En Turquie, nom­bre de jour­nal­istes sont en prison. C’est donc là que beau­coup tra­vail­lent. C’est aus­si là qu’ils/elles ren­con­trent celles qui se bat­tent pour un autre futur de la Turquie, et sont pour cela incarcéréEs.
Zehra Doğan est à nou­veau dans une geôle de Diyarbakır depuis juin. Elle même il y a peu dis­ait et écrivait à peu près ceci : “c’est sûre­ment parce que je suis jour­nal­iste et que c’est là que les choses se passent, que je suis en prison”.

Lors de son pre­mier séjour for­cé à la prison de Mardin, durant 141 jours, en attente de son procès, elle avait déjà fait un pied de nez à ses gar­di­ens en par­tic­i­pant à une résis­tance col­lec­tive, qui avait con­sisté à réalis­er deux exem­plaires d’Özgür Gün­dem, jour­nal fer­mé et inter­dit, inti­t­ulé pour l’oc­ca­sion “Özgür Gün­dem geôle”. Kedis­tan s’est promis d’en réalis­er la tra­duc­tion, et de le dif­fuser ici en fac-sim­i­le, en même temps que tourn­era l’ex­po­si­tion de ses oeu­vres d’artiste. Vous en trou­verez un aperçu égale­ment dans le livre “Les yeux grands ouverts”, con­sacré à notre amie Zehra.

Mais revenons au journalisme…

Zehra, incor­ri­gi­ble et têtue, con­tin­ue à doc­u­menter sur les vies mil­i­tantes des femmes  qui l’en­tourent, der­rière les murs froids de la prison. Puisque l’in­jus­tice turque ne l’ac­cuse pas d’être jour­nal­iste, mais de faire de la pro­pa­gande pour le “ter­ror­isme”, elle con­tin­ue donc son méti­er. Primée elle-même pour un reportage sur les femmes yézi­dies, elle sait de quoi elle parle.

Elle inter­roge donc ici une com­pagne de cel­lule, Sara Aktaş, poètesse kurde, auteure de deux recueils, et mem­bre du Con­grès des Femmes Libres (KJA), qui appro­fon­dit le sujet. Un arti­cle fort, de résis­tance, qui met la femme au pre­mier rang.

Nous souhai­te­ri­ons que nom­bre de nos con­frères et con­soeurs médi­tent un peu sur cette manière d’être, de faire, d’ex­is­ter… Et se joignent à la cam­pagne de sol­i­dar­ité pour sortir
Zehra Doğan de là, ain­si que toutEs les autres otages…

Vous avez l’adresse…


Zehra: Le 3 août était le qua­trième anniver­saire du mas­sacre subi par les femmes et le peu­ple yézidis. A cette occa­sion, le TJA (Tevgera Jinên Azad, Mou­ve­ment des femmes libres) a com­mencé une cam­pagne. Com­ment abor­dez-vous le mas­sacre com­mis con­tre les femmes yézi­dies et ces pra­tiques sauvages ?

Sara: Daesh, l’or­gan­i­sa­tion ter­ror­iste, bar­bare et sauvage, avait attaqué Shen­gal le 3 août 2014, devant les yeux du monde entier. Pen­dant que les ter­res du peu­ple yézi­di étaient occupées, les femmes yézi­dies ont elles été mis­es à la rue, vio­lées, faites pris­on­nières et ven­dues dans des marchés aux esclaves. De mon point de vue, lors de tels phas­es his­toriques, beau­coup d’événe­ments englobent des ques­tions plus larges, au delà de la sur­face des choses, mais ouvrent le regard sur des vérités, bien au delà de leurs pro­pres réal­ités. Dans de tels moments, de tels faits sont vécus, que, par­al­lèle­ment à leurs effets sur le présent, ils ouvrent une nou­velle page de l’His­toire. Je suis con­va­in­cue qu’une réal­ité con­crète est dev­enue vis­i­ble à tra­vers la vio­lence et la sauvagerie subies par le peu­ple et les femmes yézidis à Shen­gal. Je pense que ce qu’y a été vécu, a ouvert les portes aux femmes yézi­dies, d’une cul­ture de résis­tance qui dépasse même leur pro­pre existence.

D’un autre côté, ce n’é­tait pas la pre­mière fois que les femmes se trou­vaient face à cette vio­lence exposée par Daesh. Nous savons hélas très bien, à tra­vers les con­séquences de toutes les guer­res sanglantes, que l’in­tim­i­da­tion par l’usage de vio­lences faites aux femmes est une stratégie de guerre enrac­inée. Cette stratégie est pro­duite par la vio­lence pra­tiquée à tra­vers des mil­liers de méth­odes, en exposant les femmes, organes coupés, en por­tant atteinte à leur intégrité cor­porelle, par agres­sions, vio­ls, tor­tures, immo­la­tions, esclavagisme, et vente sur des marchés aux esclaves. Ce qui a été essayé à Êzidx­an par­tic­i­pait égale­ment de la “tra­di­tion” de cette stratégie de guerre enrac­inée. Ces méth­odes sys­té­ma­tisées, à chaque attaque ciblant Shen­gal et le Roja­va, font par­tie de ce type d’at­teintes morales, faisant honte à l’hu­man­ité. Faire souf­frir, déplac­er par la force ne sont pas suff­isants pour obtenir la soumis­sion absolue. Pour la trans­former en une méth­ode de con­trôle poli­tique, ils ont donc voulu mar­quer les mémoires de traces durables. Autrement dit, ils n’ont pas seule­ment voulu soumet­tre, mais égale­ment cass­er la notion d’i­den­tité et de per­son­ne. Ceci est la démon­stra­tion typ­ique des toutes les tyran­nies. Leur objec­tif est de porter une sauvagerie à son niveau supérieur, pour rap­pel­er à ceux/celles qui sont con­sid­éréEs ‘enne­miEs’, qu’un sort ter­ri­ble les attend s’ils/elles ne se soumet­tent pas.

Bien sûr, comme les événe­ments de Shen­gal ne sont pas restés dans les fron­tières de Shen­gal, la tyran­nie com­mise sur les femmes yézi­dies ne s’est pas lim­itée à elles seules. Par con­séquent, l’ap­pro­pri­a­tion de cela, dès les pre­miers instants, par toutes les femmes kur­des, avait un sens. Si, aujour­d’hui, le mou­ve­ment des femmes libres, a ren­for­cé cette résis­tance avec sa cam­pagne, c’est pour suiv­re ce sens. Car, chaque coin de la Terre où les femmes sont mas­sacrées, doit être un espace de lutte pour les femmes. Je pense donc naturelle­ment, que ce sujet doit être porté à la con­science de toutes celles et tout ceux qui se con­sid­èrent comme lib­er­taires, démoc­rates, révo­lu­tion­naires, social­istes, et mem­bres d’or­gan­i­sa­tions de femmes.

Zehra: Com­ment voyez-vous l’évo­lu­tion aujour­d’hui, de cette lutte com­mencée à tra­vers les femmes yézidies ?

Sara: Je voudrais soulign­er que la lutte légitime et digne que les êtres humains ont menée durant toute l’His­toire, con­tre l’esclavagisme, le racisme, les géno­cides, se rejoint avec ce qu’on observe, dans la prise de posi­tion des femmes yézi­dies et kur­des à Shen­gal, avec une légitim­ité et dig­nité sem­blable. Chez les femmes, la reven­di­ca­tion de jus­tice, la notion de lib­erté, et le rêve d’un monde meilleur sont essen­tiels. A Shen­gal, pour les femmes yézi­dies, ce réveil et cet appel douloureux à la lib­erté, se sont trans­for­més en une force de lutte volontaire.

La dig­nité et la force de com­bat, la défense légitime des femmes qui ont bâti le YPJ Shen­gal à Êzidx­an et qui y résis­tent encore, sont égale­ment liées à la jus­tice et aux droits. C’est ain­si que “com­bat­tre” intè­gre le sens “défense légitime”. Il s’ag­it là, d’un moyen et d’une oblig­a­tion. Elles défend­ent ain­si, leur droit le plus fon­da­men­tal, le droit à la Vie, et à leur dig­nité. Dans le même temps elles revendiquent la jus­tice. Nous obser­vons qu’elles organ­isent la résis­tance con­tre les gangs obscurs et sauvages qui ont con­fisqué leur corps, leur lib­erté, leur ter­res, et revendiquent ce qui leur appar­tient. Les femmes appren­nent ain­si, à pren­dre leur des­tin en main. Là-bas, les con­di­tions liées au fait d’être femme, de vouloir rester être humain, sont pro­tégées, crées, réin­ven­tées. Cette lutte légitime est le cri de résis­tance et la vic­toire des femmes yézi­dies, face à ceux qui veu­lent les asservir et les anéantir.

Zehra: Pourquoi, à votre avis, les attaques à Shen­gal ont ciblé avant tout les femmes ?

Sara: Il y a plusieurs raisons fon­da­men­tales. Avant tout, l’ob­jec­ti­va­tion, l’esclavagi­sa­tion de la femme, étant les pre­mières règles de la stratégie de la dom­i­na­tion patri­ar­cale, au Moyen-Ori­ent, comme d’ailleurs partout au monde, elles devi­en­nent qua­si incon­tourn­ables. Par ailleurs, comme lors de l’at­taque à Shen­gal, les principes religieux ne restent pas de sim­ples élé­ments de croy­ance, mais affectent avant tout les femmes et inter­fèrent pro­fondé­ment dans leur vie. Les gangs sauvages de Daesh, n’ont pas échap­pé à ces règles… Et troisième­ment, avant ces attaques, les femmes yézi­dies, n’é­taient pas organ­isées, et elles n’avaient pas donc, les forces pour se défendre elles-mêmes. Un état d’in­con­scient les dom­i­nait, ce qui les rendait vul­nérables pour qu’elles puis­sent être tuées ou util­isées comme objets. Par con­séquent, l’ori­en­ta­tion et la vitesse de mise en place [de leur auto-défense], sont aus­si impor­tantes que la force et la vio­lence de l’at­taque plan­i­fiée et subie.

Zehra: Com­ment vous con­sid­éreriez l’ef­fet Shen­gal sur la lutte des femmes ? Quels mes­sages ont été don­nés aux femmes du monde ? 

Sara: Tout d’abord, si on prend en con­sid­éra­tion le fait que les avancés his­toriques sont écrites par ses acteurs ; la résis­tance que les femmes mènent à Shen­gal devient une con­quête pour l’héritage de toutes les résis­tances de femmes.

Le front de résis­tance et la force organ­isée créée par les femmes kur­des là-bas, font que les femmes quit­tent leur posi­tion sin­gulière de proie et de vic­time. Les femmes se libèrent dans tous les domaines à la fois, déter­mi­nent leurs pro­pres sort et avenir, et devi­en­nent des bâtis­seuses, précurseurEs de proces­sus révo­lu­tion­naires. De ce point de vue, elle don­nent, en tant que sujet poli­tique, et avec leurs thès­es et straté­gies de libéra­tion, les clés pour la lib­erté de non seule­ment des femmes kur­des et yézi­dies, mais pour toutes les femmes du monde. Ce n’est pas tout, elles ont égale­ment don­né espoir partout à toutes les femmes, en démon­trant qu’il est pos­si­ble de résis­ter, même aux forces les plus sauvages.

Par ailleurs, les dif­férences entre les raisons qui ani­ment les femmes pour com­bat­tre et lut­ter et celles qui motivent les hommes ont été démon­trées encore une fois. En effet, la guerre des femmes, n’é­tant pas régie par les sen­ti­ments de haine et de vengeance, ne pro­duit pas de sauvagerie. L’éthique et la con­science morale, reposant sur l’au­to-défense sont au pre­mier plan. Nous obser­vons que les femmes, sur le front de guerre, ne devi­en­nent pas des mon­stres, ne piéti­nent pas les valeurs humaines, et se tien­nent à l’é­cart des pra­tiques de ‘ce type’. Cette résis­tance, menée avec l’a­vant-garde des femmes, se lève face aux gangs bar­bares, telle une objec­tion irrésistible.

Zehra: Après avoir passé de longues années en prison déjà, main­tenant, vous êtes à nou­veau incrim­inée pour vos activ­ités pour la lib­erté des femmes. Pour vous, quels sont les points com­muns et les liens entre la lutte des femmes à l’ex­térieur et en prison ?

Sara: David le Bre­ton dit sans son livre Anthro­polo­gie de la douleur, “La lib­erté de faire souf­frir est le vis­age obscur de tous les pou­voirs”. Oui, en effet, la force des Etats, des pou­voirs sont mesurés hélas pour les femmes aus­si, par la somme des souf­frances qu’ils peu­vent infliger. Pour le pou­voir, les pris­ons sont aus­si des instru­ments et des espaces de sup­plice, d’an­ni­hi­la­tion de dig­nité et de volon­té, c’est à dire de dres­sage et d’asservisse­ment. Il est clair que désor­mais, la fron­tière entre l’ex­térieur et l’in­térieur est extrême­ment infime. L’ex­térieur s’est trans­for­mé en une prison encore plus grande. Celles et ceux qui ne peu­vent pas être dresséEs, assu­jet­tiEs, sont mis­Es à l’in­térieur, dans de plus petites pris­ons où les tech­niques de puni­tions sont plus intens­es. Par con­séquent, comme la femme en recherche de lib­erté, qui refuse de faire allégeance est la pre­mière cible de la dom­i­na­tion patri­ar­cale, celle qui ne se soumet pas en prison, devient aus­si la pre­miere cible.

En effet, dans les dernières péri­odes, nous en apprenons de plus en plus sur des attaques ciblant les résis­tantes femmes détenues dans les pris­ons de Tar­sus, Van et Elazığ. Ces attaques ne con­cer­nent pas seule­ment des vio­lences physiques. On leur dit “Soumet­tez-vous”. On leur dit “Reniez votre exis­tence, votre volon­té, asservis­sez, assu­jet­tis­sez-vous”. La démon­stra­tion de forces, typ­ique du pou­voir à l’ex­térieur, se pour­suit à l’in­térieur. Mais la réal­ité est que la per­sé­cu­tion ne peut jamais réus­sir face à une résis­tance légitime et digne. A l’ex­térieur ou à l’in­térieur, quelles que soient les con­di­tions, nous allons élargir, agrandir notre héritage de résis­tance que nous avons bâti avec nos vies, notre sang, notre con­vic­tion et notre volon­té. Les femmes, sur chaque sol hébergeant la per­sé­cu­tion, abat­tront les murs de la peur, et ren­dront vaines, toutes ces vagues d’at­taques qui ciblent leur existence.

Pour finir, à cette occa­sion, j’ap­pelle toutes les organ­i­sa­tions de femmes, les organ­i­sa­tions de société civile, et chaque être humain doté de con­science et de dig­nité, à don­ner de la voix con­tre les tor­tures, les oppres­sions, les vio­ls de droits com­mis dans toutes les pris­ons, notam­ment celles de Tar­sus, Van et Elazığ.

LIRE AUSSI : Le mouvement des Femmes Libres, à la tête de la libération kurde
Des femmes parties en délégation au Bakûr présentent le mouvement des femmes, 
tel qu'elles l'ont étudié et rencontré lors de leur voyage...

Eng­lish: “Zehra Doğan • A Prison Report with Sara Aktaş
Kur­dî: “Du gir­tiyên jin • “Zehrayê pirsî, Sarayê ‘têkoşî­na jinê vegot’”
Türkçe: “Zehra Doğan • Ceza­evin­de Sara Aktaş ile röportaj”

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Zehra Doğan
Auteure, mem­bre d’hon­neur de Kedistan
Jour­nal­iste, artiste. Jour­nal­ist, artist. Gazete­ci, sanatçı.