Dilar Dirik, chercheuse kurde dans la dias­po­ra – nous emporte dans un de ses voy­ages au Roja­va où des pra­tiques révo­lu­tion­naires, fon­da­men­tale­ment fémin­istes, sont expéri­men­tées. Puis, elle passe de l’autre côté de la fron­tière, dans le Kur­dis­tan en Irak, seul Kur­dis­tan offi­ciel, et bien imprégné des valeurs patri­ar­cales, éta­tiques et capitalistes.


Dans un monde cap­i­tal­iste dans lequel le con­sumérisme et l’individualisme s’intensifient de manière extrême, où aucune cause ne sem­ble assez bonne pour qu’on lutte pour elle, une résis­tance col­lec­tive jusqu’à la dernière balle sem­ble être un acte incroy­able­ment irrationnel.

Les sac­ri­fices, la résis­tance, le com­mu­nal­isme, et la lutte pour la jus­tice et la lib­erté ont été rejetés telle­ment loin de nos con­sciences qu’elles sem­blent acces­si­bles unique­ment en tant qu’objets con­som­ma­bles, tels que des débats théoriques vides de sens, des man­i­fs de temps à autre, des shoots d’adrénaline devant nos écrans et des tee-shirts rebelles fab­riqués par des mag­a­sins de vêtements !

[…]

Alors que les rêves étaient bru­tal­isés et mas­sacrés dans les sphères publiques du Sud mon­di­al ou tués préven­tive­ment dans l’œuf dans l’Occident dévelop­pé cap­i­tal­iste, la volon­té d’une com­mu­nauté toute entière de se mobilis­er col­lec­tive­ment pour se défendre con­tre la doc­trine mor­tifère de l’État Islamique et au-delà de cela, pour pro­téger les couleurs divers­es de la mosaïque du MoyenOri­ent, pour pren­dre leur des­tin entre leurs mains, réson­nait chez toutes les per­son­nes en lutte à tra­vers le monde.

Que des femmes d’une com­mu­nauté oubliée devi­en­nent les plus féro­ces enne­mies de l’EI, dont l’idéologie est basée sur la destruc­tion de toutes cul­tures, com­mu­nautés, langues et couleurs du Moyen-Ori­ent, bous­cule la com­préhen­sion ordi­naire de ce qu’est une volon­té poli­tique. Ce n’est pas parce que des hommes pro­tégeaient des femmes ou qu’un État pro­tégeait ses “sujets” que Kobané restera inscrite dans l’Histoire humaine de la résis­tance, mais parce que des femmes et des hommes souriant.e.s ont tourné leurs idées et leurs corps vers la fron­tière idéologique sur laque­lle l’EI et sa vision vio­leuse du monde se sont effrités.

[…]

Soudain, le Kur­dis­tan est devenu un pèleri­nage pour les mou­ve­ments anti-sys­tème et révo­lu­tion­naires du monde entier. Qu’est-ce que la lib­erté, qu’est-ce que l’autonomie ? Leurs yeux se tour­naient vers la Mésopotamie pour remet­tre ces ques­tions en per­spec­tive. L’émergence d’une démoc­ra­tie rad­i­cale en plein milieu de l’enfer a provo­qué un moment d’introspection pour les groupes en lutte à tra­vers le monde.

[…]

Deman­dons-nous : qu’est-ce que le Roja­va veut dire dans l’histoire, pour le présent et le passé ? Qu’est-ce qui fait que les idées devi­en­nent des actes ? Qu’est-ce que veut dire le Roja­va en cette époque de révo­lu­tions détournées et cri­tiquées ? Tout ceci est bien abstrait, j’en ai con­science, mais lais­sez moi vous emmen­er en voy­age. Ne vous inquiétez pas, c’est pour la recherche !

Roja­va — Sin­jar (Pho­to : Glo­ry­ToCheese)

Pour une jeune per­son­ne du Kur­dis­tan Nord (Kur­dis­tan de Turquie ou Bakûr), dont le sen­ti­ment de Kur­dic­ité s’est for­mé autour de la lutte de gauche révo­lu­tion­naire d’un peu­ple opprimé, c’est quelque chose d’étrange d’arriver dans cet endroit qui est inter­na­tionale­ment accep­té comme étant le “Kur­dis­tan” — le Kur­dis­tan d’Irak, ou Kur­dis­tan du Sud (Başûr). Le mot Kur­dis­tan est écrit dans l’espace pub­lic, beau­coup trop près de pan­neaux pub­lic­i­taires turcs, comme si tout allait bien entre eux.

Est-ce que ce sont des Kur­des qui ont vrai­ment plan­té ces arbres ? Ouvert ces écoles ? Au milieu des cen­tres com­mer­ci­aux importés des États-Unis après 2003, à l’architecture inspirée du con­cept stérile uni­versel qui fait que vous pour­riez vous croire à Lon­dres, Paris ou New York, même si l’EI est à seule­ment quelques kilo­mètres, au milieu des faux sap­ins de Noël et des rési­dences de vacances, des hôtels de luxe et de gens qui ont l’air de faire du busi­ness, on se demande si c’est bien ici qu’a eu lieu un jour la résis­tance con­tre Sad­dam Hussein.

Les Kur­des de Turquie, dont l’existence a été niée, ont vécu dans la lutte, ont don­né un sens à leur iden­tité dans l’action, l’ont remod­elée, réar­tic­ulée, et ont com­plète­ment poli­tisé l’identité qu’on appelle “Kurde”, l’ont trans­for­mée en une plate­forme de lutte rad­i­cale pour la démoc­ra­tie. Un vent sim­i­laire souf­flait dans le Kur­dis­tan Sud à une époque, mais un nou­veau con­cept de “lib­erté” l’a remplacé.

Ici, je regarde autour de moi et je vois deux choses qui me sont famil­ières : la Kur­dic­ité, quoi que veuille dire ce mot, et de l’autre côté le cap­i­tal­isme et son meilleur ami, l’État. Mais alors, c’est du… cap­i­tal­isme, de l’Étatisme en Kurde ! Est-ce même intrin­sèque­ment pos­si­ble ?! Kur­dis­tan, qu’y a‑t-il dans ce mot ? L’identité est claire­ment ce que l’on en fait. La lib­erté est le sys­tème que l’on choisit de con­stru­ire. La suite plus tard.

Erbil

Donc voilà où j’en étais en lais­sant der­rière moi le glo­rieux Gou­verne­ment Région­al du Kur­dis­tan (GRK) qui dépend des impor­ta­tions de yaourt d’Iran et de poulet du Brésil, comme si cette géo­gra­phie n’avait pas fait par­tie d’une des plus anci­ennes civil­i­sa­tions, l’ancienne Mésopotamie ; j’ai tra­ver­sé le Khabour, qui mène à la riv­ière Euphrate qui a nour­ri et qui a don­né nais­sance à tant de vie, de cul­tures, de langues et de civil­i­sa­tions et qui à présent, dans l’actuel ordre mon­di­al des états-nations, divise arbi­traire­ment deux con­struc­tions monop­o­lis­tiques arti­fi­cielles mais vio­lem­ment effi­caces, nom­mées “Irak” et “Syrie”.

Je ne sais pas si vous me croyez lorsque je dis que j’ai ressen­ti physique­ment la révo­lu­tion. « Com­ment peut-on sen­tir la lib­erté dans son corps ? » pour­riez-vous légitime­ment deman­der. Pour­tant – que la déesse Ichtar me soit témoin – à peine avais-je posé le pied sur le sol du Roja­va, tout à coup, j’ai respiré libre­ment pour la pre­mière fois de ma vie. Et même si je me trou­vais dans l’un des endroits les plus dan­gereux du monde, je ne me suis jamais autant sen­tie en sécu­rité. J’étais dans les bras de nos rêves vieux de dizaines d’années, ils m’enlaçaient, dan­saient avec moi, séchaient mes larmes. D’une cer­taine manière, un poids géant, qui sem­blait dater de mil­liers d’années mal­gré mon âge, m’a été retiré des épaules, et le sen­ti­ment d’étrangeté entre moi et la société s’est dissous.

Quelque chose d’insidieux et sub­tile, et pour­tant intru­sive­ment oppres­sif sem­ble s’être éva­poré. Comme si les yeux imag­i­naires que j’ai tou­jours sen­ti sur moi venaient de dis­paraître et que pour une fois je deve­nais moi-même un sujet. C’est alors que j’ai réal­isé que l’omniprésence de l’institution de l’État n’existait plus. Que le Kur­dis­tan invi­tait l’Histoire à une danse de réc­on­cil­i­a­tion. Je me sens humaine, je me sens en paix. Je me perds et je me trou­ve en même temps… Quelqu’un me sert dans ses bras : « Bien­v­enue au Roja­va ! ».

rojava

Tout est sacré, mais pas dans le sens habituel du terme : pas sacré comme quelque chose d’effrayant, pas sacré comme quelque chose de tabou, pas sacré pour main­tenir un statu quo. Tout est sacré parce que tout m’appartient, vous appar­tient, appar­tient à tout le monde. Parce que son aspect pré­cieux dépend de nous toutes et tous qui en prenons col­lec­tive­ment la respon­s­abil­ité, de nous qui le déclarons nôtre, qui le déclarons comme étant à tout le monde. Des gens souri­ants partout, humaine­ment si beaux qu’on n’ose pas les regarder. Ce que l’on ne peut peut- être pas lire entre les lignes écrites des déc­la­ra­tions offi­cielles ou des con­trats soci­aux depuis le monde extérieur, irradie des yeux des tra­vailleurs ordi­naires qui con­sid­èrent l’organisation et la mobil­i­sa­tion comme seule manière de sur­vivre. Des per­son­nes qui aiment telle­ment la vie qu’ils sont prêts à mourir pour elle.

Les quartiers qui ont décidé de s’organiser en com­munes sont con­sti­tués des lam­beaux de la Terre – la poli­tique devient vivante, tan­dis que les rires d’enfants devi­en­nent la mélodie der­rière laque­lle les déci­sions sur les heures d’électricité et les comités de paci­fi­ca­tion sont pris­es. Ô com­bi­en peu effi­cace, peu offi­ciel – mais c’est ce qui fait sa beauté. Don­ner du pou­voir à des gens qui n’ont jamais rien eu demande du courage, de la con­fi­ance, de l’amour.

Je suis hébergée dans une famille – l’un des fils et mort en mar­tyr, un autre a été blessé dans une explo­sion, encore un autre est jour­nal­iste, et les deux derniers sont dans des académies cul­turelles. La mère se lève à 5h pour retrou­ver ses amies dans leur ferme coopéra­tive de femmes et ramène à la mai­son des légumes frais, pour ensuite par­ticiper au con­seil des femmes. En se mobil­isant pour sa com­mu­nauté, elle déclare la guerre au sys­tème d’État-nation, vivant ain­si l’autonomie qu’elle souhaite et qu’elle mérite. Le père se rend à la Mai­son du Peu­ple écouter les besoins du voisi­nage. Il y a tou­jours du monde chez eux. Les gens vien­nent à l’improviste, avec leurs enfants, qui pour cri­ti­quer, qui pour dis­cuter, ou encore pour sug­gér­er et partager des avis. Les prob­lèmes soci­aux devi­en­nent soci­aux au sens pre­mier du terme, étant don­né que chacun.e se les appro­prie et s’en sent responsable.

Un prêtre me par­le de l’urgence de réus­sir à coex­is­ter et de sa foi en la force des femmes. Les Syr­i­aques Chrétien.ne.s m’apprennent à saluer dans leur langue. Un com­man­dant tchétchène des YPG rit et me coiffe de son moelleux papakha avant que nous pre­nions une pho­to. Les jeunes hommes arabes qui défend­ent les check­points près de al-Yaroubia sor­tent des blagues à notre pas­sage. Les “youy­ous” qui s’échappent des lèvres ridées de femmes haute­ment poli­tisées, en robes col­orées et qui appren­nent à lire et à écrire dans leur langue pour la pre­mière fois son­nent à mes oreilles. Je remar­que le bras man­quant d’un infati­ga­ble mem­bre de l’administration expli­quant ce qu’est la lutte pour créer une men­tal­ité libre et indépen­dante dans la société, une cul­ture démoc­ra­tique. J’assiste à une pièce de théâtre pour enfants où le “chat tra­vailleur” se libère des “chats dorés”. Je pleure en silence devant les fleurs en plas­tique qui ornent les pier­res tombales de for­tune de mil­liers de combattant.e.s et civil.e.s…

Dilar Dirik

L’académie des Sci­ences sociales de Mésopotamie, créée à Qamish­lo en sep­tem­bre 2014, remet en cause les struc­tures hiérar­chiques du monde uni­ver­si­taire, sci­en­tifique et intel­lectuel. L’académie cri­tique la divi­sion des sci­ences sociales en une myr­i­ade de matières et rejette active­ment l’état actuel de la pro­fes­sion. Con­sti­tuée de trois trimestres, l’année sco­laire débute par une intro­duc­tion à l’histoire et à la soci­olo­gie. Plutôt que d’apprendre par cœur des théories bien établies, les étudiant.e.s dis­cu­tent de l’importance de l’histoire et de la soci­olo­gie pour don­ner du sens au monde, ain­si que de l’aspect sub­jec­tif de l’histoire écrite par l’oppresseur dom­i­nant. Le deux­ième trimestre est con­sacré aux lec­tures et aux débats. Le troisième trimestre est dédié à l’écriture d’un mémoire ou à la créa­tion d’un pro­jet, dont le but est d’identifier un prob­lème social dans leur com­mu­nauté et de pro­pos­er des pistes afin de le résoudre. Les sci­ences sociales ne sont pas vues unique­ment comme des méth­odes de caté­gori­sa­tion et d’analyse, mais aus­si comme des out­ils qui doivent servir la com­mu­nauté. On n’attend pas des étudiant.e.s des bonnes ou des mau­vais­es répons­es, mais plutôt qu’ils/elles soient capa­bles de pro­pos­er des inter­pré­ta­tions et des cri­tiques per­ti­nentes, afin d’élaborer des solutions.

Bien que man­i­feste­ment les étudiant.e.s appren­nent des professeur.e.s, à l’académie on ne se réfère pas les un.e.s aux autres en tant que professeur.e ou étudiant.e.s, le mot util­isé est celui de « heval » (ami, ou cama­rade), étant don­né qu’on tente d’éliminer les hiérar­chies et les rela­tions de pou­voir. Après chaque ses­sion, les étudiant.e.s peu­vent cri­ti­quer leurs professeur.e.s. Les étudiant.e.s de dernière année enseignent à leur cama­rades. L’apprentissage devient alors un proces­sus con­stant au lieu de quelque chose que l’on peut ter­min­er. On me racon­te dif­férentes his­toires, comme celle d’une femme de 70 ans qui récite des con­tes tra­di­tion­nels à l’Académie de Mésopotamie, afin de remet­tre en ques­tion l’écriture de l’histoire par les pou­voirs hégé­moniques et le sci­ence pos­i­tiviste, ce qui con­stitue un acte rad­i­cal de rébel­lion con­tre l’ancien sys­tème moniste [NdT: sys­tème qui con­sid­ère que l’ensemble des choses peut être réduit à une sub­stance unique]. L’un des objec­tifs cen­traux que pour­suit le Roja­va con­cer­nant l’éducation, est de redonner toute son impor­tance au savoir et à la sagesse, en brisant l’hégé- monie des sci­ences mod­ernes. Le savoir est partout, il demande à être val­orisé et partagé.

En-dehors de cette académie-ci, des académies d’art, de ciné­ma, de femmes, de jeunes, de musique, de sport, d’économie, etc… ont été créées afin de com­mu­nalis­er l’éducation.

Dr. Agirî, médecin et mem­bre d’un des cen­tres de san­té qui exis­tent au Roja­va, explique que les prob­lèmes de san­té sont très sou­vent liés aux per­spec­tives de vie et néces­si­tent donc la poli­ti­sa­tion de la pop­u­la­tion. Il affirme que si la san­té publique se détéri­ore partout dans le monde, c’est parce que les êtres humains ne sont pas considéré.e.s comme faisant par­tie de la vie. Les poli­tiques cap­i­tal­istes des entre­pris­es et des indus­tries ne peu­vent être séparées de leurs con­séquences sur nos modes de vie et sur nos rela­tions sociales. « Si le men­tal de la société est malade, le corps tombera malade égale­ment ». Par con­séquent, la san­té, l’éducation, la pro­tec­tion de la nature, l’activisme poli­tique ne peu­vent être séparées les unes des autres et l’on doit les regarder comme étant un tout. Il explique com­ment l’assimilation cul­turelle des États-nations dépend de la destruc­tion de la mémoire col­lec­tive, qui en retour dépend de l’éloignement de la nature et de la vie com­mu­nal­iste. Le fait que le stress soit la cause prin­ci­pale de la plu­part des mal­adies et qu’il soit relié aux con­di­tions de vie, mon­tre qu’il faut repenser le sys­tème dans lequel nous vivons. Il pour­suit sur l’impact de l’urbanisation sans lim­ite et de la tech­nolo­gie sur les per­son­nes, insis­tant sur le fait que bien qu’étant au milieu de la foule, aujourd’hui les gens se retrou­vent seul.e.s, puisque même à l’intérieur des familles, chacun.e s’isole sur son smart­phone. Les rela­tions se robo­tisent, les ami­tiés devi­en­nent virtuelles. Il pense que c’est un état d’esclavage mod­erne, où les fou­ets sont inutiles. Dans une époque où l’obésité est traitée pour des raisons esthé­tiques et non de san­té, il affirme que « la san­té est un prob­lème idéologique ». C’est pourquoi, dans leur ten­ta­tive de créer une société à la fois plus saine et plus poli­tisée, leurs poli­tiques de san­té prévoient de dévelop­per des espaces verts pour une social­i­sa­tion écologique, bien que cela soit sou­vent impos­si­ble en rai­son de l’embargo et des urgences liées à la guerre. La poli­ti­sa­tion de la société par la cohé­sion entre la san­té et l’individu, la société et l’environnement, est au cœur de la philoso­phie du Roja­va con­cer­nant la santé.

Les forces de défense au Roja­va, sont l’illustration de la manière dont l’autodéfense peut fonc­tion­ner sans hiérar­chie, ni con­trôle, ni dom­i­na­tion. Au cœur de la guerre, les Unités de défense du Peu­ple (YPG) et les Unités de défense des Femmes (YPJ), ain­si que les unités de sécu­rité intérieure (les Asayîş), se con­cen­trent sur l’éducation idéologique. La moitié de celle-ci con­cerne l’égalité des gen­res. Les académies enseignent aux combattant.e.s qu’ils ne sont pas une force de revanche et que la mil­i­tari­sa­tion actuelle est néces­saire en rai­son de la guerre. Les académies d’asayîş ont pour but l’émergence d’une com­mu­nauté où les asayîş seraient désarmé.e.s, et seraient de sim­ples médi­a­teurs et médi­atri­ces lors des dis­putes dans les quartiers. Le but ultime étant d’abolir les asayîş eux-mêmes, en con­stru­isant une société “éthico-poli­tique” qui réglera ses pro­pres prob­lèmes. Dans cette société, la “com­mune” serait l’entité la plus impor­tante. Illes rejet­tent d’être étiqueté.e.s comme policièr.e.s, car illes sont au ser­vice du peu­ple et non de l’État, étant eux-même le peuple.

L’académie des asayîş de Rime­lan était aupar­a­vant un cen­tre des ser­vices secrets du régime syrien. Certain.e.s des étudiant.e.s qui suiv­ent des cours sur la libéra­tion des femmes et qui organ­isent col­lec­tive­ment leurs travaux d’études, de jar­di­nage et de cui­sine, ont un jour été torturé.e.s, en tant que prisonnièr.e.s poli­tiques du régime d’Assad, dans ces mêmes bâti­ments. Il existe des mesures dis­ci­plinaires pour celles et ceux qui ne respecteraient pas le code de con­duite mil­i­taire des forces [de défense]. Il est dif­fi­cile de se bat­tre con­tre un enne­mi tel que Daesh tout en suiv­ant une ligne éthique, si l’on a pas déter­miné un agen­da poli­tique qui se plie à des valeurs libératrices.

Les commandant.e.s sont élu.e.s en fonc­tion de leur expéri­ence, de leur engage­ment, et de leur volon­té de pren­dre des respon­s­abil­ités, par les mem­bres des batail­lons. Cette manière de diriger est empreinte d’un esprit de sac­ri­fice, ce qui explique le fait que de nombreux.ses martyr.e.s des YPG/YPJ étaient des commandant.e.s aimé.e.s et expérimenté.e.s.

« Nous ne voulons pas que le monde entende par­ler de nos armes, mais de nos idées ». Ce sont les mots de Soz­da, une com­man­dante des YPJ à Amûde. Elle pointe du doigt les pho­tos affichées aux murs de leur salle com­mune : des combattant.e.s de la guéril­la et Abdul­lah Öcalan, le représen­tant idéologique du mou­ve­ment, actuelle­ment emprisonné.

« Nous ne sommes pas seule­ment des femmes qui com­bat­tons Daesh. Nous nous bat­tons pour chang­er la men­tal­ité de la société, et mon­tr­er de quoi les femmes sont capables ».

Abdul­lah Öcalan décrit les femmes comme étant la pre­mière colonie de l’histoire. Il con­sid­ère que la mas­culin­ité est la clé des prob­lèmes socié­taux. « L’homme est un sys­tème. Le mâle est devenu un état et l’a trans­for­mé en cul­ture dom­i­nante. Les oppres­sions de classe et de sexe se dévelop­pent en même temps ; la mas­culin­ité à créé un genre dom­i­nant, une classe dom­i­nante, et un État dom­i­nant. Lorsqu’on analyse l’homme dans ce con­texte, il est clair qu’il faut tuer la mas­culin­ité. De fait, l’un des principes fon­da­men­taux du social­isme est de tuer l’homme dom­i­nant. C’est ce que sig­ni­fie le pou­voir de tuer : tuer la dom­i­na­tion uni­latérale, l’inégalité et l’intolérance. C’est égale­ment tuer le fas­cisme, la dic­tature et le despotisme ».

De plus, il déclare explicite­ment que le patri­ar­cat, le cap­i­tal­isme et l’État sont ensem­ble à la base de l’oppression, de la dom­i­na­tion et du pou­voir. Il fait claire­ment le lien entre les trois : « Toutes les idéolo­gies de pou­voir et d’État découlent d’attitudes et de com­porte­ments sex­istes. L’esclavage des femmes est le lieu social le plus pro­fond et le plus caché où se per­pétuent toutes sortes d’esclavages, d’oppressions et de coloni­sa­tion. Le cap­i­tal­isme et l’État-nation agis­sent en toute con­science de cela. Sans l’esclavage des femmes, aucun autre type d’esclavage ne peut se dévelop­per de lui-même. Le cap­i­tal­isme et l’État-nation incar­nent le mâle dom­i­nant dans sa plus haute forme insti­tu­tion­nelle. Pour dire les choses plus claire­ment et directe­ment : le cap­i­tal­isme et l’État-nation sont le mono­pole du mâle despote et exploiteur. »

La mobil­i­sa­tion en masse des femmes à Kobanê n’est pas sor­tie de nulle part. Elle s’appuie sur des tra­di­tions bien ancrées et se con­sid­ère elle-même comme une con­tin­u­a­tion de la lutte des femmes du PKK. Le même ordre inter­na­tion­al qui encense les femmes qui se bat­tent con­tre Daesh, utilise depuis des dizaines d’années un vocab­u­laire sex­iste insul­tant pour décrire les femmes de la guéril­la du PKK, qui se bat­tent con­tre la Turquie, la deux­ième puis­sance armée de l’OTAN.

Au jour d’aujourd’hui, le mou­ve­ment de libéra­tion kurde [proche du PKK] partage le pou­voir de manière égale entre une femme et un homme [à chaque niveau déci­sion­naire], du Qandil à Diyarbakir en pas­sant par Qamish­lo et Paris. Le sys­tème du Roja­va applique égale­ment ce principe de co-prési­dence, des direc­tions de can­ton aux con­seils de voisi­nage. Tan­dis que cela est dif­fi­cile à appli­quer dans Kobanê qua­si-détru­ite, ce fonc­tion­nement est main­tenant effec­tif dans les can­tons d’Afrîn et de Cîzre. En plus de don­ner aux hommes et aux femmes un pou­voir de déci­sion égal, le sys­tème de co-prési­dence a pour but de décen­tralis­er le pou­voir, d’empêcher sa monop­o­li­sa­tion, et de pro­mou­voir la recherche de con­sen­sus. Seules les femmes peu­vent élire la co-prési­dente, tan­dis que le co-prési­dent est élu par tout le monde.

En dehors des co-prési­dences et des quo­tas, les can­tons du Roja­va ont aus­si créé les unités de défense de femmes, des com­munes de femmes, des académies, des tri­bunaux ain­si que des coopéra­tives, tout cela au milieu de la guerre et sous le poids d’un embar­go. Le mou­ve­ment des femmes Yekîtiya Star s’organise de manière autonome dans tous les domaines de la vie, que ce soit pour la défense, l’économie, l’éducation ou la san­té. Les con­seils autonomes de femmes exis­tent en par­al­lèle des con­seils du peu­ple et peu­vent impos­er leur véto con­cer­nant les déci­sions de ces derniers. Les hommes qui com­met­tent des vio­lences con­tre des femmes ne sont pas cen­sés faire par­tie de l’administration et les femmes sont les pre­mières déci­sion­naires, juges et lég­is­la­tri­ces sur les prob­lèmes con­cer­nant les femmes, comme notam­ment les vio­lences sex­istes. Les dis­crim­i­na­tions de genre, les mariages for­cés, la vio­lence domes­tique, les crimes d’honneur, la polyg­a­mie, le mariage des enfants et les dots sont pro­scrits. De nom­breuses femmes non-Kur­des, essen­tielle­ment des Arabes et des Syr­i­aques, rejoignent les unités de défense et l’administration au Roja­va, et sont égale­ment encour­agées à s’organiser de manière autonome.

Une lutte pour la lib­erté, si elle veut avoir du sens, doit avoir pour objec­tif la libéra­tion des femmes, et que cette dernière soit égale­ment l’une des méth­odes con­crètes du proces­sus de libéra­tion. De fait, c’est le degré de libéra­tion des femmes qui définit réelle­ment une démoc­ra­tie. Cela ne sig­ni­fie bien sûr pas qu’une société fémin­iste est déjà en place, mais le pro­gramme de libéra­tion des femmes du Roja­va est vrai­ment révo­lu­tion­naire. Comme le déclare une grande ban­nière dans le cen­tre-ville de Qamish­lo : « Nous provo­querons la défaite de Daesh en garan­tis­sant la lib­erté des femmes au Moyen-Orient ».

Nous avons gran­di dans l’idée que les couleurs kur­des [rouge-jaune-vert] ne sig­ni­fient rien si nous ne les accom­pa­gnons pas du V de la vic­toire fait avec nos doigts. Mais ici, au Roja­va, ces idées sont en train de pren­dre vie. Le Roja­va tente de sys­té­ma­tis­er la lib­erté, de démoc­ra­tis­er l’identité. Ce n’est pas sa per­fec­tion, mais sa réal­ité, son hon­nêteté, son courage qui sont frap­pants. Le Roja­va ne revendique pas la pureté, mais il ose imag­in­er l’utopie et créer les étapes pour la ren­dre vivante. Étrange­ment, l’utopie sem­ble si naturelle, si humaine. Heval Kînem, qui enseigne à l’académie des asayîş de Rime­lan, me dit : « Tout va bien. Toutes celles et ceux qui vien­nent au Roja­va tombent en larmes ».

Par­lons un peu des idées et des vents qui por­tent leurs graines. Démys­ti­fions le mot “démoc­ra­tie radicale”.

Claire­ment, il n’existe aucune for­mule math­é­ma­tique de la lib­erté. Mais elle a beau­coup à voir avec l’amour pour la com­mu­nauté. Cela peut paraître telle­ment banal, mais vrai­ment, bien plus que des idées théoriques, la démoc­ra­tie rad­i­cale est en train de naître au Roja­va, car con­traire­ment à des sociétés au cap­i­tal­isme avancé, le sens com­mu­nau­taire n’est pas encore mort. Je me sou­viens de mon pre­mier voy­age au Roja­va – nous avions organ­isé la pre­mière délé­ga­tion uni­ver­si­taire inter­na­tionale dans la région. Bien que la majorité d’entre nous soient de gauche, je me demandais com­bi­en pour­raient réelle­ment vivre dans un tel sys­tème Com­bi­en de per­son­nes pour­raient sup­port­er de vivre dans une société où nous parta­geons les ressources et résolvons les prob­lèmes avec nos voisin.e.s, renonçant à l’anonymat des insti­tu­tions d’État ? Seri­ons-nous à l’aise avec le fait que des non-pro­fes­sion­nels soient respon­s­ables de la jus­tice ? Dédieri­ons-nous notre énergie à trans­former les per­son­nes les plus mar­gin­al­isées et les plus déshu­man­isées en sujets poli­tiques, sans aban­don­ner au pre­mier obsta­cle ? Mais sans leur “enseign­er”, juste en étant leurs égales ? Intrin­sèque­ment, la révo­lu­tion demande de l’amour et du courage.

Com­bi­en de per­son­nes pensent qu’une mère pau­vre, de dix enfants, subis­sant des vio­lences domes­tiques et ne sachant ni lire ni écrire, puisse avoir une con­science poli­tique plus pro­fonde qu’elles ? Com­bi­en auraient con­fi­ance dans le fait qu’une femme comme elle prenne des déci­sions [au sein de la com­mu­nauté] ? Com­bi­en de ceux et celles qui rejet­tent caté­gorique­ment l’autorité d’Öcalan, se con­sid­èrent comme étant au même niveau que “le peu­ple” ? Com­bi­en auraient suff­isam­ment de patience et de sens du sac­ri­fice pour se con­sacr­er à une com­mu­nauté, au point d’être prêt.e.s à mourir pour elle, sans que leurs noms ne soient con­nus ? On ne peut pas s’attendre à ce que des mil­liers d’années de vieilles men­tal­ités et d’oppression intéri­or­isée dis­parais­sent avec quelques con­seils et assem­blées ou des principes théoriques, sauf si on par­le de machines, et non de société. La majorité des luttes com­men­cent avec une demande de recon­nais­sance, d’une place dans l’histoire.

Certain.e.s gauchistes des pays au cap­i­tal­isme avancé qui s’attendent à ce que le Roja­va soit une révo­lu­tion par­faite, pure, sans con­tra­dic­tions, lisse et accom­plie, et qui la rejet­tent dès qu’elle ne ressem­ble pas à l’image qu’ils s’en étaient faite, sont représen­tat­ifs d’un prob­lème plus large qui tra­verse la gauche aujourd’hui : elle est plus occupée à dis­cuter de rad­i­cal­ité d’une manière inac­ces­si­ble, se con­sti­tu­ant en groupes de cama­rades de lutte qui parta­gent les mêmes priv­ilèges et le même vocab­u­laire, qu’à essay­er con­crète­ment de résoudre les nœuds Gor­di­ens de la société. Quelle est la rad­i­cal­ité d’une lutte qui échoue à se répan­dre ? Comme l’a dit un ami au Roja­va, « De la même manière que nous, au Moyen-Ori­ent, avons besoin de lut­ter pour con­tr­er la men­tal­ité autori­taire et dog­ma­tique d’État, ceux et celles de l’Ouest doivent lut­ter con­tre leur extrême indi­vid­u­al­isme imposé par le cap­i­tal­isme ».

Pour être dans une forme de sol­i­dar­ité plus con­sciente et plus instinc­tive, ces per­son­nes devraient se pos­er des ques­tions sur leur purisme idéologique, qui est l’expression d’un priv­ilège – tout le monde ne peut aspir­er au purisme idéologique, à la cohérence théorique, surtout pas dans un con­texte de lutte pour rester en vie. Même si sou­vent, dans les luttes de la vraie vie, nous ne recevons pas de grat­i­fi­ca­tion instan­ta­née, que la men­tal­ité cap­i­tal­iste inté- rior­isée demande, on ne peut pas jeter sans autre forme d’appréciation les moments his­toriques d’une révo­lu­tion sous pré­texte qu’ils ne sont pas par­faits, alors que ces mères de dix enfants, qui se mobilisent poli­tique­ment, con­tin­u­ent de con­tredire le sta­tus quo [de par leur sim­ple existence]…

patriarcat

« Tu es une femme, pourquoi tu voy­ages toute seule ? Où est ton père, ton frère ? Pourquoi tu n’es pas encore mar­iée ? Com­ment se fait-il que tes par­ents te lais­sent venir jusqu’ici toute seule ? Donc tu trou­ves ça nor­mal que ta famille te laisse te débrouiller par toi-même ? Alors tu pens­es que tu es “libre” maintenant ? »

Me suis-je réveil­lée d’un rêve ? Non, j’ai tout sim­ple­ment retra­ver­sé la riv­ière Khabour [qui sépare le Kur­dis­tan syrien et irakien].

On m’a inter­rogée, juste parce que je suis une femme kurde qui voy­age seule, ce qui suf­fit au PDK pour être méfi­ant envers moi. Me voilà de retour dans le sys­tème éta­tique, l’ordre inter­na­tion­al. La réal­ité du statut quo se rap­pelle à moi sous la forme d’une vio­lente claque méta­physique en pleine face.

Après avoir débat­tu de nou­velles épisté­molo­gies de la lib­erté, après avoir inter­viewé des réfugié.e.s qui con­stru­isent des struc­tures autonomes après avoir fui Daesh, je me retrou­vais assise en face de cet homme agres­sif dont l’esprit ne pou­vait s’adapter au fait que j’ose exis­ter par moi-même en tant que femme. « Dis-moi qui est vrai­ment avec toi ! » Je me suis expliquée, mais quand j’ai fait référence au Roja­va en par­lant de “Kur­dis­tan de l’Ouest”, il a écar­quil­lé ses yeux d’étonnement, et a crié : « Non, non, non. Ça c’est la Syrie, pas le Kur­dis­tan ! Le Kur­dis­tan, c’est ici ! »

Alors, qu’est-ce que le Kur­dis­tan ? Je me sou­viens de ma con­ver­sa­tion avec des étu­di­ants de l’université Mésopotamie, des hommes qui rece­vaient des cours sur la jinéolo­gie – le nou­veau par­a­digme épisté­mologique du mou­ve­ment des femmes kur­des… L’un d’eux avait dit : « J’ai réal­isé qu’avec ma men­tal­ité patri­ar­cale, je me com­por­tais exacte­ment comme l’Etat ».

Ce qui dif­féren­cie de manière aus­si rad­i­cale l’ouest et l’est de la riv­ière, c’est une com­préhen­sion de ce qu’est la lib­erté et une per­spec­tive sur la vie et son sens. Ces deux visions ne se sont pas dévelop­pées au Kur­dis­tan par hasard. C’est une lutte mil­lé­naire – qui com­mence avec les Zig­gu­rats de Sumer, la pre­mière armée au monde, qui fomen­tait des com­plots con­tre les anci­ennes déess­es, sym­bole de la chute de la femme et de la com­mu­nauté, comme du début de la fin de l’harmonie humaine, et qui con­naît son expres­sion finale dans le fémini­cide que pra­tique un nou­v­el “État” auto-proclamé [l’État Islamique ou Daesh], con­tre les femmes du Moyen-Orient.

Par­fois, il est impos­si­ble de croire aux utopies dont on rêve, et d’autres fois, la ligne qui sépare le sys­tème de la révo­lu­tion, est une sim­ple riv­ière. Mais après tout, le com­bat entre les forces de résis­tance et le sys­tème de dom­i­na­tion est à peu près aus­si ancien que l’Euphrate.

Euphrate (image sat­tel­lite)

Je passe quelques mois au Kur­dis­tan Irakien ; mon corps com­mence à s’habituer au har­cèle­ment con­stant qui m’entoure. Com­ment osé-je être une femme ? Mais si le vent est clé­ment, et même si l’on coupe les fleurs régulière­ment parce que l’esprit humain a ten­dance à domes­ti­quer la beauté, effrayé par sa créa­tiv­ité, les idées se répan­dent comme le pollen. Je me sou­viens du regard curieux de la fille qui tra­vail­lait à la fron­tière côté Irakien lors de mon inter­roga­toire : « Est-ce que c’est réelle­ment vrai ce qu’on racon­te sur le Roja­va ? Les femmes sont-elles aus­si fortes qu’on le dit ? ».

Près de Kirk­ouk, à seule­ment quelques min­utes en voiture de Daesh, un jeune homme aupar­a­vant pesh­mer­ga pour le PDK, me décrit l’image que se font les jeunes ici des guérilleros et guérilleras du PKK, qui sont présent.e.s dans la région depuis l’an dernier : la manière dont les femmes et les hommes inter­agis­sent d’égale à égal, leur style de vie (« Nous voyons à quoi ressem­blent leurs tables, nous voyons ce qu’ils man­gent. Ils et elles n’ont rien qui leur appar­ti­en­nent »), et le fait qu’ielles se bat­tent et meurent, ni pour du pét­role, ni pour de l’argent, ni pour du ter­ri­toire, mais pour les gens.

Je prends le thé chez les mem­bres d’une famille arabe, qui ne veu­lent pas que je pub­lie leurs pho­tos, qui ne me lais­sent pas enreg­istr­er leurs voix, qui vont jusqu’à écrire eux-mêmes leur his­toire sur mon cahi­er, parce que leur mai­son a été attaquée trois fois par Daesh. La mère de famille, une femme qui sem­ble avoir une bonne soix­an­taine d’années, m’offre un joli foulard en cadeau, qu’elle a ramené de la Mecque. Nous avons besoin d’un tra­duc­teur mais nous nous aimons. Elle ne peut affich­er son affec­tion pour la guéril­la ouverte­ment pour des raisons de sécu­rité, alors, en secret, elle leur cuit et leur envoit du pain.

A Sle­mani, je prends un taxi, et le chauf­feur, un vieux mon­sieur, après avoir seule­ment jeté un œil sur moi dans le miroir et avoir briève­ment écouté les deux phras­es que j’ai pronon­cées dans mon dialecte, sort une vieille pho­to de sa boîte à gants : “Mon fils était un guérillero du PKK et il est mort en mar­tyr dans la région du Botan en 1997”. Il me fait con­fi­ance parce qu’il pense que je suis une cama­rade. Le Khabour peut certes sépar­er le sys­tème de la révo­lu­tion – mais qui peut sous-estimer le pou­voir d’un vent sans loi qui ne con­naît pas de frontières ?

L’histoire du Roja­va sonne comme une épopée héroïque, la trame d’un roman. Mais cela ne peut nulle­ment être une coïn­ci­dence si au moment exact où l’ordre glob­al som­bre dans une nou­velle crise exis­ten­tielle, ces deux lignes – des femmes souri­antes et pleines d’espoir d’un côté, des vio­leurs meur­tri­ers et vio­lents, qui con­stru­isent leur hégé­monie des ténèbres sur la destruc­tion et la bru­tal­ité fas­ciste de l’autre – se bat­tent à l’endroit même où la pre­mière struc­ture ressem­blant à un État a émergé, où les femmes ont pour la pre­mière fois per­du leur statut dans la société. Il n’y a pas de choc des cul­tures entre deux civil­i­sa­tions comme voudrait nous le faire croire le sys­tème dom­i­nant. Dans la sig­ni­fi­ca­tion du Roja­va, mal­gré ses lim­ites, nous voyons un autre affron­te­ment : le choix entre l’esclavage ou la lib­erté. Entre la soumis­sion et la dom­i­na­tion ou la résis­tance et l’amour.

Ce n’est pas un hasard si ceux et celles dont l’histoire n’a jamais été écrite ont le cœur de se bat­tre con­tre ceux qui ten­tent d’effacer l’histoire pure­ment et sim­ple­ment. De la même manière que ce n’est pas un hasard si quelques mètres peu­vent divis­er deux idées dif­férentes de la lib­erté au Kur­dis­tan, si nous con­cep­tu­al­isons la lib­erté comme étant un sys­tème. L’ordre actuel peut bien être l’héritage de sys­tèmes mil­lé­naires de pou­voir hiérar­chique, il peut bien y avoir tou­jours eu de l’oppression, ce qui est sûr c’est que dans le même temps, des luttes révo­lu­tion­naires, rebelles, de résis­tance, ont aus­si tou­jours existé.

Donc, si la lib­erté n’est pas quelque chose que l’ont peut garan­tir ou juste proclamer, mais néces­site d’être con­stru­ite, par le sac­ri­fice et la sol­i­dar­ité ; défendre cette révo­lu­tion est la tâche de tous et toutes à tra­vers le monde, afin qu’elle puisse attein­dre son poten­tiel et nour­rir notre créa­tiv­ité humaine d’émancipation. Le Roja­va n’est pas la réponse à tout, il ne peut être décrit par un seul adjec­tif. Il n’est prob­a­ble­ment pas un sys­tème par­fait, mais c’est un man­i­feste de vie. Le Roja­va est réelle­ment une révo­lu­tion de peu­ples qui ten­tent d’oser imag­in­er un autre monde.

Dilar Dirik
dilar91.blogspot.fr

Dilar Dirik

 

 

Dilar Dirik est une mil­i­tante du Mou­ve­ment des femmes kur­des et écrit régulière­ment sur les luttes pour la lib­erté au Kur­dis­tan pour un pub­lic international.


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