­tre. Nous étions vice-prési­dents de l’I­HD, avec Osman Bay­demir. Un procès était entamé à cha­cun de nos dis­cours, et on se taquinait entre nous, en nous deman­dant “qui a le plus de procès ?” Vous saviez en allant au bureau du pro­cureur qu’après avoir fait votre dépo­si­tion, que vous alliez sor­tir. Vous alliez en prison, seule­ment si vous étiez inculpés, et si votre peine était con­fir­mée. Mais main­tenant, même pour un témoignage, vous y allez avec la peur d’ar­resta­tion. Cela fait une très grande différence.

L’ar­resta­tion, de ce point de vue, est normalisée…

Bien sûr. L’autre jour, après avoir don­né mon témoignage con­cer­nant mes partages sur les réseaux soci­aux, j’ai demandé au pro­cureur “Et main­tenant, suis-je libre ?” ! Je pense que c’é­tait un bon pro­cureur, car il était vis­i­ble qu’il était gêné de m’in­ter­roger. Il en existe donc encore des comme cela, il m’a dit “Bien sûr que vous êtes libre”. Mal­gré cela vous n’ar­rivez pas à croire que vous êtes libre. Je ne me sou­viens pas d’une autre péri­ode où les arresta­tions se fai­saient autant sans se souci­er des suites.

Lorsque l’AKP est arrivé au pou­voir, il me sem­ble que le nom­bre de pris­on­nierEs qui était autour de 50 mille, a dépassé les 200 mille…

Bien sûr.

Eren Keskin

Pho­to : Sadık Güleç

Les défenseurEs des droits de l’homme étaient plus libres dans les années 90.

Il y a à peine trois ans, tout était dis­cuté avec une cer­taine lib­erté. Mais cette atti­tude changeante de l’E­tat se répète régulière­ment. Pen­dant une péri­ode, beau­coup de choses se dis­cu­tent, ensuite, de nou­veau, les lib­ertés d’opin­ion et d’ex­pres­sion sont rad­i­cale­ment lim­itées. Et il n’est pas pos­si­ble de le prédire, de savoir  com­bi­en de temps les lim­ites actuelles dureront. Dans les années 90, aviez-vous la pos­si­bil­ité de pro­jeter la fin de cette période ?

Je ne crois pas qu’en Turquie, il y a eu une quel­conque péri­ode où la jus­tice fut indépen­dante, mais nos voies pour attein­dre le Droit n’ont jamais été autant coupées. Dans les années 90, les vio­la­tions des droits humains se déroulaient plutôt dans le Kur­dis­tan, les pop­u­la­tions de l’Ouest [du pays] ne ressen­taient pas l’op­pres­sion autant qu’au­jour­d’hui. En clair, les gens ici, [Ouest du pays] s’en foutaient de ce qui se pas­sait dans le Kur­dis­tan. En tant que défenseurEs des droits humains, nous fai­sions des con­stats, étab­lis­sions des rap­ports, sur les dis­pari­tions en garde-à-vue, les tor­tures, les vil­lages incendiés. Dans cette péri­ode, à part l’I­HD, il n’y avait pas d’or­gan­i­sa­tion de société civile ou uni­ver­si­taire qui allait sur place dans la région. L’opin­ion publique inter­na­tionale était très intéressée par le sujet. Des délé­ga­tions arrivaient sans cesse, et nous dépo­sions des plaintes pour crimes. Nous n’obte­nions pas de résul­tat du Droit intérieur, mais oui, nous étions con­va­in­cuEs que l’E­tat allait per­dre ces procès ouverts auprès de la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme). Par ailleurs, comme il n’y avait pas la men­ace d’ar­resta­tion, nous étions tranquilles.

En ce moment, dans cette région, de nom­breux crimes de guerre sont com­mis. Par exem­ple les com­bat­tantEs de la guéril­la sont arrêtEs blesséEs mais ils/elles sont tuéEs et le JITEM 1 pub­lie tout cela, ouverte­ment sur ses comptes [sur les réseaux soci­aux]. Ce sont en réal­ité des crimes de guerre ! Mais quand vous déposez une plainte, une enquête est ouverte à votre encon­tre, pour appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste. Dans les années 90, nous n’avions pas cette oppres­sion. Les defenseurEs des droits de l’homme étaient un peu plus libres. Cela dit, exprimer cela, est aus­si un peu absurde, parce que moi par exem­ple, j’ai subi deux agres­sions armées, nous avons per­du de nom­breux cama­rades avec des assas­si­nats de con­tre-guéril­la. C’est étrange que je puisse penser comme cela, mais je le répète, je savais à cette époque, en por­tant plainte pour une exé­cu­tion, que je ne serais pas accusée d’ap­par­te­nance à une organ­i­sa­tion terroriste.

La société a tendance à considérer la torture comme légitime

Dans les années 90, l’E­tat essayait de cacher les vio­la­tions de droits, à ce jour, les vio­la­tions sont déclarées sur les médias soci­aux par les forces de sécu­rité, elles-mêmes. Pour vous, quel est l’évo­lu­tion de l’Etat ?

Il y a cer­taine­ment des excep­tions, mais je pense que la société en Turquie, avec sa gauche et sa droite, est for­matée par la men­tal­ité  “İtt­ih­atçi” [Union nation­al­iste regroupant les Jeunes-turcs]. Nous sommes à l’an­niver­saire du 6–7 sep­tem­bre [“Pogrom d’Is­tan­bul” prin­ci­pale­ment dirigé con­tre la minorité grecque d’Is­tan­bul, les 6 et 7 sep­tem­bre 1955] et ceux qui y avaient œuvré n’é­taient pas seule­ment des fas­cistes. Les gens ont brûlé et pil­lé la mai­son de leurs voisins les plus proches. Les gens sont telle­ment pétris par l’idéolo­gie de la turcité et le racisme, qu’au­jour­d’hui que 50% d’en­tre eux ne sont préoc­cupés que par cela. La vio­lence est dev­enue légitime, aux yeux de la société. Toutes les per­son­nes arrêtées en liai­son avec l’or­gan­i­sa­tion Fetul­lah Gülen sont tor­turées, sans aucune excep­tion. Nous avons eu des requêtes con­cer­nant des vio­ls. Les pho­tos des per­son­nes tor­turées ont été pub­liées, et per­son­ne n’a dit un seul mot. On a dit “Si c’est un putschiste, bien sûr qu’il sera tor­turé”. Or, un des principes des défenseurEs des droits humains, dit qu’on ne peut tor­tur­er, même un tor­tion­naire. Par­ti­c­ulière­ment après la péri­ode du putsch, la société a accep­té la vio­lence comme nor­male. Ceci n’est pas un prob­lème lié seule­ment à l’E­tat. Cela veut dire que le peu­ple a ten­dance a con­sid­ér­er la tor­ture, comme légitime.

Alors com­ment se fait-il que l’écras­ante majorité de la société qui avait soutenu le proces­sus de réso­lu­tion et se mon­trait pour la Paix avance main­tenant dans un sens totale­ment inverse ?

A mon avis, cela peut chang­er encore, en une journée. Nous pen­sons que si les choses qui se sont déroulées à Habur [Dans le cadre du proces­sus de Paix, le 19 octo­bre 2009, 34 com­bat­tantEs du PKK sont entréEs en Turquie par la porte frontal­ière Habur], se déroulaient encore aujour­d’hui, des dizaines de mil­liers de per­son­nes descendraient dans les rues, il y aurait des lyn­chages. Mais tant que le gou­verne­ment ne le veut pas, il ne se passera rien. Je ne crains pas que l’é­tat actuel de la société soit permanent.

Mais l’élan pour la paix de la société, n’est pas per­ma­nent non plus…

Bien sur qu’il ne l’est pas. Après l’at­tri­bu­tion du prix Nobel à Orhan Pamuk [écrivain], Murat Belge [Uni­ver­si­taire, auteur, défenseur des droits humains] avait dit “Ceux-là, s’ils étaient des nation­al­istes, ils devraient être heureux de ce prix. Ceux-là, ne sont même pas des nation­al­istes, mais des abrutis. Nous avons une société qui est pétri pas l’is­lam et le nation­al­isme turc, et très habituée à être dirigée”.

Je ne pense pas que je verrai la démocratisation du pays

En tant que défenseurEs des droits humains, cela ne vous porte-t-il pas vers le désespoir ?

Il nous arrive de temps à autre de tomber dans le dés­espoir. Mais moi, je ne suis pas dans l’at­tente, con­cer­nant la démoc­ra­ti­sa­tion de la Turquie. D’abord, je ne pense pas qu’une réelle démoc­ra­ti­sa­tion serait pos­si­ble sans recon­naitre le Géno­cide [arménien] de 1915, et sans le regarder en face. Je ne pense vrai­ment pas que je ver­rais ce pays se démoc­ra­tis­er, à part quelques miettes. Pen­dant le proces­sus de Paix, nous étions touTEs plein d’e­spoir, et que s’est-il passé ? C’est ter­miné. Demain, il peut y encore avoir une péri­ode sem­blable, et il peut aus­si, encore pren­dre fin. Pour une démoc­ra­ti­sa­tion pérenne, il faut sol­der les comptes avec la men­tal­ité “İtt­ih­atçi”.

Vous par­lez des 50% qui se tient der­rière le pou­voir, mais en face il y a aus­si une autre groupe de 50%. Pourquoi vous ne faites pas allu­sion à ces 50% ?

Parce que les deux 50% n’ont guère de dif­férences. Pour moi, celles et ceux qui veu­lent une réelle démoc­ra­ti­sa­tion ne font au max­i­mum que 10%. Regardez le prési­dent du Par­ti de la Patrie (Vatan Par­tisi)… com­ment s’ap­pelle-t-il déjà?

Doğu Per­inçek…

Oui, Doğu Per­inçek a été jugé en Suisse pour néga­tion­isme. Et en tant que Com­mis­sion con­tre le racisme et la dis­crim­i­na­tion de l’I­HD, nous avons été par­tie civile de ce procès à la Cour européenne des droits de l’homme. Nous avons défendu que le néga­tion­isme d’un Géno­cide est un crime, et qu’il ne peut être con­sid­éré dans le cadre des lib­ertés d’opin­ion et d’ex­pres­sion. Nous avons dit qu’avec cette néga­tion, un peu­ple qui a déjà subi un Géno­cide, se sent encore et tou­jours, sous men­ace. Selon lui, Per­inçek a gag­né ce procès… Et qui était à ses côtés ? Le CHP (par­ti kémal­iste, laïc), le MHP (par­ti nation­al­iste), l’AKP et Vatan Par­tisi… Et ils ont fait une déc­la­ra­tion com­mune en annonçant “La gag­nante fut la Turquie”.

Par con­séquent, pour moi, celles et ceux qui veu­lent la démoc­ra­ti­sa­tion, sont celles et ceux qui veu­lent régler les comptes avec les lignes rouges de la Turquie. C’est à dire, le prob­lème kurde et le Kur­dis­tan, le Géno­cide arménien, la ques­tion de Chypre, la laïc­ité anti-démoc­ra­tique ou l’is­lamisme anti-démoc­ra­tique. Celles et ceux avec lesquelLEs nous pou­vons être côte à côte, sont celles et ceux qui veu­lent que ces ques­tions soient ouvertes à la dis­cus­sion. Je pense que l’aile pan-turquiste et islamisme de l’idéolo­gie offi­cielle “İtt­ih­atçi” sont des frères enne­mis. Ils se bagar­rent entre eux mais lorsque l’idéolo­gie offi­cielle est en ques­tion, ils se met­tent ensem­ble. Je ne pense donc pas que le com­bat des kémal­istes et des islamistes soit un véri­ta­ble combat.

Vous ne trou­vez pas alors, que l’op­po­si­tion que le CHP mène con­tre le pou­voir, les réac­tions qu’il mon­tre, soient sensées ?

Bien sûr que je les trou­ve sen­sées et impor­tantes. Je pense que tout le monde doit se tenir côte à côte, avec les reven­di­ca­tions pour la démoc­ra­ti­sa­tion et con­tre l’au­tori­tarisme créé par le pou­voir AKP et le Prési­dent de la République. Bien sûr que con­tre cet autori­tarisme les gens vont œuvr­er ensem­ble. Mais ceci n’est pas une unité qui pour­rait dur­er jusqu’à l’éternité.

Le courage protège l’être humain

Bien que vous ne croyiez pas qu’il puisse y avoir une démoc­ra­ti­sa­tion réelle en Turquie, avec quelles con­vic­tions menez-vous, depuis des dizaines d’an­nées, la lutte pour les droits humains ?

Si tu aides une seule per­son­ne, et si tu aimes ce que tu fais, c’est suff­isant. Jusqu’au moment où nous avons instau­ré, en 1997, le Bureau d’aide juridique con­tre les agres­sions sex­uelles et vio­ls en garde-à-vue, ces ques­tions n’é­taient pas dis­cutées beau­coup. Lorsque j’é­tais en prison, j’é­tais avec des femmes kur­des. Nous savions que les femmes subis­saient des tor­tures, et ceci était tou­jours étouf­fé. Un jour, en faisant les cent pas, une des filles dont j’avais été avo­cate quand j’é­tais dehors, est venue et m’a racon­té qu’elle avait été vio­lée. [En racon­tant] elle a eu une crise [de nerfs]. Ensuite, nous avons com­mencé à appren­dre que toutes les femmes, sans excep­tion, étaient vic­times d’a­gres­sions. J’ai donc décidé de tra­vailler sur ce sujet, en sor­tant de la prison. Et main­tenant, tout le monde sait que la tor­ture sex­uelle est une méth­ode de tor­ture. Et cela est très impor­tant pour moi.

Les choses que vous faites, même si elles ne sont pas de grandes choses, provo­quent inévitable­ment une évo­lu­tion. Le fait de racon­ter que les lib­ertés d’opin­ion et d’ex­pres­sion n’ex­is­tent pas en Turquie, est aus­si une chose. Et cela devient, au bout d’un temps, une façon de vivre. De nom­breuses per­son­nes vivent comme moi, de cette façon. Nous, nous n’avons jamais changé. Nous dis­ons tou­jours ce que nous dis­ons depuis le début. Ceux qui changent, c’est eux et pas nous. Nous dis­ons tou­jours que le prob­lème n’est pas le prob­lème du PKK, c’est le prob­lème du Kurdistan.

Lorsque Seyid Rıza fut mas­sacré, le PKK exis­tait-il ? [Seyid Rıza : Impor­tant “pir” et chef trib­al kurde zaza qui a dirigé la révolte de Der­sim (1937–1938) con­tre l’ar­mée turque. 1863 à Der­sim-15 novem­bre 1937 Elâzığ]. Il y a donc un prob­lème et celui-ci vient de l’E­tat. Ce prob­lème a une chance d’être résolu, si l’E­tat mon­tre la volon­té de le résoudre.

En ce qui con­cerne le Géno­cide arménien, il fut un temps où l’AKP a com­mencé à ne pas met­tre le terme “soi dis­ant” devant “le Géno­cide”, puis il a recom­mencé à le remet­tre. Mais nous, nous sommes restés tou­jours sur le même point. Le courage pro­tège l’être humain. Même si la par­tie adverse vous voit comme enne­miE, elle se sent oblig­ée de vous respecter. Et cela donne  force et courage.

Cer­tainEs opposantEs par­tent dans d’autres pays en dis­ant “Ni cette société, ni cet Etat ne chang­eront”. Qu’est-ce qui vous éloigne de cette vision ?

Moi, j’aime beau­coup ces ter­res. Je n’ai jamais pen­sé aller à l’é­tranger. Main­tenant je ne peux de toutes façons pas m’y ren­dre car il y a une inter­dic­tion de sor­tie du ter­ri­toire à mon encon­tre. Mais quand je suis appelée pour des réu­nions, au bout de trois jours, j’é­touffe. Nous n’ai­mons pas ceux qui nous diri­gent, ça c’est un autre prob­lème, mais je con­sid­ère que ces ter­res m’appartiennent.

Que se passe-t-il actuelle­ment dans les prisons ?

Les gens de gauche et les Kur­des ont tou­jours vécu des prob­lèmes dans les pris­ons, et ils con­tin­u­ent à les vivre encore aujourd’hui.

Le Prési­dent de la République s’est défendu et a par­lé de “Guan­tanamo”, et en effet, sous état d’ur­gence, dans les pris­ons, il y a des pra­tiques de Guan­tanamo. Il existe un impor­tant nom­bre de pris­on­nierEs malades qui ne sont pas trans­féréEs à l’hôpi­tal, il y a des tor­tures de temps à autre. Il y a une pra­tique qui dérange beau­coup, par­ti­c­ulière­ment les détenues femmes, l’u­til­i­sa­tion des caméras [de sur­veil­lance] instal­lées dans leur espace de vie. Elles ne se sen­tent pas en sécu­rité, même dans la salle de bain. C’est une chose ter­ri­fi­ante. Observ­er pen­dant qu’une per­son­ne procède à ses besoins intimes est claire­ment une agres­sion sex­uelle. Il existe des dif­fi­cultés con­cer­nant les vis­ites. Pour la moin­dre chose, une puni­tion [de cel­lule] d’isole­ment est don­née. Les vis­ites des familles des pris­on­nierEs jugéEs pour FETÖ [Organ­i­sa­tion de Fethul­lah Gülen] sont très prob­lé­ma­tiques. En affec­tant le droit de défense dans ses fonde­ments, ils enreg­istrent les vis­ites dans leur inté­gral­ité. Nous sommes face à face avec un Etat qui dénie toutes les con­ven­tions inter­na­tionales que la Turquie a ratifiées.

Dans ma vie, je ne me sou­viens d’au­cune péri­ode où je me suis tant trou­vée sans visions d’avenir.

Certains consulats m’ont proposé “Tu peux nous demander asile”, j’ai refusé.

Une quel­conque organ­i­sa­tion inter­na­tionale, ou de Turquie, peut-elle men­er des activ­ités afin d’é­tudi­er les pra­tiques dans les prisons ?

D’une façon générale, ils [l’E­tat] n’ac­ceptent aucune requête. Et nous voyons égale­ment que l’opin­ion publique inter­na­tionale n’y porte pas autant d’in­térêt que dans les années 90.

Pourquoi ?

Je pense que la migra­tion syri­enne a un effet par­ti­c­ulière­ment fort. Finale­ment, les rela­tions entre les Etats sont des rela­tions d’in­térêts et aucun Etat n’est une organ­i­sa­tion de pro­tec­tion des droits humains. Par ailleurs, ni les pris­ons ni les camps AFAD [Direc­tion des urgences et cat­a­stro­phes, liée au pre­mier min­istre] ne sont ouverts à l’in­spec­tion des organ­i­sa­tions de société civile. Aucune inspec­tion ne peut être faite. Seuls des rap­ports sont étab­lis à par­tir des entre­tiens que les avo­catEs font avec des pris­on­nierEs. Sinon, il n’est en aucune façon pos­si­ble pour les délé­ga­tions inter­na­tionales et les organ­i­sa­tions de société civile, d’en­tretenir avec les admin­is­tra­tions, ou d’en­ten­dre ensem­ble, les plaintes et reven­di­ca­tions des prisonnierEs.

Dans les jours à venir, il y a l’éven­tu­al­ité que vos peines soient con­fir­mées. Arrivez-vous à prévoir com­bi­en de temps vous seriez incarcérée ?

J’ai ressen­ti une grande fierté du fait que Murat Çelikkan ne parte pas à l’é­tranger mais aille en prison. S’il béné­fi­cie de la lib­erté con­di­tion­nelle, je pense qu’il serait incar­céré env­i­ron 40 jours. C’est la procé­dure qui doit être appliquée et si elle est appliquée à mon cas, je serais incar­cérée au total quelques années. D’après mes cal­culs, ma peine dépassera les 10 ans, mais comme je dis­ais, s’il est ques­tion de la procé­dure de lib­erté con­di­tion­nelle, je serai empris­on­née pen­dant moins de temps.

Quel genre de sen­ti­ment est-ce, de savoir qu’on va aller en prison ?

J’ai reçu des propo­si­tions de cer­tains con­sulats qui me dis­aient “vous pou­vez vous réfugi­er chez nous”. Je ne l’ai pas voulu. Si je pars, je n’au­rai pas le cœur net. Je veux avoir le cœur net. Il est très dif­fi­cile d’aller en prison, c’est cer­tain. Il y a les jeunes dont j’aide les études, il y a des gens qui tra­vail­lent avec moi, il y a ma mère qui a 85 ans et dont j’ai la respon­s­abil­ité, il y a le loy­er de mon domi­cile. Ce sont des choses impor­tantes, mais mal­gré tout, en prison, je ne subi­rai pas la con­trar­iété que je ressen­ti­rai à l’étranger.

Avec l’hostilité envers Erdoğan, l’Etat est oublié

Vous étiez dans les années 1990 dans la ligne de mire. Recevez-vous des men­aces aujourd’hui ?

Je reçois beau­coup de men­aces via les réseaux soci­aux, mais je ne m’en soucie guère. Nous avions beau­coup de men­aces dans les années 90, nous avons subi des agres­sions armées. A cette époque là, l’E­tat nous a même pro­posé des gardes de sécu­rité, à moi et à Osman Bay­demir, mais nous avions refusé. Il faut vivre sans en faire une fix­a­tion. Car si tu y pens­es beau­coup, tu risques de ne même plus pou­voir sor­tir de chez-toi.

Alors que défendre les droits humains néces­site de faire de grandes con­ces­sions, y a‑t-il tou­jours de nou­veaux défenseurEs des droits humains, issuEs des nou­velles générations ?

Même si ce n’est pas suff­isant, oui, des défenseurEs des nou­velle généra­tion se for­ment. Pour cela, en tant que IHD, nous avons fondé l’A­cadémie des droits humains. Parce qu’il n’est pas suff­isant de courir et de faire des com­mu­niqués de presse. Il faut con­naitre les prob­lèmes de ces ter­res et les lignes rouges de l’E­tat. Il y a de jeunes per­son­nes qui sont très motivées.

Pensez-vous vous retir­er un jour de la défense des droits humains ?

Non, je ne le pense absol­u­ment pas. Tant que ma san­té me le per­met je ne pour­rai pas arrêter.

Que pensez-vous de l’opéra­tion qui a ciblé les défenseurEs des droits humains, menée à Büyükada ?

Je con­nais cette affaire de très près, car j’ai par­ticipé à l’in­ter­roga­toire. Ce fut la défense la plus tra­gi-comique que j’ai con­nue de toute ma car­rière. Une enquête inimag­in­able, absurde et qui tombe en miettes. Les jour­nal­istes proches du gou­verne­ment on com­mencé aus­si d’écrire l’ab­sur­dité de cette affaire. Pour moi, ils/elles sont dans la sit­u­a­tion d’o­tages pris suite aux rela­tions con­flictuelles de la Turquie avec l’Eu­rope et sor­tiront à la pre­mière audi­ence. Mais c’est dom­mage, c’est du temps volé à leurs vies.

En par­lant du Pro­cureur qui a pris votre dépo­si­tion con­cer­nant vos partages sur les réseaux soci­aux, “Il y a donc encore des pro­cureurs comme ça”. Quel genre d’évo­lu­tion observez-vous dans le domaine judi­ci­aire ? Quel tableau décou­vrez-vous, lorsque vous com­parez cela avec les années 90 ?

Je pense que dans les diplômés d’u­ni­ver­sité, ceux qui lisent le moins sont les juges. Mis à part quelques excep­tions, ils sont telle­ment la tête dans les dossiers, qu’ils ne suiv­ent pas cor­recte­ment l’ac­tu­al­ité, ni ne con­nais­sent le Droit inter­na­tion­al… Par exem­ple vous entrez dans un procès con­cer­nant la vio­lence faite aux femmes, vous leur dites “La con­ven­tion d’Is­tan­bul [Con­ven­tion du Con­seil de l’Eu­rope sur la préven­tion et la lutte con­tre la vio­lence à l’é­gard des femmes et la vio­lence domes­tique, signée en 2011 à Istan­bul], ils vous regar­dent avec des yeux vides. Dans les années 90 et avant, il exis­tait un sys­tème Judi­ci­aire lié au mil­i­tarisme. Pour moi, avec l’hos­til­ité envers Erdoğan, l’E­tat est oublié. Je pense que c’est une erreur. Comme si en Turquie, l’E­tat était très bien, et qu’avec l’ar­rivée d’Er­doğan tout était devenu mau­vais. Or, la jus­tice a tou­jours été dépen­dante. On dis­cute sur le fait que le Prési­dent de la Cour de cas­sa­tion baisse la tête devant Erdoğan, mais nous con­nais­sons aus­si des pro­cureurs qui, dans les années 90, étaient appelés à l’E­tat Major, et fai­saient atten­dre en garde-à-vue. Le sys­tème judi­ci­aire a tou­jours été dépen­dant, seuls les forces cen­trales dont il dépend changent. Aujour­d’hui, les juges ne se sen­tant pas libres, pren­nent des déci­sions souhaitées par le Prési­dent de la République. Par exem­ple, dans le procès de FETÖ [procès lié à la ten­ta­tive de coup d’E­tat], les juges ont pris une déci­sion juste et ont libéré 23 per­son­nes. Atil­la Taş [chanteur, un des accusés de ce procès], qu’a-t-il fait cet homme ? Le lende­main, les juges qui ont libéré ces 23 per­son­nes, ont été limogés de leur fonc­tions. Alors, quel juge peut être indépen­dant ? J’ai vu la tristesse du pro­cureur qui m’a inter­rogée pour mes partages sur les réseaux soci­aux, dans ses regards plongés dans mes yeux. C’é­tait un instant douloureux de voir un pro­cureur ainsi.

Com­ment inter­prétez-vous l’ab­sence de réac­tion de la com­mu­nauté islamiste con­cer­nant les droits humains ?

Lorsque Tayyip Erdoğan a été jugé [en 1998, accusé d’inci­ta­tion du peu­ple à la haine, pour un dis­cours qu’il a pronon­cé à Siirt], sur l’af­fiche de l’I­HD con­cer­nant la lib­erté d’ex­pres­sion, ma pho­to se trou­vait à côté de celle d’Er­doğan. Nous avions défendu la lib­erté d’Er­doğan, nous avions fait ces affich­es. Lors du 28 Févri­er*, nous étions égale­ment con­tre les oppres­sions ciblant les musul­mans. Nous avons man­i­festé coude à coude avec des femmes por­tant le voile.

[28 février ou  “Coup d’Etat post-moderne” : Le 28 février 1997, le Conseil de sécurité nationale adressait au gouvernement de coalition du leader islamiste Necmettin Erbakan une série d’injonctions lui demandant de respecter la laïcité. En réalité, ces injonctions lançaient un processus qui allait voir l’armée turque et ses principaux auxiliaires (la haute administration, la justice, la presse, le grand patronat, les partis politiques du système notamment) s’employer à déstabiliser le gouvernement Erbakan, obtenir sa démission et finalement en terminer par la dissolution du parti islamiste de la prospérité (Refah partisi). Ce parti se reforma quelques années plus tard sous le nom de Parti de la justice et du développement (AKP). Actant son échec précédent, le nouveau parti, une fois revenu au pouvoir, s’emploiera dès lors à réduire durablement l’influence des militaires sur le pouvoir civil. Et vous connaissez la suite…]

Mais aujour­d’hui, selon eux, ils sont libérés, ils ne se mêlent plus à rien. Parce qu’ils ne se soucient que d’eux mêmes. Or la défense des droits humains est uni­verselle. Vous devez être du côté de toutEs celles et ceux qui sont oppriméEs. Mais les islamistes n’ont pas cette notion. Nous l’avons vu.

Par­fois, je n’ar­rive pas à croire ce que nous vivons. C’est comme un mau­vais rêve.


Eren Keskin

Eren Keskin avo­cate et mil­i­tante, défenseure des droits humains en Turquie, est vice-prési­dente de l’as­so­ci­a­tion turque des droits humains (IHD) et co-fon­da­trice du pro­jet Aide juridique pour les femmes qui ont été vio­lées ou abusées sex­uelle­ment par les Forces de Sécu­rité Nationale.

Née d’un père kurde orig­i­naire de Sivas et d’une mère stam­bouliote, Eren fut choquée, ado­les­cente, par l’exécution de trois jeunes gens. Après des études de droit, inter­rompues par le coup d’État mil­i­taire de 1980, elle s’implique au sein de l’Association des droits de l’homme en Turquie (IHD), dont elle est aujourd’hui vice-prési­dente, plutôt que dans des par­tis poli­tiques qu’elle juge « trop mil­i­taristes et peu ouverts aux femmes ». Elle va dès lors men­er des enquêtes sur des vil­lages kur­des incendiés, des expédi­tions puni­tives, des dis­pari­tions… Et échap­per de peu à deux attaques dont elle sera la cible, en 1994 et 2001. Ses pris­es de posi­tion et le sim­ple fait d’utiliser le mot « Kur­dis­tan » dans un arti­cle vont lui val­oir plusieurs mois de prison, l’interdiction d’exercer son méti­er d’avocate, et une bonne cen­taine de pour­suites – la dernière tout récem­ment, pour ses chroniques dans Özgür Gün­dem, au même titre qu’Aslı Erdoğan. Et elle risque tou­jours de retourn­er der­rière les bar­reaux, pour très longtemps. Mais qu’à cela ne tienne, elle n’en pour­suit pas moins son combat.

Plusieurs prix ont été attribué à Eren Keskin, le titre de juriste européenne de l’an­née (2001), le prix pour la Paix d’Aix-la-Chapelle, pour ses efforts et activ­ités en faveur des droits des hommes (2004), le prix Theodor-Haeck­er  pour le courage civique et l’in­tégrité poli­tique (2005). La Fon­da­tion Mémo­r­i­al de Anna Dahlbäck basée a Stock­hholm vient de lui attribuer le 8 sep­tem­bre dernier, le Prix des droits humains du 2017.

İrfan Aktan a commencé le journalisme en 2000 sur Bianet. Il a travaillé comme journaliste, correspondant ou éditeur, à l’Express, BirGün, Nokta, Yeni Aktüel, Newsweek Türkiye, Birikim, Radikal, birdirbir.org, gazete.com. Il fut le représentant de la chaîne IMC-TV à Ankara. Il est l’auteur de deux livres  “Nazê/Bir Göçüş Öyküsü” (Nazê/Une histoire d’exode), “Zehir ve Panzehir: Kürt Sorunu” (Poison et antidote : La question kurde). Il écrit actuellement à l’Express, Al Monitor, et Duvar.

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