Sol Gazetesi, publie un article écrit par Ayçin Özoktay, qui observe l’exploitation des employéEs de ménage journalierEs, un secteur devenu partie intégrante de l’industrie de services, qui fonctionne d’ailleurs comme d’autres secteurs, avec un mécanisme imposé par le capitalisme, se basant sur l’exploitation de la main-d’oeuvre “sans sécurité”, “souple” et “indexée sur la performance”.
Vous trouverez dans cet article de Kedistan, les constats d’Ayçin, des extraits de l’interview qu’elle a réalisé avec Feyza une femme de ménage, et nos réflexions.
Commençons par noter qu’en Turquie, les ouvrierEs qui travaillent comme journalierEs pour le ménage à domicile, sont majoritairement des femmes, “bien sûr”.
Ayçin Özoktay groupe les méthodes de travail en trois grandes familles :
• Travail individuel : Les femmes qui travaillent individuellement, et qui, la plupart du temps trouvent leurs employeurs par l’intermédiaire de leurs entourages. Elles travaillent comme “journalières”. Il s’agit là, d’un travail de survie de personnes précarisées par le capitalisme, et de leur efforts quotidiens pour trouver des solutions de revenus alternatifs.
• Entreprises de nettoyage : Avec l’entrée de ces enseignes aujourd’hui très généralisées, comme intermédiaire, entre les employeurs et femmes de ménage individuelles, ces dernières deviennent des prolétaires. Car les entreprises prennent des commissions sur les salaires quotidiens et les femmes de ménage deviennent ainsi, des ouvrières apportant du profit au capital investi dans ces entreprises.
• “Entreprises virtuelles” : Ce sont des enseignes qui sont apparues récemment et se sont très rapidement multipliées, et qui “organisent” ces services, via les réseaux sociaux.
Les conditions de travail elles-mêmes ne sont pas très différentes dans ces trois grands groupes. Nous allons regarder de près les “entreprises virtuelles”, car Feyza travaille au “Armut Temizlik”, ou plutôt “par le biais” de cette enseigne, qui fonctionne via les réseaux sociaux.
Cette entreprise propose des “services” à Ankara, Istanbul et Izmir. Feyza précise que lorsqu’elle s’est trouvée au chômage, elle a postulé auprès de cette entreprise, afin de pouvoir payer son loyer. Elle explique qu’elle a été embauchée suite à un entretien en vidéo communication, via WhatsApp. Elle n’a pas d’assurance contre les accidents de travail, et elle s’est engagée avec un contrat qui stipule que le/la propriétaire de la maison dont elle s’occupe, “peut faire une assurance accident, s’ils le souhaitent”. Les rémunérations sont calculées sur le principe horaire, 15 Livres turques à l’heure pour la première embauche, soit l’équivalent de 3,69€ sur le cours à ce jour. Et sans doute, la “première fois”, est-elle considérée comme “période d’essai” par l’entreprise. A partir de la deuxième intervention, le tarif de rémunération passe à 17 Livres turques (4,18€).
Feyza : Le ménage à domicile n’est pas simple. Les vitres nécessitent par exemple, du savoir faire. Les clientEs qui te suivent pas à pas, avec un torchon dans la main, et nettoient après toi, mécontentEs, en te disant “tu ne nettoies pas bien”. Tu te sens sans cesse sous pression. Si tu as des points bas pour tes premières interventions, on ne t’embauche plus. Après, il y a un quota, il faut obtenir trois bons points sur cinq. Si tu passes en dessous de trois, il n’y a plus d’embauche. Chaque ménage est alors, une source de stress. Dans chaque maison, tu es obligé de prononcer la phrase “S’il vous plait, pourriez-vous me donner un bon point, parce que sinon je risque de ne plus être embauchée. Et j’ai besoin de travailler”
Le système basé sur la performance, une menace par le chômage
Dans le système où Feyza se trouve, il est donc question du “sytème de performance”. La performance est un système basé sur la récompense et la punition, afin d’augmenter la production. Le fait de juger et classer l’ouvrière sur les médias sociaux, par cette méthode de pointage, force les ouvrières à rester silencieuses, même si elles rencontrent des difficultés, des abus et injustices.
Le chômage, une des armes la plus redoutable du capitalisme, et la concurrence mise dans le jeu, piègent ainsi les ouvrières du secteur de nettoyage, dans le système de performances.
Travailler plus, gagner plus ? Ubérisation…
Qui est le patron, on ne le sait pas !
Un autre problème qui frappe tout de suite à l’oeil, c’est le flou sur l’interlocuteur. Le fait que les ouvrières entrent dans le processus de “production” en étant embauchées via les réseaux sociaux leur empêche tout contact avec leurs collègues (qui sont par ailleurs leurs concurrentes) et elles ne peuvent pas connaitre réellement leurs “patrons”.
Feyza : Quand tu commences ton travail tu prends contact avec la personne qui t’appelle pour travailler. Mais tu ne sais pas avec qui tu parles. C’est soit un SMS avec un numéro, soit une voix, au mieux. Tu ne sais pas où il/elle vit, tu ne sais pas qui il/elle est, quel genre de personne il/elle est. C’est peut être quelqu’un que tu croises continuellement, mais tu ne le sais pas, c’est le mystère… Les numéros appelants ou que tu appelles, appartiennent à l’entreprise, tu n’as que des sms et des voix. Tu ne connais même pas les autres personnes qui travaillent avec Armut Temizlik dans ta ville. Le système est en un seul mot “Parfait” !
Pas de collègue, c’est la solitude
Comme Feyza l’exprime, dans ce genre de fonctionnements conçus en prenant soin de ne pas mettre les patrons et les employées face à face, le contact entre les employées est aussi soigneusement évité. Les employées ne peuvent donc pas échanger, se renforcer, s’organiser, agir ensemble. Leur vie professionnelle est en quelque sorte coincée dans l’individualité du travail et les points qu’elles reçoivent. Par conséquent, ce mécanisme d’exploitation bien huilé tourne sans aucun grain de sable qui viendrait gripper ses rouages. Pas de rassemblements, pas de contestation, silence et acceptation par obligation.
Un simple pansement pour une cicatrice avec 9 points de suture !
Il y a 20 jours, Feyza a eu un accident de travail. Une cicatrice a la jambe a nécessité neuf points de suture. Elle a donc perdu 20 jours de travail.
Feyza : De toutes façons, si tu es journalierE, la Loi du travail te considère comme inexistantE. Tu n’as pas d’assurance et ton client ne t’assure pas contre les “accidents de travail”. Tu as donc à côté de la peur du chômage, la crainte d’avoir un accident de travail, d’en sortir handicapée, ou encore en mourir… La propriétaire (la cliente) quand elle a vu ma cicatrice m’a dit “Je te donne un pansement et tu continueras à travailler”. La cicatrice pour laquelle elle trouvait qu’un pansement était suffisant, a reçu neuf points de suture ! J’ai appelé la personne de l’entreprise Armut Temizlik, qui m’avait donné ce travail, mais je n’ai pas pu l’atteindre. J’ai envoyé des sms mais je n’ai pas eu de réponses. Et cinq heures se sont écoulées… De toutes façons, tu ne sais même pas si cette personnes est dans la même ville que toi, ou non. Ensuite j’ai eu enfin un retour. Juste un voeu de bon rétablissement et la phrase prononcée pour la forme : “Si tu as besoin de quelque chose tu nous tiens au courant”… Il y a eu des radios, des points de suture, mais après cette phrase obtenue lorsque j’étais encore à l’hopital, personne n’a demandé ce que je devenais. Le mari de la propriétaire m’a appelée une fois, pour me dire “Bon rétablissement”. Et c’est tout.
Tant que le capitalisme existe, cette exploitation perdurera et trouvera des modalités
Le témoignage de Feyza, n’est qu’un des exemples parmi des millions d’autres, que les ouvrierEs rencontrent, quel que soit le secteur…
Les femmes et hommes qui vendent leur force de travail pour survivre et vivre, continueront à être exploitéEs. Pour le capitalisme, à part le profit, rien n’a d’importance. Ni les conditions de sécurité au travail, ni les droits à la santé, ni la pauvreté et la misère, et ni les vies des millions d’être humains.
Oui, cela se passe bien dans la Turquie d’Erdoğan… La vision “orientaliste” qui sévit encore beaucoup en Europe gomme le fait que derrière la façade néo-ottomane du régime AKP, c’est bel et bien un capitalisme néo-libéral qui est au pouvoir. Et tant parmi l’oligarchie régnante, que dans les couches sociales aisées qui se piquent de kémalisme et d’un brin d’opposition, la lutte des classes n’est pas absente des rives du Bosphore ou de l’Anatolie.
Là bas aussi, les nouvelles modalités d’exploitation se répandent avec le virtuel et l’individualisation du travailleur, devenu “auto-exploité” et concurrentiel.
English : “Uberisation Turkish style : cleaning up on exploitation” Click to read