Ils se sont rencontrés dans les années 1990, lorsqu’ils étaient lyonnais. Mais depuis, Sylvain Cavaillès a fait son bonhomme de chemin dans l’écriture de pièces de théâtre, dans la mise en scène, puis au tournant des années 2000 dans la fiction. Et voilà maintenant huit ans qu’il partage son temps entre Strasbourg et Istanbul, entre l’écriture, la traduction et un doctorat de lettres.
Jean-Marc Scanreigh, lui, travaille à Nîmes et à Paris, et tient son style du travail de graveur, s’inspirant de photos d’actualité, dont la source est pourtant indétectable. Ensemble, ils avaient accouché d’un beau livre d’artiste tiré à 60 exemplaires numérotés, en 2002 (Emperlée, éditions des Ombres portées). Or treize ans plus tard, les deux amis se sont retrouvés à Nîmes. Et de fil en aiguille, est venue l’idée de réitérer l’expérience, sous la forme d’un dialogue entre l’écriture du premier et les dessins exécutés par le second ces dix dernières années.
L’écriture s’est étalée sur quelques semaines, entre décembre 2015 et février 2016. Avec, en toile de fond, la montée d’une répression de plus en plus violente, particulièrement dans l’est de la Turquie – partie du pays qui fait l’objet de la recherche doctorale de Sylvain, puisqu’il étudie précisément la représentation des Kurdes et des régions kurdes de Turquie dans la littérature turque contemporaine. Et pour écrire ses textes, il puise à la fois dans les actualités du sud-est du pays qui lui parviennent sur le net, et dans les auteurs turcs qu’il traduit – Murathan Mungan, Ayhan Geçgin, Murat Özyaşar, Mehmet Said Aydın… Il y est question, entre autres, de l’inexorable avancée de la Turquie vers la dictature, et comme l’écrit Sylvain en préambule « d’une époque troublée qui n’en finit pas de tanguer sans pour autant tout à fait sombrer ».
« Une frontière postule l’existence de deux territoires et donc potentiellement, elle articule autant qu’elle sépare, poursuit-il. On peut s’amuser à décliner les binômes qui prennent part au dialogue dont ce livre est le lieu : artiste/écrivain, texte/dessin, art/actualité, Nîmes/Istanbul, Orient/Occident ou encore ancien/nouveau…car l’époque que nous vivons semble bien, elle-même, faire frontière entre deux mondes. » Or cette frontière, il va sans dire, l’auteur la trouve bien noire. D’où le titre de ce recueil, paru chez Mémoire active au printemps dernier, et dont je vous livre ici quelques extraits…
7 janvier 2016
Au plus profond du noir de l’homme, au lieu même où il devrait être éclairé, rien ne s’offre plus, sinon la défaite de la raison. Bitlis, dit-il. Cinquante-cinquante, dit-il. Là-bas et ici, dit-il. Ici c’est pas pareil. La démocratie, les droits de l’homme, c’est bon pour l’Occident. Ici, ça ne marche pas. Car ceux-là, ils n’entendent pas, ils n’écoutent que la force, dit-il. Les massacres ? Dis-je. Il n’y a pas d’autre solution, dit-il. Lui qui vient de Bitlis. Lui dont la moitié de la famille est dans la montagne, l’autre dans l’armée. Lui qui dit qu’il est triste, aussi. Mais ce n’est pas pour les mêmes raisons. On lui a dit que c’est comme çà qu’il devait parler. De la même manière il croit savoir qu’une édition hollandaise de Sait Faik en français a de la valeur parce qu’elle a été publiée en 1960. C’est le patron qui l’a dit. Il répète : Là-bas et ici. Je le coupe : Il y a quelque chose qu’on appelle l’universalité.
17 février 2016
Toute ligne est fragile. Tout est question de définition. Toute définition est imparfaite, provisoire et relative. Car il suffit de traverser une frontière pour en perdre le sens. Toute définition ne vaut qu’à l’intérieur des frontières où elle a été posée. Passer une frontière exige que l’on perde toute certitude, que l’on soit prêt à tout redéfinir. Tout en continuant à avancer en direction d’un but inébranlable.
Anne Rochelle