Remise en lib­erté sous con­trôle judi­ci­aire lors de la pre­mière audi­ence de son procès, le 29 décem­bre 2016, après 136 jours de déten­tion, Aslı Erdoğan se sent tou­jours en prison. Et pour cause. Des mois durant, elle n’avait pas la pos­si­bil­ité de se déplac­er et d’aller recevoir en per­son­ne les prix qui lui étaient décernés à l’é­tranger, étant inter­dite de sor­tie du ter­ri­toire. Cette inter­dic­tion a été lev­ée à la qua­trième audi­ence du procès au long cours auquel elle doit faire face, le 22 juin dernier. Mais quand elle a souhaité récupér­er son passe­port, qui lui avait été con­fisqué en jan­vi­er, on lui a fait savoir que ce passe­port avait été annulé, et qu’il faudrait une déci­sion du tri­bunal pour en récupér­er un autre. D’i­ci fin octo­bre, il lui sera donc tou­jours impos­si­ble de quit­ter la Turquie, pour par­ticiper à des col­lo­ques, des con­férences, des fes­ti­vals, ou encore recevoir des prix. C’est dans ce con­texte qu’elle a appris, tout récem­ment, que la France lui attribuait la légion d’hon­neur. De quoi l’a­gac­er sérieuse­ment. Voire, la scan­dalis­er. Son éditrice française n’est-elle pas dev­enue min­istre de la cul­ture ? Ne peut-elle pas faire davan­tage ? A quoi bon la décor­er de la légion d’honneur ?

Aslı Erdoğan s’est con­fiée à Fatih Polat, rédac­teur en chef d’Evrensel. Ci-dessous les ques­tions-répons­es de cet entre­tien pub­lié sur Evrensel, le 31 août 2017


Fatih Polat : D’au­cuns dis­ent que mal­gré la lev­ée de l’in­ter­dic­tion de quit­ter le ter­ri­toire, tu ne pour­rais pas aller recevoir ton prix. Des rumeurs accom­pa­g­nées de la phrase : “son passe­port est con­fisqué”. Quelle est la sit­u­a­tion exacte ?

Aslı : Les policiers ont con­fisqué mon passe­port le jour où ils ont fait une perqui­si­tion à mon domi­cile. Ensuite j’ai été arrêtée. C’est à dire, il y a env­i­ron un an. Quand ils l’ont con­fisqué, ils ont coupé mon passe­port. Plus tard, ce passe­port a été déposé à la prison en tant que pièce d’i­den­tité [Aslı avait per­du sa carte d’i­den­tité aupar­a­vant, elle n’avait pas d’autre pièce d’i­den­tité], je l’ai récupéré quand j’ai quit­té la prison. Mais la police m’a ensuite appelée, et comme une inter­dic­tion de sor­tie du ter­ri­toire était pronon­cée, on m’a rede­mandé mon passe­port. J’ai dit à la police “ce passe­port est de toutes façons invalidé physique­ment, pourquoi voulez-vous le pren­dre ? Je ne peux pas vous le don­ner, car je dois refaire ma carte d’i­den­tité. Don­nez-moi deux semaines.” Ils m’ont répon­du favor­able­ment. Et je suis allée au com­mis­sari­at deux semaines plus tard pour ren­dre le passe­port. La police m’a don­né un reçu, en me dis­ant “Quand l’in­ter­dic­tion sera lev­ée, tu pour­ras le récupér­er avec ce doc­u­ment au Vatan”. [Vatan : quarti­er où se trou­ve bureau de la sécu­rité nationale qui délivre les passeports]

Ensuite, le 22 juin, mon inter­dic­tion a été lev­ée par déci­sion de jus­tice. Vers la fin juil­let, nous sommes allés au Vatan, et la police nous a dit “Nous devons voir le doc­u­ment de la déci­sion du tri­bunal, don­nez-nous une demi-heure.”. Une demi-heure plus tard, le même polici­er nous dit “Il y a eu une déci­sion pour invalid­er votre passe­port. Et cette déci­sion n’a pas été annulée.” Nous avons alors demandé “Mais qui peut annuler cette déci­sion?”. Ils nous ont répon­du, “Nous ne le pou­vons pas, seul le tri­bunal est habil­ité à le faire”. Et la semaine dernière l’av­o­cat du jour­nal Özgür Gün­dem, Özcan Kılıç, m’a appelée pour m’in­former que ce prob­lème sera vu lors de l’au­di­ence du 30 octobre.

En effet, l’av­o­cat Özcan Kılıç a déposé une requête à la 23e cham­bre du Tri­bunal pénal d’Is­tan­bul, pour la l’an­nu­la­tion de la déci­sion d’in­val­i­da­tion du passe­port. En soulig­nant que l’in­ter­dic­tion de voy­age étant lev­ée, mais l’in­val­i­da­tion du passe­port étant tou­jours en vigueur, sa cliente ne peut pas sor­tir du pays, et que les règle­ments reposant sur le décret n°667, cette pra­tique va claire­ment à l’en­con­tre des règles de Droit fon­da­men­taux, et à la Con­ven­tion Européenne des Droits de l’homme.

Je demande à Aslı Erdoğan, qui ne peut pas aller recevoir son prix, ce qu’elle ressent. Elle répond sur un ton claire­ment fatigué, érein­tée par tout ce qu’elle a enduré :

Il ne s’ag­it pas seule­ment d’un prix. Jusqu’à ce jour, ce sont cinq prix que je n’ai pas pu aller recevoir en per­son­ne. Pour l’un d’en­tre eux, pour le prix Tuchol­sky, qui m’a été décerné par PEN Suède, j’é­tais encore en prison. Ensuite, il y a eu le prix des droits de l’Homme Bruno-Kreisky en Autriche. Puis en Alle­magne, le prix Theodor Heuss…
Le plus impor­tant et le plus blessant fut de ne pas pou­voir recevoir sur place le Prix Princesse Mar­gri­et pour la cul­ture, de la Fon­da­tion européenne de la Cul­ture. Le prix de la Paix Erich Maria Remar­que sera décerné lors d’une céré­monie le 22 sep­tem­bre prochain. Par ailleurs, il y aura aus­si un prix alle­mand pour la lib­erté de la presse, décerné par la Fon­da­tion pour les médias de la Caisse d’é­pargne de Leipzig : le Prix de la presse pour la lib­erté et l’avenir des médias que je partage avec Deniz Yücel
[jour­nal­iste ger­mano-turc actuelle­ment en prison en Turquie]. Il y a encore d’autres prix, mais crois-moi, je ne m’en rap­pelle plus.

Aslı Erdoğan

Pho­tos : Fatih Polat / Evrensel

Aslı Erdoğan rap­pelle qu’elle était égale­ment invitée au Salon du livre de Göte­borg et comme inter­venante prin­ci­pale au Salon du livre de Franc­fort. “Il y a entre 30 et 40 fes­ti­vals où j’é­tais invitée mais où je n’ai pas pu me ren­dre” ajoute-t-elle.

C’est à toi que je l’an­nonce pour la pre­mière fois dans la presse. Je viens de recevoir la Légion d’Hon­neur. C’est à dire que le gou­verne­ment français m’a déclarée “cheva­lier” de la Légion d’hon­neur. Ils m’ont appelée au con­sulat il y a trois semaines, et m’ont infor­mée. Ils m’ont don­né le doc­u­ment. Et je leur ai dit “S’il vous plait, faites une invi­ta­tion offi­cielle du Par­lement. On en est vrai­ment là…”

Je l’in­ter­romps en dis­ant “Actuelle­ment ils n’ar­rivent pas à sor­tir un de leurs jour­nal­istes de la prison où il est incar­céré en Turquie”. Aslı Erdoğan répond “Mais moi, je n’ai pas demandé grand chose. Juste une invi­ta­tion. Si tu ne peux pas te ren­dre là bas, les autorités français­es devraient venir te don­ner la récom­pense ici. Scan­dale sur scandale.”

Je lui demande com­ment elle se sent après tout cela. Elle répond “Je ne me sens pas très bien, à vrai dire. J’ai vécu plusieurs trau­ma­tismes l’un après l’autre. Etre célèbre est aus­si un trau­ma­tisme. Etre jetée devant la presse. Au moment où tu dis, “c’est fini, je suis sor­tie” ils te dis­ent “Non, ce n’est pas fini. Nous pou­vons jouer avec toi chaque fois que nous le voulons comme un chat avec une souris”.
J’ai par­ticipé à la “marche de la Jus­tice”, “Qu’as-tu fait ? Ils vont encore se fâch­er con­tre toi”. Pourquoi je ne par­ticiperais pas ?
Dos­toïevs­ki a écrit une phrase que j’aime beau­coup, et qui est très juste  :“C’est ceux à qui nous avons fait le plus de mal que nous haïs­sons le plus.” C’est une tor­ture psy­chologique. Une tor­ture très lourde. Ne vont-ils pas me laiss­er d’autre choix que la grève de la faim ou le suicide ?”

DOSSIER SPECIAL Aslı Erdoğan

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