Kedistan vous a laissé un peu de temps pour profiter de la période estivale pour lire les polars que vous aviez mis de côté pour caler la serviette. Passons donc à des choses plus sérieuses. “Têtes de Turques” n’est pas un roman noir.
Et puisqu’on prononce le mot “roman”, il en est un à qui ce livre tord un peu le cou, ou du moins auquel il apporte de sérieuses nuances.
Il se trouvera toujours en Europe, de bonnes féministes laïques et républicaines, pour raconter l’histoire d’un Mustafa Kemal Atatürk amoureux des femmes (il l’était, mais pas comme vous l’imaginez). Amoureux à tel point et tant respectueux qu’il leur “octroya” le droit de vote dans les années 1930.
“Sommée de sortir du harem, les femmes doivent s’engager dans le processus de construction de la nouvelle Nation… porter bien haut l’étendard de la modernité”.
L’auteure y regarde de plus près et énonce la mise en place d’un “féminisme d’Etat”, qui produira des “filles émancipées, mais pas libérées”, avec des différences sociales et géographiques considérables.
“Les violences domestiques, la sortie du système scolaire, les mariages précoces, la soumission à l’autorité masculine subsistent majoritairement”. Le patriarcat résiste, et ce sont les nouvelles classes de la bourgeoisie qui intègrent la “réussite” des femmes, là où elles en ont besoin.
La suite démontrera que ce kémalisme républicain, paraît-il laïque, a accompagné les disparités et les oppressions sociales, économiques et religieuses, tout en n’introduisant pas un réel combat “féministe”, puisqu’il faudra tout autant attendre les années 1980 pour voir apparaître de réelles revendications anti-patriarcales, et ce, pour toutes les couches de la société.
L’analyse de cette période, en début de livre, est essentielle pour la compréhension et pour aller vers le sous titre du livre, plus récente “la condition féminine sous Erdoğan”.
Le sort des 40 millions de femmes en Turquie, jouissant de “droits” en principe constitutionnels n’a donc pas été plus enviable qu’ailleurs, dans la région ou en Europe, et leur combat s’est compliqué avec la dérive du régime.
L’auteure mêle témoignages, parcours personnels de femmes, de milieux sociaux et d’options politiques diverses, parcours de vie et histoire des mouvements de femmes en Turquie. Son analyse rigoureuse permet d’éclairer des décennies de combats et d’oppression, d’avancées et de reculs, quasi toujours liés aux oppositions politiques aux pouvoirs successifs, et de fait fortement contre l’actuel.
Les femmes se sont dressées autant contre la République, dans ses versions pouvoir militaire ou celles plus libérales et porteuses d’inégalités sociales, que contre les formes où le patriarcat prend le prétexte religieux pour se légitimer. Les combats n’ont pas été séparés de ceux d’autres mouvement en Europe, pour beaucoup.
L’égalité réelle, les enjeux autour du corps, la famille, la maternité et la morale d’une part, les violences et l’absence de recours, aux mains du patriarcat dominant, autant de questions essentielles traitées à la fois tour à tour et en miroir dans le livre. Ces thèmes sont généraux à la lutte des femmes partout ailleurs, et le but du livre est d’en débusquer les spécificités en Turquie.
Il n’y a donc aucune leçon ni prisme “orientaliste”, et Laurence Monnot n’est pas de celles-là.
Le troisième tiers du livre parle spécifiquement d’aujourd’hui et le fait en s’appuyant sur les racines d’hier, justement hors du “roman” traditionnel et de la classique opposition en binaire entre Erdoğan et République.
Bien sûr, l’incontournable “question kurde” porteuse d’une contestation radicale du patriarcat, est en partie présente dans ce livre dans un chapitre intitulé “La lutte sur fronts multiples des féministes kurdes”. Mais c’est un livre entier qu’il faudrait aussi y consacrer.
Nous ne pouvons que vous recommander la lecture. Pour certainEs, vous y trouverez peut être des points de désaccords. C’est le but de toute étude d’apporter des questionnements.
Laurence Monnot n’est ni jargonnante ni péremptoire. Lire devient donc se lire et confronter ses visions et ses a‑priori, un exercice salutaire, dès lors où le livre n’est pas “miné”. N’y cherchez pas quand même un “brûlot féministe marxiste révolutionnaire”…
Une excellente façon de finir des vacances, ou de reprendre le rythme, pour celles et ceux qui reviennent au travail.
Les kedi n’en ont pas pris, vous le savez, et pourtant ont pris le temps de lire… Précipitez-vous chez votre libraire préféré ou en ligne pour le commander chez l’éditeur…
Bon, pour celles et ceux qui ne sont encore pas convaincus, reportez vous à quelques articles de presse, qui éclaireront ce livre, et relatent les mobilisations de femmes en Turquie cet été, contre la violence qui leur est faite…
Laurence Monnot, journaliste, spécialiste des relations internationales et de la Turquie, a collaboré au Monde, à La Tribune de Genève et aux Dernières Nouvelles d’Alsace.
Têtes de Turques
La Turquie conservatrice d’Erdogan est-elle en train de mettre à bas le statut des femmes qui était jusqu’alors l’un des plus libéraux de la région ? Cette enquête à la rencontre des femmes turques éclaire sur un enjeu crucial de société.
Les femmes de Turquie ont acquis des droits, accédé à des professions bien avant une partie des Européennes. Qu’a changé pour elles l’avènement du parti islamo-conservateur ? Si le droit turc est parmi les plus libéraux de la région pour les femmes, il est néanmoins ignoré ou bafoué par les autorités et la jurisprudence. À quels problèmes, quels défis sont confrontées les nouvelles générations ?
L’auteure s’est entretenue durant un an avec des dizaines de femmes. Ces rencontres très variées dessinent le tableau pointilliste de la condition féminine sous le règne d’Erdoğan.
Laurence Monnot dépeint surtout des femmes inquiètes face au futur, des femmes en colère, des femmes en résistance. Le corps féminin demeure l’enjeu de toutes les batailles. Parmi les autres défis, la violence, l’inégal accès au marché du travail avec ses plafonds de verre, et le fardeau du foyer. Le facteur patriarcal démultiplie ces handicaps, et le discours actuel semble les légitimer. Ainsi « l’égalité entre les sexes » est remise en cause par la théorie de la « justice entre les sexes ». Les associations féministes peuvent encore se faire entendre, mais un mauvais génie plane sur leurs destinées. À bas bruit mais avec une volonté de moins en moins cachée, le pouvoir Erdoğan fera-t-il des femmes émancipées ses nouvelles têtes de Turques ?