Le processus de négociations pour l’adhésion et l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne vient d’être dénoncé par Angela Merkel, lors d’un débat électoral.
Voilà donc une relance, dans cette partie de tavla entamée depuis le 14 avril 1987, et plus antérieurement pour la première partie, le 12 septembre 1963.
Pour que les esprits ne s’échauffent pas trop vite, rappelons qu’abandonner un processus entamé ne peut se faire qu’à l’unanimité des membres. Il ne pourrait alors s’agir que de “gels” de chapitres de négociations en cours, ou de report d’autres.
L’accord d’Ankara de 1963, cherchant à intégrer la Turquie dans l’union douanière, renforcé en mars 1995, entre autres, a ouvert en grand les accords de coopération économique au sein du “marché européen”, et n’a, à ce jour, fait l’objet d’aucun coup d’arrêt notable. Les coopérations financières se portent elles aussi très bien, et les aides au “marché” également… Merci. Aucun ralentissement essentiel en vue de ce côté là.
Si l’on considère cette aspect-ci de “l’intégration”, il s’est poursuivi sans secousses jusqu’ici, en parallèle avec les “chapitres” plus institutionnels, qui eux, furent soumis tout autant aux différentes et changeantes majorités politiciennes européennes, qu’aux aléas des régimes de ces 5 dernières décennies en Turquie.
De la même façon que le grand mythe fondateur européen, que chantaient les anciens en fin de banquet, a pris du plomb dans l’aile, et oscille aujourd’hui entre replis identitaires nationaux, Europe forteresse, et pourtant grand marché libéral en expansion, la Turquie a poursuivi de son côté sur sa lancée d’Etat-nation, entre kémalisme identitaire autoritaire, mâtiné à plusieurs reprises de junte militaire, et une nostalgie ottomane populiste, nationaliste et bigote, pourtant rattachée aux “valeurs” libérales sonnantes et trébuchantes de l’Ouest, actuellement aux affaires.
Chaque joueur de son côté du plateau partage les mêmes règles de la finance et de l’économie de marché, mais tient compte des conditions d’exercice de son pouvoir interne pour lancer ses dés. Et cela dure depuis cinquante ans.
Donc, découvrir un “pas de ça dans l’Europe”, à la veille d’une élection, dans la bouche d’une candidate à Berlin, ne devrait guère susciter plus de commentaires, même si cette fois, le social libéralisme allemand lui emboîte le pas.
S’il s’était agi de dénoncer l’accord scélérat sur les migrants et la coopération “anti terroriste” tous azimuts, et envisager des sanctions économiques contre l’oligarchie turque, nous aurions pu tendre l’oreille, et ouvrir les yeux.
Mais, dans le cadre plus large déjà du Conseil de l’Europe (qui a institué en 1959 la Cour Européenne des Droits de l’Homme), il n’y a eu jusqu’ici que résolutions mortes et parlottes, dérivées et empêchées par l’un ou l’autre des Etats membres (la Turquie en fait partie). La “démocratie” s’y discute au rythme de la tortue terrestre. Cette empilade d’institutions où les Etats-nation ont un pouvoir de blocage en dernier recours, a le mérite d’exister, mais les solutions ne sortiront pas de là non plus.
Ainsi survivra ce débat et cette sentence qui clôt toute discussion de café du commerce, la fameuse phrase “et vous voudriez que la Turquie entre dans l’Europe ? ”
Cela évite à la fois de remettre en cause un regard sur le Moyen-Orient teinté d’orientalisme néo-colonial souvent, et de regarder en face ce qu’est aujourd’hui le libéralisme européen triomphant avec face à lui les replis souverainistes et nationalistes d’Etats-nation en crise, et le mélange d’intérêts qui s’y exprime. Quand ce n’est pas l’expression directe d’un racisme identitaire.
Regardons là, cette Europe…
La décrépitude des forces organisées qui firent les beaux jours des “50 glorieuses européennes”, sociales démocraties à géométrie variable à qui les “investisseurs” avaient confié leurs intérêts pour la reconstruction d’après-guerre, laisse apparaître partout le retour d’un néo libéralisme sauvage, derrière des façades politiciennes diverses, pouvoirs forts, politiciens sociaux libéraux, tentations identitaires, jeunisme technocratique et financier, tentatives de fausse gôche libérale… Et face à elles, au fil des trahisons depuis plusieurs décennies qu’il faut bien appeler de “lutte de classes”, se re-dessinent des “gauches” toutes autant marquées du sceau “national”, tant elles sont en compétition avec le nationalisme populiste qui se nourrit sur le désastre, la pauvreté et le manque de perspectives pour un autre futur, dans les classes populaires et moyennes.
Cette “idée européenne”, du coup, est bonne pour la grande braderie de Lille. Je ne vais pas vous ressortir tous les slogans d’élections européennes passées, vous les trouverez sur le même vide-grenier.
C’est donc cette “machine” riche de “valeurs communes et de démocratie”, mais tant rongée par l’Alzheimer de la finance et du libéralisme, que menacée par une crainte phobique de l’immigration et du “grand remplacement”, qui joue la partie de Tavla d’aujourd’hui.
Pour n’importe quel turc soucieux d’un autre avenir que celui proposé par son dictateur préféré sur place, la proposition n’est guère enviable non plus.
Vous trouverez à l’envie sur Kedistan, depuis près de quatre ans, des articles vous décrivant par le menu l’accession au pouvoir d’Erdoğan et sa clique, et les évolutions qui s’en suivirent. Vous y trouverez aussi des analyses, et des liens vers une recherche approfondie sur ce qu’est la réalité de l’Etat-nation turc, et d’autres sources pour déminer les fariboles des années 2005 sur la “Turquie moderne et laïque des musulmans modérés”. Inutile donc, de remettre ici ce que fut le “grand coup de pouce” donné à Erdoğan par l’Europe, pour son accession au pouvoir, bien que ce dernier ne fut jamais “emballé” par les institutions européennes… Le site a un moteur de recherche efficace, vous verrez.
Côté Turquie, c’est donc une partie jouée qui ne mendie pas les coups, mais depuis plus d’une décennie, appuie son jeu sur les faiblesses de l’adversaire. L’Europe a économiquement besoin du marché turc, dans les deux sens. Cela n’est pas remis en cause.
L’Europe a passé des accords de “sécurité”, tant migratoires qu’antiterroristes, avec la Turquie, membre de l’Otan. Elle s’est en conscience liées les mains.
L’Europe a navigué à vue dans les crises et les guerres du Moyen-Orient, tantôt pour des raisons de “marchés inavouables”, tantôt comme soutiens à géométrie variable, avec d’autres puissances, de factions dont la liberté se résumait à l’islamisme politique ouvert et partagé. Elle a au passage, toujours fermé les yeux sur le fauteur de guerre au pouvoir en Turquie, ces dernières décennies. Même les réfugiés kurdes et turcs des années 1980, puis 90 (avec les militaires kémalistes au pouvoir) n’ont pas infléchi la relation de “partenariat” en développement. Et Erdoğan, cerise sur le gâteau, sur les conseils de son meilleur ami et financier Gülen, en a largement bénéficié lors de l’accélération des négociations d’adhésion dans la première décennie de l’an 2000.
Les grands groupes internationaux, et européens, ont aussi largement utilisé la main d’oeuvre turque, les différentiels sociaux, les législations du travail au rabais, instaurant y compris des conditions de travail scandaleuses dans différents secteurs… Le profit y a trouvé largement son compte.
Tout cela ne pourrait être remis en cause par le nerf de la guerre : le capital, sur une simple “saillie” de débat électoral.
La plupart des pays de l’Union européenne (UE) ne souscrivent pas à la proposition d’Angela Merkel d’arrêter les négociations d’adhésion avec la Turquie, ainsi qu’en témoignent les déclarations, jeudi 7 septembre, lors d’une réunion des ministres des affaires étrangères à Tallinn, des représentants de la Finlande, de la Suède, des Pays-Bas, de l’Estonie ou de la Belgique. Ces derniers se sont montrés circonspects, voire opposés, à l’initiative de la chancelière allemande. Lu dans Le Monde d’aujourd’hui…
Dame Merkel bluffe donc dans la partie de Tavla.
L’avenir ne se trouve pas dans un conglomérat d’Etats-nation européen, ni d’ailleurs dans la grande Turquie néo-ottomane de 2023 qu’appelle de ses voeux le régime AKP. Il est en germe dans les luttes de la région, fragile, mais précieux.
Si négociations il y aura, dans les décennies à venir, c’est bien sur les crises des Etats-nations au Moyen-Orient qu’elles auront lieu. L’épisode militaire contre Daesh, qui provisoirement pourrait se clore, ne résoudra pas ce qu’on appelle “la crise syrienne”, ou l’imbroglio irakien, les “crises” globales entre puissances régionales, sur fond de schismes religieux… On pourrait en rajouter, et pas des moindres, comme l’avenir du peuple kurde… La grande tablée du Moyen Orient-prépare déjà ses chaises vides…
Voilà des négociations qui ont lieu aujourd’hui les armes à la main, et dont Dame Merkel devrait demander l’arrêt du coup. Elles dépassent, et de loin, des discours de campagne électorale.
Et, dans le cas où le tableau semblerait noir, soit parce que le ton employé semblerait magistral, ou parce que cette analyse démoraliserait, je mentionnerais pour en terminer, que l’histoire réserve toujours des surprises, parce qu’humaine. Les pires comme les meilleures. Injurier l’avenir n’est pas de mise à Kedistan.
Et si, en pleine guerres, au Rojava, s’est levé une étoile, si, en Turquie, même du fond des prisons, la résistance perdure, si, en Europe et ailleurs, des consciences restent mobilisées, le tableau verra se redessiner des futurs. Sans moi, sans nous… Mais d’autres les préparent, et dans cette région les femmes, tout particulièrement.
Et la Turquie ne se détachera pas du continent européen sur injonction électorale, pas plus que le tavla n’est vraiment un jeu de hasard.
Allez, juste une taquinerie à l’usage du touriste européen…
Qui, en visite, n’a jamais demandé au serveur un jeu de tavla justement, dans un des établissements du quartier Cihangir à Istanbul, pour faire couleur locale ? Je suis certain que parmi vous, certains y ont adjoint le narguilé. A quel point aviez vous envie “d’entrer dans la Turquie”, à ce moment là ? Vous en aviez négocié le prix j’espère…