Par delà les petites phrases réécrites lues ici où là, il nous semblait important de publier l’intégrale de ce qu’Ahmet Şık appelle lui même “un acte d’accusation”. La version turque originale fait désormais l’objet d’une censure en Turquie.
En effet, les décisions prises le 28 juillet à l’audience du procès Cumhuriyet, reporté désormais au 11 septembre, si elles ont remis en liberté surveillée Güray Öz, Musa Kart, Bülent Utku, Hakan Kara, Önder Çelik, Mustafa Kemal Güngör et Turhan Günay, ont cependant maintenu en incarcération Murat Sabuncu, Akın Atalay, Kadri Gürsel, Ahmet Kemal Aydoğdu et… Ahmet Şık, qui fait, qui plus est, maintenant l’objet d’une nouvelle plainte à la suite de sa “défense”.
Une menace à l’encontre des médias turcs publiant la plaidoirie d’Ahmet Şık a été clairement proférée, avec le terme “d’interdiction”. Mettons la donc de côté…
Voici juste un extrait de la conclusion qui vous incitera nous l’espérons, à aller jusqu’au bout de la lecture de ce texte d’un journaliste qui fait son travail du fond de sa prison, et éclaire plus sur la Turquie en quelques lignes qu’une marche en centaines de kilomètres, même si les deux ne s’opposent pas, au contraire…
Voilà tout ce que je veux répondre à une opération qui vise à criminaliser mes activités de journaliste. Il ne s’agit pas d’une déclaration pour ma défense parce que je considérerais cela comme une insulte au journalisme et aux valeurs morales de ma profession.
Parce que le journalisme n’est pas un crime.La criminalisation des activités journalistiques est un trait commun aux régimes totalitaires. Mon expérience me démontre qu’en raison de mes activités journalistiques j’ai réussi à offenser le système judiciaire de chaque gouvernement et de chaque époque. Je suis fier de cet héritage que je lèguerai à ma fille. Je sais que le gouvernement et son système judiciaire ont des comptes à régler avec moi. Mais je tente de pratiquer le journalisme. Aujourd’hui, je pratique le journalisme en fonction du pouvoir de la vérité et non pas en fonction du pouvoir du gouvernement ou de toute autre centre de pouvoir, comme c’est couramment la pratique en Turquie. Parce qu’exercer le métier de journaliste sous des régimes qui n’ont pas grand chose à voir avec la démocratie et deviennent graduellement de plus en plus totalitaires, implique de franchir la ligne rouge. Et le journalisme ne peut pas s’exercer en respectant les lignes et si on le fait, on ne peut pas appeler cela du journalisme.
Un grand merci à notre traductrice préférée qui prit en urgence le temps de traduire vers le français une version anglaise déjà traduite du turc par “The Solidarity Group for the Freedom of Ahmet Şık”, une première traduction à chaud, qui pourra toujours être confrontée avec la version originale turque que nous joignons en format pdf, ICI.
Il importait qu’un tel document, qui fait force d’archive pour qui veut comprendre et parler de la Turquie, soit au plus près des propos d’Ahmet Şık.
Pour lire en complément les autres articles concernant Ahmet Şık sur Kedistan, c’est par ICI.
Procès Cumhuriyet — la plaidoirie d’Ahmet Şık — Jeudi 27 Juillet 2017
24 juillet 2017
Je débuterai par une citation tirée du prologue de mon livre “Nous avons marché en parallèle sur ces routes »publié en 2014, soit il y a trois ans.
Le préambule à cette enquête expliquant comment s’est rompue la coalition mafieuse de l’AKP et de la communauté Gülen débute ainsi : “L’égout a explosé. La supposée puissance combinée de l’AKP et de la congrégation Gülen, les deux forces qui ont transformé la co-existence entre la politique et la société et se sont maintenues grâce au soutien de leurs partisans n’est plus. L’AKP et la congrégation Gülen, les deux forces qui ont construit la soi-disant ‘nouvelle Turquie’, un concept machiavélique qu’elles s’empressaient d’appliquer, se sont séparées”.
Ni l’une ni l’autre ne souhaitait la démocratisation du système et de la société, elles n’étaient que des instances du pouvoir tentant de conquérir l’Etat, cherchant à l’organiser au profit de la prédominance de leur autorité.
Tout en combattant des ennemis communs sur la base d’une entente en vue d’être les seules à parler au nom de l’Etat, ces deux instances ont accumulé les munitions pour leur destruction mutuelle.
L’imminence du jour où ces munitions seraient utilisées était évidente car la puanteur du système se répandait depuis un bon moment déjà. Les menaces dans les chroniques des journaux, les fuites téléphoniques, les manœuvres policières et juridiques illégales montraient qu’ils se prendraient mutuellement pour cible, une fois éliminés leurs ennemis communs.
Lorsqu’ils furent convaincus qu’il n’y avait plus d’ennemis à détruire, ils se firent la lutte pour savoir qui posséderait l’Etat. Oui, ce fut un fouillis terrible, et ça l’est encore. Dans cette lutte utilisant la morale et la religion, les mensonges servant les intérêts de partis l’emportent sur les vérités. Alors, ne soyez pas bernés par les défenses qu’ils soumettent. Il ne s’agit pas d’une guerre pour la démocratie et une société propre, ni pour la paix ou la civilisation, comme d’aucuns l’affirment. Ils se battent simplement pour savoir qui sera le propriétaire de l’Etat.
Après la publication de ces propos, la guerre entre l’AKP et la congrégation Gülen a empiré. La période de ré-écriture mensongère de l’histoire, qui débuta avec les enquêtes sur Ergenekon en 2007, et l’accroissement dans le pillage de l’Etat et du pays par la classe dirigeante et ses partenaires s’étendirent jusqu’à la tentative de coup d’état. Le 15 juillet 2016, 250 personnes furent tuées dans un soulèvement sanglant.
Il existe des motifs sérieux pour supposer que cet attentat, dont on voudrait nous faire croire qu’il fut de la seule responsabilité de la communauté Gülen, était déjà connu du gouvernement. Bien que plus d’une année se soit écoulée et qu’on ait entamé nombre d’enquêtes, les soupçons n’ont fait qu’augmenter plutôt que de décroître. Les nombreuses zones d’ombre maintenues autour du coup d’état du 15 juillet nous mènent à croire qu’on y a exercé un “chaos contrôlé” et qu’il s’agit de l’événement marquant le plus important dans l’histoire truquée des dix dernières années.
La seule vérité dans tous ces truquages construits autour des mots ‘démocratisation-civilisation’ et les mensonges en découlant, c’est que des gens furent massacrés par les complotistes.
Il est légitime de se demander ce qu’on a voulu obscurcir et ce que signifie « chaos contrôlé » dans ce contexte. Recep Tayyip Erdogan, la cible de cette tentative de putsch, a laissé sortir le chat du sac. Pendant que le pays était en pleine tuerie, il a exprimé le fond de sa pensée en disant “ce coup d’état est une bénédiction divine pour nous.” Nous avons vu ce que signifie cette « bénédiction » et nous en sommes encore témoins. Nous traversons des jours de plus en plus sombres, où ceux qui ont dit la vérité, ceux qui se sont opposés à un régime criminel, ceux qui ont réclamé le retour de leurs droits usurpés, sont ceux-là même dont les voix sont baillonnées et étranglés.
Le putsch a été arrêté mais toutes les libertés et les droits fondamentaux ont été suspendus avec la promulgation de l’état d’urgence (OHAL).
Des dizaines de milliers de personnes ont été détenues, accusées de “soutien au putsch-FETÖ” , plus de 50 000 ont été arrêtées. Certains ont été torturés. Par décrets de l’exécutif, la transformation de la société sur un modèle islamiste-turc a été accélérée. Appliquant le principe du “qui est pour nous ?” » et du “qui est contre nous ?” justifiant tous les soupçons, plus de 110 000 employés du secteur public ont subi une purge. Les vides ainsi créés, tout particulièrement dans les fonctions de base de l’Etat, telles la sécurité, le système juridique et l’éducation, ont été comblés par des membres de l’AKP en fonction de leur allégeance et non pas de leur compétence. Les scientifiques et les professeurs qui enseignaient aux élèves depuis des années ont été privés de leur travail et déclarés “terroristes”.
Même la réponse à la grève de la faim réclamant la ré-instauration dans leurs droits fut la prison.
Sans la moindre assurance, quant à la sécurité des urnes, les règles régissant la séparation des pouvoirs – déjà disparues dans les faits – furent re-dessinées dans un référendum controversé sous le règne de l’état d’urgence. L’indépendance et la neutralité judiciaire qui ont toujours été des sujets contentieux en Turquie, furent complètement occultées par des juges et des procureurs auto-proclamés et inféodés au gouvernement. Les protestations contre les violations des libertés donnèrent lieu à la terreur des arrestations, étendue jusqu’au troisième plus important parti politique du parlement, un parti représentant les volontés de 6 millions d’électeurs. Les co-dirigeants du HDP, des députés et plusieurs maires élus au suffrage universel furent emprisonnés.
Même le CHP, le principal parti d’opposition, intimidé par la propagande selon laquelle il “protégeait les terroristes”, approuva ces nouvelles mesures donnant lieu aux arrestations. Résultat : les arrestations s’étendirent jusqu’à un député du CHP.
Plusieurs organisations non-gouvernementales ont été interdites. Ceux qui défendaient les droits ont été arrêtés. Plusieurs entreprises furent saisies.
Plusieurs médias y compris la presse et les entreprises radiophoniques et télévisuelles ont été fermées à travers un pays qui se targue d’avoir atteint un haut niveau de démocratie après le coup d’état raté. Il n’en reste plus beaucoup qui cherchent à dévoiler la vérité, mis à part les quelques médias et les quelques journalistes qui tentent encore de résister aux menaces, aux enquêtes, aux arrestations, ainsi qu’aux pressions financières. Après avoir emprisonné 150 journalistes, la Turquie détient le titre de “plus grande prison de journalistes au monde”.
A tel point qu’à elle seule, la Turquie a plus de journalistes en détention que le nombre total de journalistes emprisonnés ailleurs à travers le monde.
Si on rajoute à la liste les journalistes qui ne sont pas en prison mais tout de même “sous arrêt” par le biais de la censure ou de l’auto-censure, le portrait est encore plus noir. À cause de l’ombre menaçante de la censure, même s’il existe encore plusieurs médias sous propriété privée, on n’entend plus qu’une seule voix à travers le pays.
Dans les stations de télévision qui diffusent en direct, même si le Président Erdogan parle dans son sommeil, ils ne peuvent pas diffuser de programmation politique sans la permission des commissaires gouvernementaux.
Quand les médias se retrouvent dans cet état, il ne reste plus que les médias sociaux où exprimer une critique à caractère politique. Aussi longtemps que l’accès n’en est pas bloqué, aussi longtemps qu’internet n’est pas coupé par la censure gouvernementale, et aussi longtemps que vous n’avez rien écrit qui offusque les “trolls” internet de l’AKP, les citoyens informateurs et les procureurs, il n’y aura aucune barrière à votre droit de critiquer. Cela dit, il n’est pas garanti que vous ne serez pas arrêté pour avoir exercé ce droit.
Voici le résumé de l’état déprimant dans lequel se trouve le pays suite au coup d’état raté. En fait, on peut aisément résumer le tout en une seule phrase : Le 15 juillet, un coup d’état fut détourné mais la junte vint au pouvoir.
L’acte d’accusation dressé après la tentative de coup d’état décrit les buts de la congrégation Gülen (Cemaat) en ces termes :
“Prendre le contrôle des branches exécutives, législatives et judiciaires des organisations constitutionnelles de la République de la Turquie et, une fois ce but atteint, de redessiner le gouvernement, le public et les individus selon l’idéologie de FETO ; contrôler le pouvoir économique, social et politique grâce à une coterie à caractère oligarchique”.
Lorsque nous examinons la période depuis la tentative sanglante de coup d’état et le portrait que nous en avons dressé, ne peut-on pas dire que ces buts ont été atteints ?
N’y a‑t-il pas eu une prise de contrôle des branches exécutives, législatives et juridiques du gouvernement de la République de Turquie ?
Utilisant l’état d’urgence (OHAL) et les ordonnances d’amendements législatifs (KHK), ne tentent-ils pas de redessiner le gouvernement et la société en accord avec leurs propre idéologie et leurs propres intérêts ?
N’utilisent-ils pas une coterie à caractère oligarchique pour contrôler le pouvoir économique, social et politique dans leur détermination à piller les ressources du gouvernement et du pays ?
Voilà pourquoi la plus grande défaite de la congrégation Gülen (Cemaat), soit la tentative de coup d’état du 15 juillet, est aussi sa plus grande victoire. Parce que le modèle idéal de gouvernement, de société et d’individus conçu par Fetullah Gülen a été mis en application suite à la tentative de coup d’état du 15 juillet.
La marque de commerce de ce système, système que doivent rejeter tous ceux qui optent pour la démocratie et dont la construction progresse à grand pas, appartient à Fethullah Gülen, même si le système est entre les mains de quelqu’un d’autre. C’est justement pour cette raison que Recep Tayyip Erdoğan et le gouvernement AKP donnèrent tout ce qu’il voulait à Fethullah Gulen et à sa congrégation. Maintenant, ils agissent comme s’ ils n’avaient rien à voir avec la transformation de la congrégation Gülen, qui était indéniablement l’une des parties impliquées dans la tentative de coup d’état, en ce monstre qu’on désigne sous le nom de FETÖ. Ils veulent que nous nous taisions concernant leur culpabilité, et que nous ne disions pas la vérité. Ils utilisent le sang des victimes abattues par les putschistes comme paravent démagogique pour leur stratégie politique minable et superficielle. Parce que ceux qui détiennent le pouvoir n’ont qu’un seul but en tête : poursuivre leur règne totalitaire coûte que coûte.
Pour ce faire, ils feront bien des choses répréhensibles et ils auront pour attitude que nul n’est indispensable. Les chroniques de longs règnes nous donnent bien des exemples historiques de relations rompues avec les premiers compagnons de route. Ils abandonnent ceux qui ne leur sont plus utiles. Ils éliminent leurs sympathisants, leurs complices, leurs co-conspirateurs, et même leurs camarades.
Ceux qui restent et les nouveaux qui se joindront à eux connaitront sans doute le même sort. Ceux qui ont transformé les médias en sycophantes cherchent à faire taire ceux qui exposent leurs culpabilités et leurs intentions mauvaises en les emprisonnant. Ils croient les effrayer et les faire taire. Poursuivons le récit, pour bien leur montrer à quel point ils se trompent…
Au cours des 45 années de son histoire, la congrégation Gülen a réalisé son implantation horizontale dans l’État durant les premiers 30 ans de son existence pour ensuite finaliser sa croissance verticale dans les 15 dernière années. Elle ne rencontrait plus d’obstacles pour construire un état parallèle grâce aux opportunités que lui offrait le gouvernement AKP dont elle devint le partenaire non déclaré. La congrégation accumula un pouvoir énorme dans les organes policiers et judiciaires ainsi que dans les unités opérationnelles de l’armée. Il ne lui était pas difficile de s’incruster dans des positions stratégiques en utilisant le gouvernement AKP.
Puis, ayant établi ses domaines d’influence, elle réussit à imposer ses priorités en éliminant les personnes ou les institutions dans le secteur gouvernemental ou dans la société civile qui auraient pu proposer une alternative ou se poser en rival.
A dire vrai, Recep Tayyip Erdogan, qui a reconnu son crime en disant “qu’est-ce que nous ne leur avons pas donné qu’ils nous ont demandé” et s’excusant “pour l’aide qu’il leur avait apporté”, est avec l’AKP, au pouvoir depuis 15 ans, le plus responsable de tous pour le pouvoir obtenu par la congrégation Gülen et sa dangerosité au sein du gouvernement et dans la société.
Je vais expliquer avec quelques exemples.
Toutefois il est utile d’attirer d’abord votre attention sur un point. Un nombre important d’officiers ont été purgés de l’armée qui n’étaient pas membres de la congrégation Gülen. Ces purges se firent par le biais de plusieurs procès tel qu’ Ergenekon, Balyoz, le procès de l’espionnage militaire et plusieurs autres enquêtes.
Ceux qui ne furent pas emprisonnés se virent refuser des promotions et furent soumis à de cruelles diffamations. Erdogan, qui était premier ministre à l’époque, se déclara le procureur de ces procès. En tant qu’autorité politique, le gouvernement AKP protégea les comploteurs contre les critiques et les accusations les visant, agissant du même coup en complice, puisqu’il détenait l’autorité politique.
Maintenant toutefois, ils tentent de faire porter le poids de tous ses crimes et péchés sur la congrégation Gülen et de masquer leurs propres crimes et leur propre rôle dans ces événements. À l’époque, plusieurs personnes furent aussi emprisonnées en raison de complots et d’intrigues de la congrégation, ou encore, subirent la diffamation publique des hommes de main du partenariat AKP-Congrégation dans les médias.
Nous ne devons pas omettre de mentionner que certaines de ces personnes, parmi lesquelles des journalistes, agirent à titre de facilitateurs/partenaires dans la dissimulation des crimes de l’AKP et furent même en première ligne en tant qu’exécuteurs des tactiques de diffamation utilisées pendant cette période. Pour en revenir à notre sujet, la congrégation Gülen a ouvert la voie pour ses membres dans l’armée turque en façonnant les listes de promotion en fonction de ses intérêts et de ses objectifs, en exploitant les procès conspirationnistes mentionnés ci-haut. Les officiers dans l’armée turque qui n’étaient pas membres de la congrégation ne se limitaient pas à ceux mis en accusation dans ces procès. Le gouvernement AKP se précipita à l’aide de la congrégation pour éliminer ceux qui restaient.
Voyons ce qui s’est passé…
La période de service militaire obligatoire fut réduite de 15 à 10 ans par une modification dans les lois effectuée en mai 2012. La congrégation faisait le calcul que certains des officiers qui ne l’appuyaient pas prendraient leur retraite. La congrégation avait raison. Plusieurs militaires prirent leur retraite à cause du climat d’appréhension instauré par les procès et par la perte de dignité infligée à l’armée turque. Il est intéressant de noter que certaines modifications réglementaires importantes furent réalisées après cette première modification juridique, alors même que la bataille s’était engagée entre l’AKP et la congrégation.
Les enquêtes sur les accusations de corruption du 17 au 25 décembre 2013 transformèrent la bataille entre l’AKP et la congrégation en guerre ouverte, rompant leurs relations de façon irréconciliable. Avec l’opération des camions du MİT, par laquelle des armes et des munitions furent fournis à des groupes salafistes jihadistes combattant contre le régime durant la guerre civile en Syrie. Pendant cette période de rupture des relations, des modifications aux règlements de l’armée furent réalisées par le parlement, sur la base de changements législatifs demandés, proposés et votés par des membres parlementaires de l’AKP.
D’abord, le 11 février 2014, l’AKP avec sa majorité parlementaire adopta un règlement devançant les promotions militaires d’un an. Ainsi, des colonels ayant quatre années de service et des généraux ayant trois années de service et qui étaient membres de la congrégation furent inclus dans le Conseil militaire suprême (YAS). De cette façon, les officiers qui n’étaient pas membres de la congrégation et qui n’avaient pas été promus sur les bases d’une décision prise par le Conseil étaient mis à la retraite et purgés de l’armée turque.
Le deuxième changement intervint deux mois plus tard. Selon les règlements du conseil disciplinaire suprême de l’armée turque, qui prirent effet le 12 avril 2014, de nouveaux conseils disciplinaires suprêmes furent établis dans le but d’enquêter sur les purges dans les rangs de l’armée.
L’amendement au code de conduite des officiers, code qui détaille les lignes directrices de ces conseils, élimina la notion d’activités religieuses réactionnaires comme motif de renvoi. Un autre amendement fut proposé au bureau du porte-parole parlementaire le 30 décembre 2015 par 37 membres parlementaires AKP. Cet amendement réduisait à quatre ans la période d’attente pour une promotion de colonel à général. Ainsi, les colonels qui n’auraient pu se qualifier à une promotion, mais qui étaient membres de la congrégation, purent accéder au rang de général. La dernière modification portait sur le code permettant des amendements à l’article 6722 du code du personnel militaire de l’armée turque, ainsi qu’à d’autres codes. En 1988 et dans les années précédentes, les officiers gradués de l’académie militaire formaient le groupe dans lequel l’influence de la congrégation Gülen était la plus faible.
L’amendement mentionné ci-haut prévoyait des arrangements réduisant le service dans l’armée à 28 ans. Ainsi, la congrégation aurait le pouvoir de purger l’armée turque en masse des officiers n’ayant pas de liens avec elle. Cet amendement fut préparé par les généraux Mehmet Disli et Mehmet Partigoc dont les noms ont été cités comme étant les acteurs les plus importants dans la tentative de coup d’état du 15 juillet ; sauf pour un article, l’amendement pris effet dès son adoption.
L’article qui devait prendre effet suite à la réunion du conseil en août 2016 était celui portant sur la purge massive du groupe des officiers gradés en 1988 parmi lesquels la congrégation était la moins bien implantée. La résolution déposée par le groupe AKP le 23 juin 2016, durant la discussion en comité parlementaire, garantissait l’application de cet amendement dès son adoption. Les purges dans les rangs de l’armée turque, ciblées par la congrégation Gülen, furent appliquées de façon concertée grâce au soutien du gouvernement AKP et des amendements à plusieurs codes votés par ce gouvernement. Le portrait qui émerge après le 15 juillet établit la pleine signification de ces événements.
Pour faciliter la compréhension de mon propos, je vais citer un commentaire de l’opposition dans le rapport de la commission de recherche TBMM portant sur le coup d’état du 15 juillet, rapport préparé par le CHP : “Le coup d’Etat contrôlé, prédit et pourtant non évité”.
Selon le rapport, presque tous les généraux promus après les décision YAS de 2011, 2012, et 2013 sont désormais accusés d’être membres de FETÖ. Les mêmes accusations ont été portées contre 80 pour cent des soldats promus de colonel à général grâce aux décisions YAS de 2014 et 2015, suite aux amendements législatifs effectués par le gouvernement AKP mentionnés plus tôt.
Soit dit en passant, il faut insister sur le fait que 400 militaires furent purgés des forces armées turques (TAF) entre 1985 et 2003, l’époque où l’AKP prit le pouvoir, sur la base de la reconnaissance de leur appartenance au mouvement Gülen ; mais il n’y eut pas d’autres purges à partir de 2003 jusqu’à la tentative de coup d’état.
Je vais clore cette section dans laquelle j’ai tenté d’expliquer les contributions indéniables du gouvernement AKP au renforcement du mouvement Gülen au sein des forces armées turques, renforcement qui se fit au point de conduire à une tentative de coup d’Etat. Mais d’abord, permettez-moi de parler aussi des décisions du Conseil national de sécurité (NSC), décisions prises en 2004 mais qui ne furent pas mises en œuvre. Lors de la réunion du MGK le 25 août 2004, l’AKP s’apprêtait à entamer sa deuxième année au pouvoir. Comme vous le savez, le NSC est l’endroit où se réunissent les officiers et les civils les plus haut gradés, afin de discuter des sujets touchant à la sécurité nationale et de faire des recommandations à ce sujet. Ses décisions sont strictement confidentielles. Malgré cela, les décisions prises en 2004 sont connues depuis des années. Le 28 novembre 2013, elles firent l’objet des manchettes du journal Taraf, journal bien connu pour ses contributions à la construction de la Turquie contemporaine. Nous apprîmes les décisions prises à la réunion du NSC par le biais de ces manchettes, signe que les conflits entre l’AKP et le mouvement Gülen s’intensifiaient.
À cette réunion du NSC, tenue 12 ans avant la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, il fut fait mention du danger que pourrait représenter le mouvement Gülen à l’avenir. Pour cette raison, une recommandation fut formulée et rapportée à l’AKP, suggérant un plan d’action contre le mouvement intitulé “Mesures à prendre contre les activités du groupe Fethullah Gülen”.
Les signataires en étaient le président de l’époque, Ahmet Necdet Sezer, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, le ministre des affaires extérieures Abdullah Gul et cinq autres ministres, ainsi que le commandant des forces armées turques Hilmi Özkök et d’autres membres militaires du NSC: Aytac Yalman, Özden Örnek, Ibrahim Fırtına et Şener Eruygur. Les forces armées turques (TAF) qui était dépositaires de ces recommandations, proposaient des mesures radicales à prendre contre les menaces que pourrait poser le mouvement Gülen à l’avenir, en instaurant une surveillance intense de ses activités, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Poursuivons en rappelant que trois des commandants signataires de cette décision furent arrêtés dans les procès scandaleux. Rappelons aussi ce que fit le gouvernement à cette époque. Après la publication de la décision dans le journal Taraf, le gouvernement fournit une série d’explications en réponse aux réactions des groupes conservateurs qui forment la base électorale de l’AKP. Le fil conducteur de ces explications était qu’il s’agissait d’une recommandation qui n’avait pas été appliquée par le gouvernement. Yalçın Akdoğan, conseiller principal du premier ministre à l’époque, écrivit sur son compte Twitter que “la décision de 2004 du NSC était nulle et non avenue, elle n’avait pas été retenue par le conseil des ministres et qu’aucune action ne s’en était suivie”.
Le vice premier ministre Bulent Arinc déclara aussi : “Aucune des décisions prises au NSC n’ont pris effet depuis 10 ans, et nous n’avons jamais approuvé la moindre décision qui aurait pu brimer un groupe ou un individu religieux. (Au contraire). Nous avons bloqué l’application du document sur les politiques du Conseil national de sécurité”. Il est aussi important de noter qu’Arinc met l’accent sur les documents portant sur les politiques du conseil national de sécurité. Cette désignation cible les groupes que le gouvernement considère comme des menaces internes ou externes.
Jusqu’en 2010 le mouvement Gülen aussi était considéré comme une menace interne. Cependant, comme Arinc le dit avec insistance, le mouvement Gülen fut retiré de la liste des groupes menaçants par le gouvernement AKP lui-même. Examinons comment la décision de bloquer les recommandations de 2004 du NSC fut interprétée par l’ex-sous secrétaire adjoint du MIT (Agence nationale de renseignement- NIA), Cevat Ones : “Malgré les diverses inquiétudes exprimées, le fait que la décision de 2004 du NSC ne fut pas évaluée à temps en ce qui a trait aux mesures politiques et juridiques à prendre, a accéléré non seulement l’infiltration du mouvement Gülen dans les forces armées, mais aussi dans la république de Turquie et ses institutions”. Ce sont les termes par lesquels Mr. Öneş, qui était l’un des directeurs du NIA, pointait du doigt le gouvernement AKP comme l’un des principaux acteurs responsables de l’occupation de l’Etat par une organisation religieuse.
Il existe aussi des déclarations faites par le gouvernement AKP à ce sujet qui sont autant de confessions criminelles. Ceux qui n’ont pas voulu entendre les critiques et les avertissements jusqu’à ce que le mouvement les cible, ceux qui ont remis l’Etat et toutes ses institutions à un gang et se sont fait leurs partenaires de crimes, voudraient maintenant nous faire croire qu’ils ont été “dupés”. Non, vous n’avez pas été dupés. C’est nous que vous avez tenté de tromper.
J’aimerais aussi mentionner que, bien que nous répétions tout ceci depuis des années, le système judiciaire en Turquie déploie des efforts futiles pour présenter le journal Cumhuriyet comme une organisation (terroriste) et nous comme des FETÖ-istes, alors qu’il n’a ouvert aucune enquête au sujet de ces suspects et s’est contenté de leur explication “on nous a dupés”.
Examinons comment l’AKP a traité le système judiciaire au sujet de la congrégation Gülen.
Je vais citer à nouveau le rapport préparé par le CHP concernant la tentative de coup d’état du 15 juillet.
Après cette tentative, plusieurs milliers de juges/procureurs furent expulsés du corps judiciaire, où la congrégation Gülen occupait une place importante. Certains d’entre eux furent arrêtés.
Le rapport du CHP inclut des constatations frappantes concernant les effectifs des juristes soumis aux purges. Le rapport déclare que, parmi les membres du corps judiciaire purgé par ordre exécutif après le putsch, le plus ancien était dans la profession depuis 1980. Entre 1980 et 2002, l’année où l’AKP prit le pouvoir, il y eut un total de 7 672 nominations de juges et de procureurs par divers gouvernements. De ceux-ci, 1 210 furent purgés après la tentative de coup d’État. Proportionnellement parlant, parmi les juristes entrés dans la profession au cours des 23 dernières années, environ 16 pour cent furent renvoyés au prétexte de leurs connections avec FETÖ.
Examinons maintenant la période suite à la prise du pouvoir par l’AKP.
Le rapport définit les années entre 2003 et 2010 comme représentant la première période AKP. Durant cette période, 3 637 juges-procureurs furent nommés, et de ce nombre, 1 255 furent renvoyés. Cela représente environ 35 pour cent du total. Les ministres de la justice de l’époque furent Cemil Cicek, Mehmet Ali Sahin et Sadullah Ergin. Le rapport examine ensuite la seconde période, entre le référendum constitutionnel de 2010 avec sa tentative démagogique de mettre un terme à la tutelle juridique et les 17/25 décembre 2013, dates des enquêtes sur les corruptions à l’ AKP. Les ministres de la justice à cette époque furent Sadullah Ergin et Bekir Bozdag. Entre eux deux, 876 juges/procureurs furent nommés et 1 192 furent rayés des listes. Le pourcentage des expulsions est de 42 pour cent.
Le rapport se penche ensuite sur la troisième période AKP, suivant la rupture du partenariat entre l’AKP et la congrégation, c’est-à-dire de 2014 jusqu’à la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016. Bekir Bozdag était alors le ministre de la justice. Durant cette période, en raison de l’intensification de la guerre entre l’AKP et la congrégation, il y eut une certaine baisse dans le nombre de nominations de juristes liés à la congrégation. Parmi les 2 281 juges/procureurs nommés, 582 furent expulsés, ce qui représente environ 26 pour cent du total. A titre de de comparaison, pendant les 23 années écoulées entre 1980 et 2002, les effectifs de la congrégation dans le secteur juridique représentaient environ 16 pour cent du total, alors que pendant les 14 années où l’AKP a occupé le pouvoir sans interruption de 2003 à 2016, ils représentaient 35 pour cent du total. Durant ces 14 années, 3 029 des 8 794 juges/procureurs nommés par l’AKP ont été limogés. En termes de proportions, les juristes qui furent limogés en raison de leurs liens avec le FETÖ représentent 35 pour cent du total. Même les proportions pour la période après le 17/25 décembre 2013, que le gouvernement AKP utilise comme borne dans les enquêtes contre le FETÖ, simplement pour s’exempter lui-même du crime par une ruse superficielle, sont au-dessus des moyennes de la période de 1980 à 2002.
Pour clore ce sujet j’ouvre une parenthèse concernant Bekir Bozdağ, qui fut ministre de la justice jusqu’à la semaine dernière.
Bekir Bozdag est l’une des quatre personnes à avoir occupé le poste de ministre de la justice durant le règne de 14 ans de l’AKP. Dans son discours au parlement le 24 mars 2011, Bozdag loua Fethullah Gülen en le décrivant comme « un précieux atout produit par ce pays ; une personne sage ; tout en lui est limpide”. Le 9 juin 2012, Bozdag partageait le message suivant sur son compte twitter personnel : “Depuis Antalya, je transmets mes salutations au vénérable Hodja Effendi.” Le 15 février 2012, dans une émission télévisée sur le canal CNN TURK, c’est Bekir Bozdag qui répondit à la question “existe-t-il une organisation de la congrégation dans le système judiciaire » avec les mots “cela n’est pas possible”. Le 15 août 2013, au début de la guerre entre la congrégation et l’AKP, c’est Bekir Bozdag qui publia le message suivant sur twitter “ils ne pourront pas allumer le feu d’une enquête entre la congrégation et l’AKP.” L’aventure en tant que ministre de la justice de Bekir Bozdag, celui qui répondait que la présence de la congrégation dans le système judiciaire “n’était pas possible”, aura duré de 2013 jusqu’à aujourd’hui.
Durant ces 4 années, jusqu’à la tentative de coup d’état du 15 juillet, Bozdag a nommé 3 614 juges/procureurs. En d’autres termes, 41 pour cent du total de 8 794 nominations durant les 14 années du règne du gouvernement AKP, furent faites par le ministre Bozdag en 4 ans. 1 228 juges/procureurs, nommés par Bozdağ, qui ne considéraient pas possible que la congrégation ait infiltré le système judiciaire, furent limogés au prétexte qu’ils étaient membres de FETÖ.
Ce que nous disent ces chiffres et ces proportions : Bekir Bozdag est l’un des principaux responsables de la mainmise de la congrégation sur le système judiciaire. Cependant, pendant que nous étions emprisonnés sous l’accusation d’être en lien avec le FETÖ, Bekir Bozdag, au titre de chef du Conseil des juges et des procureurs, et en sa capacité de ministre de la justice, ordonna la purge des membres du corps judiciaire nommés par lui, et ce jusqu’à la semaine dernière où l’on décida de lui attribuer d’autres fonctions.
Examinons aussi la situation au sein de l’organisation nationale des renseignements (MIT) où Hakan Fidan est le sous-secrétaire qui reçut l’information concernant la tentative de coup d’état du 15 juillet, quelques heures avant qu’il n’ait lieu, mais n’a pas pu/n’a pas su empêcher la tentative sanglante.
Eric Tanner, ex-sous-secrétaire de MIT fut l’un de ceux qui témoigna devant la commission d’enquête parlementaire sur la tentative de coup d’état du 15 juillet. Dans son témoignage, le sous-secrétaire à la retraite Taner, faisant référence à la période entre 2005 et 2010 lorsqu’il était en fonction, et dit :
Pendant la période où j’y travaillais, l’infiltration de FETÖ au MIT était quasiment nulle. On ne peut pas les embaucher à moins de le vouloir. Si vous procédez à une enquête sérieuse, vous ne les embaucherez pas. Je ne peux rien dire sur ce qui s’est produit après. Ce sera à l’autre administration de répondre. Maintenant lorsqu’on dit que “70–80 personnes influentes ont été limogées du MIT en raison de leurs liens avec FETÖ,” il n’est pas possible de ne pas trouver ça étrange. Ça n’était pas le cas avant. 2,3,5 personnes, peut-être. Nous n’avons pas d’objections à ce niveau. Mais dans la période récente, j’ai l’impression que ces embauches ont été plus faciles et plus transparentes. Je suis à l’aise pour le dire. “Le MIT est l’organisation la plus propre dans toutes les institutions de l’Etat en ce qui a trait à FETÖ et à d’autres organisations destructrices.
L’ex sous-secrétaire Taner, qui accuse clairement Hakan Fidan d’avoir permis l’infiltration du MIT par la congrégation, pense que le MIT est ” l’organisation la plus propre ” en ce qui a trait au FETÖ. Le sous-secrétaire Hakan Fidan du MIT, qui ne s’est même pas présenté devant la commission d’enquête parlementaire, ou qui fut empêché d’y présenter son témoignage, envoya son rapport à la commission concernant les effectifs du MIT en lien avec FETÖ. Le journaliste Müyesser Yildiz, mon “vieil ami organisationnel » avec qui je fus arrêté et emprisonné sur la base des mensonges de la congrégation, selon lesquels nous étions membres d’Ergenekon, a expliqué le contenu de ce rapport sur Oda TV. Selon le rapport du MIT, en l’espace de 2 ans et demi, du 17 décembre 2013 au 15 juillet 2016, des actions furent prises à l’encontre de 181 membres du MIT et, après le coup, contre 377 autres. En d’autres mots, 558 personnes au total, en lien avec FETÖ, ont été identifiées dans une institution qu’on décrit comme “propre”. 167 d’entre elles ont été limogées du service public.
Suite à des ruptures de contrat ou des démissions, 70 ont eu leurs liens coupés avec l’institution. On a aussi mis fin aux assignations temporaires de 272 membres des forces armées turques/personnel policier. Au total, 509 membres des effectifs du MIT ont été retirés de l’organisation, pendant que les 49 autres subissaient diverses actions, et que 5 d’autres eux retrouvaient leurs postes. Il n’y a aucune information sur le nombre des 558 qui furent nommés au MIT par le sous-secrétaire Hakan Fidan depuis 2010. Cependant, je vous rappelle à nouveau que l’ex sous-secrétaire, Emre Taner, a accusé son successeur le sous-secrétaire Hakan Fidan concernant l’infiltration du MIT par la congrégation. L’ancien sous-secrétaire n’est pas le seul à avoir exprimé ces accusations ou ces doutes au sujet de Hakan Fidan. Le premier ministre Binali Yıldırım est l’un de ceux qui a exprimé ces soupçons.
Tentons une explication…
Aujourd’hui, nous savons tous en raison du témoignage de l’informateur, le major O.K., dans le cadre de l’enquête menée par le procureur en chef d’Ankara, que le 15 juillet 2016 à 14:00 il s’est rendu au MIT pour les aviser de l’imminence d’un coup d’état. Cependant, le sous-secrétaire du MIT, Hakan Fidan, persiste à dire que l’avertissement ne concernait pas une tentative de coup d’état. Dans son témoignage, le chef d’état major Hulusi Akar a corroboré les dires de Hakan Fidan, selon lesquels le sous-secrétaire se serait présenté au quartier général en mentionnant une opération aérienne contre le MIT, et un projet pour son enlèvement. Bien que le général Akar ait dit “nous avons pensé que ça faisait partie d’un plan plus large”, les tanks étaient dans les rues 7 heures après l’avertissement au MIT, et les avions à réaction bombardèrent le parlement.
Bien que la tentative de coup d’état se solda par un échec, 250 personnes furent massacrées. Parce qu’on n’aurait pas compris que l’opération militaire contre le MIT utilisant des hélicoptères de combat et un enlèvement du sous secrétaire faisaient partie d’une tentative de coup d’état. C’est du moins ce qu’on voudrait nous faire croire. Maintenant, nous sommes en prison pour avoir raconté ces choses, exprimé nos doutes et écrit là-dessus. Par contre, ceux qui admettent qu’ils n’avaient pas la capacité de comprendre que ces événements faisaient partie d’une tentative de coup d’état, continuent de diriger l’armée et le MIT. On sait que personne ne put contacter Hakan Fidan pendant quelques heures après le début de la tentative. De plus, on ne sait pas pourquoi le sous-secrétaire Fidan n’a informé ni le premier ministre Binali Yildirim ni le président Erdoğan, qui appelle Fidan “ma botte secrète ” en parlant de la tentative de coup d’état.
Le soir du 2 août 2016, le premier ministre Binali Yildirim, l’invité d’une émission conjointe en direct sur CNN Turk et Kanal‑D télévision dit: “J’ai demandé au sous-secrétaire du MIT pourquoi il ne m’avait rien dit. Comment se fait-il que ni le premier ministre ni le président étaient au courant ? J’ai dit, ‘c’est normal de l’avoir dit au chef d’état major mais il fallait aussi le dire au premier ministre. Il n’a pas su répondre”. En d’autres mots, le premier ministre a souligné le fait que la faille au MIT ne portait pas seulement sur une absence de renseignement sur la tentative de coup d’état. Dans une interview avec le premier ministre Yildirim, un an après le coup d’état manqué, une autre information a glissé entre les lignes, ravivant nos soupçons. L’entrevue conduite par Fikret Bila avec le premier ministre Yıldırım fut publiée dans l’édition « Anniversaire du 15 juillet » du journal Hürriyet. Yıldırım y explique qu’après ses coups de téléphone aux quartiers généraux de la police d’Istanbul et d’Ankara, il en vint à la conclusion qu’ils faisaient face à une tentative de coup d’état le 15 juillet. Il déclare n’avoir pu rejoindre le sous-secrétaire Fidan du MIT que deux heures après le début de la tentative, soit aux environs de 22.30 – 23.00. Yıldırım dit: “L’information ne nous fut pas transmise, ni à moi ni au président. Le sous-secrétaire (Hakan Fidan) n’a rien dit à ce moment. Il n’a rien dit au sujet du coup. Je lui ai demandé : ‘ Il y a une tentative de coup d’état, que faites-vous ?’ Il m’a répondu : ‘ Non, ça n’est rien, tout est normal. Nous travaillons.’ J’ai dit : ‘ Il se passe autre chose’.
Rappelons ce qui se passait au moment où le sous-secrétaire du MIT Hakan Fidan expliquait au premier ministre Yıldırım “non, ça n’est rien, tout est normal.”
A 21:00: les complotistes s’emparèrent des quartiers généraux de l’Etat major et des commandants. Pendant qu’éclataient des escarmouches avec ceux qui leur résistaient, on commença à entendre des coups de feu.
A 22:00: on entendait les coups de feu au quartier général de l’état major et l’hélicoptère ouvrait le feu sur les personnes à l’extérieur.
A 22:05: bien que le chef d’état major ne leur en ait pas donné l’autorisation, des avions à réaction militaires d’Ankara traversaient le mur du son.
À 22:28: À Istanbul, les tanks bloquaient les ponts sur le Bosphore.
A 22:35: les aéroports d’ Istanbul Atatürk et de Sabiha Gökçen étaient occupés par les complotistes.
Tous ces développements furent d’abord annoncés sur les médias sociaux et, peu de temps après, sur les stations de télévision nationale.
Mentionnons aussi que, peu de temps après que le premier ministre ait parlé au sous-secrétaire Fidan, à 23:00, les quartiers généraux du MIT à Yenimahalle, Ankara, étaient pris pour cibles par des hélicoptères de combat. Mais Hakan Fidan disait au premier ministre que “ça n’est rien, tout est normal”. Comme a dit le premier ministre : “Il se passe autre chose”. En effet. Et nous continuerons à chercher la réponse à la question de “l’autre chose” puisque tout le monde a le droit de connaître les faits, et tout particulièrement les parents éplorés de ceux qui ont mis leur vie en jeu pour empêcher le coup d’état.
Il ne fait aucun doute que l’une des places fortes de la congrégation Gülen au sein de l’Etat, c’est le service de la police.
Les différents rôles joués par les policiers qui sont aussi membres de la congrégation Gülen dans le cadre des affaires Ergenekon, Balyoz, Devrimci Karargah, KCK, Şike, Oda TV et autre “conspirations” et enquêtes similaires en constituent la preuve la plus probante. Après le 15 juillet, plus de 13 000 policiers furent démis de leurs fonctions en raison d’allégations de liens avec FETÖ. La grande majorité d’entre eux firent l’objet d’un mandat d’arrêt. Cependant, nous devons indiquer que le nombre d’officiers membres de la congrégation est beaucoup plus élevé encore. Le processus de restructuration de l’organisation de la congrégation au sein des forces policières avait déjà débuté dans les années 80.
En conséquence, l’AKP n’est pas le seul parti responsable de ce mouvement. Cependant le fait que le gouvernement AKP ait fermé les yeux sur les tricheries aux examens des candidats aux forces policières ou ait transmis les questions aux établissements d’enseignement Gülen avant les examens, ou n’ait pas tenu compte des critiques, les rend seuls responsables.
Voici quelques exemples :
-Les questions lors de l’examen pour les officiers de la police, tenu le 26 août 2007, examen auquel ont participé plus 71 000 candidats à travers la Turquie auraient été volées au préalable. Lorsque ce fait attira l’attention des médias, on laissa entendre que les questions auraient été fournies à la congrégation. Le ministre de l’intérieur de l’époque, Besir Atalay déclara qu’une connaissance préalable des questions ou leur fuite était peu probable. Huit mois plus tard, les assurances de Besir Atalay se trouvaient contredites. Les questions de l’examen de l’école de techniques policières firent l’objet d’une fuite aux centres de formation FEM, propriété de la congrégation, puis elles furent fournies avec la clé des réponses à certains des élèves le 13 septembre 2009. L’examen, auquel avait participé plus de 60,000 candidats, fut annulé après que la nouvelle fut diffusée aux informations.
-Les tricheries ont été avérées lors de l’examen du 12 mars 2012 à la direction générale de la sécurité, examen convoqué afin de combler un déficit d’officiers de niveau intermédiaire auquel participèrent 50 000 officiers de police. Parmi les admis qui eurent des moyennes de 85–90 sur 100, 68 avaient des liens de famille et 485 faisaient partie du personnel le plus haut placé par la congrégation aux services du renseignement, aux unités anti-contrebandes, à la direction de la protection du premier ministre, et du greffier principal du ministère. Il est aussi apparu que ceux qui ont réussi de l’examen de 2011 avaient répondu correctement à 19 questions considérées plus tard comme erronées par une cour. La congrégation choisissait ses propres membres parmi les étudiants de l’académie de police dans les années 80, et avait placé ses propres membres dans l’organisation de la police en trichant aux examens sous le gouvernement AKP. Pendant les examens, le gouvernement AKP préféra faire la sourde oreille à ces allégations qui firent l’objet de plaintes et furent aussi rapportées dans les médias. Le gouvernement AKP n’ouvrit une enquête judiciaire et des enquêtes administratives sur les examens qu’après que la congrégation ait ciblé l’AKP dans les enquêtes sur la corruption les 17/25 décembre 2013.
Ceci ne représente que la pointe de l’iceberg à ce jour, y compris en ce qui concerne les organisations militaires et judiciaires qui prirent les armes contre leurs propres confrères dans la tentative de coup d’état, sous la responsabilité du gouvernement AKP, de l’organisation policière et du MIT. De toute évidence, la congrégation Gülen procéda vers son but ultime sans rencontrer le moindre obstacle durant 14 ans de gouvernement AKP. Qui plus est, la congrégation continua d’accroître ses gains et de les protéger au sein du système sans rencontrer d’obstacles, malgré l’enquête du 7 février 2012 du MIT démontrant sans ambages leurs intentions, et les enquêtes sur les accusations de corruption des 17/25 décembre 2013. On peut résumer la réponse du gouvernement AKP aux critiques et aux avertissements du danger croissant avec une seule citation. Le président adjoint de l’AKP à l’époque, Huseyin Celik, répondit ainsi aux critiques concernant le pouvoir organisé de la congrégation au sein du gouvernement : “Ils disent que la congrégation s’est emparée du gouvernement, s’est infiltrée dans le gouvernement. Ces mots amuseraient les corbeaux. Et bien, finissons-en avec cette paranoïa”.
J’aimerais évoquer une dernière anecdote me concernant.
2011 fut l’époque de la plus grande puissance de la congrégation Gülen. À cette époque, les membres du gouvernement de l’AKP, la majorité des médias et la grande majorité des membres du corps judiciaire qui emprisonnent tout le monde afin de prouver qu’ils sont les ennemis de FETÖ, ne craignaient nullement de mentionner les noms de Fethullah Gulen ou de la congrégation. Ils obéissaient à la puissance du gouvernement, de la congrégation, pour leur propre bénéfice, tout comme ils obéissent à Recep Tayyip Erdogan et à l’ AKP maintenant.
Je fus arrêté à cette époque aussi en raison d’un complot de la congrégation et le motif en était mon activité professionnelle, comme c’est le cas aujourd’hui. Je travaillais à un livre enquêtant sur les gangs organisés de la congrégation au sein de la police et de l’appareil judiciaire pendant l’enquête Ergenekon, ainsi que sur le rôle de la congrégation dans cette histoire. Le livre s’intitulait “Imamin Ordusu” (“L’armée de l’Imam”) à une époque où tout le monde craignait la congrégation, y prêtait allégeance et n’osait même pas dire son nom.
Recep Tayyip Erdogan était le premier ministre alors et il déclarait : “Certains livres sont plus dangereux qu’une bombe”. Concernant les journalistes emprisonnés il disait, comme il le répète souvent aujourd’hui : “Ce ne sont pas des journalistes, ce sont des terroristes”. Bien sûr, nous n’en attendons pas autant, mais si Erdoğan avait lu, avait écouté, avait compris la relation entre les livres, les écrivains et les journalistes au lieu de s’installer dans la criminalité, il y a de fortes chances que nous ne serions pas ici aujourd’hui.
Qui plus est, si Erdogan était quelqu’un qui lit, il saurait que ce que Salvador Allende a dit à la junte fasciste au Chili : “L’histoire nous appartient, c’est le peuple qui fait l’histoire.” Oui, l’histoire est de notre côté cette fois encore. Donc, vous ne parviendrez pas à faire ni du journal Cumhuriyet ni d’aucun d’entre nous des “membres d’une organisation terroriste”.
Vous avez dû le comprendre de ce que je vous ai dit jusqu’ici. Je ne vous présente ni une défense, ni une plaidoirie. Au contraire, je vous présente une accusation. Parce que ce qui est dit au début du texte “Acte d’accusation”, et qui sert de paravent légal à cette opération politique, ne légalise aucunement cette honte qui mérite d’être traitée comme une ordure. Tout comme certaines personnes qui jouent le rôle de juristes et de procureurs dans cette opération politique ne sont pas des juristes pour autant.
Cette opération dirigée contre nous n’est rien d’autre qu’une persécution visant les libertés de pensée et d’expression, et la liberté de la presse ; certains membres du corps judiciaire ont pris sur eux de jouer le rôle des lyncheurs dans cette persécution. Dans une démocratie développée, le judiciaire fonctionne selon les normes internationales du droit. Il s’agit d’un pouvoir régulateur responsable d’établir la justice : mais en Turquie, certains membres du corps judiciaire se sont fait les fossoyeurs de la justice.
Il n’est pas étonnant de trouver dans un pays où des aspirants dictateurs veulent institutionnaliser un système qui n’est pas régi par les règles de la démocratie de trouver un système judiciaire qui souffre de pauvreté politique et intellectuelle. Si vous retirez le droit, la justice, la conscience et le mérite du système judiciaire, ce qui reste, c’est l’état actuel de la justice en Turquie.
Nous savons pertinemment par nos expériences que des appels humanitaires aux droits, à la justice et à la légalité ne vous atteignent pas. C’est pourquoi je ne vous présenterai aucune requête de cette sorte. Je voudrais seulement vous dire que les toges qui vous entourent comme une armure protectrice sont faites de vies humaines et de libertés.
L’organisation que vous cherchez au journal Cumhuriyet est aux commandes du pays sous le déguisement d’un parti politique. Les médias qui sont devenus « la voix de son maître » sont au service des mensonges de cette organisation du vice, tout comme la vérité est au service du public. Ils masquent les crimes et se chargent de les faire proliférer en banalisant le vice. C’est cela, répandre la propagande de l’organisation. Parce qu’à nouveau nous faisons face à une vérité bien connue : le crime est le ciment le plus puissant au monde. C’est ce ciment qui lie le pouvoir politique, la bureaucratie, le système judiciaire, le capitalisme du pillage et les médias qui sont devenus “la voix de son maître”.
Ceux qui croient que ce sale système, cette dynastie du crime durera toujours se trompent. Comme toutes les dictatures qui ont assombri les pages de l’histoire, ceux qui travaillent à leur propre avancement avec la faim insatiable de leur hargne et de leur ambition préparent toujours leur propre fin. Lorsqu’ils atteindront les enfers dont ils auront eux-mêmes pavé l’accès, il ne restera plus rien de leur arrogance glorieuse et de leur condescendance stupéfiante. Personne ne doit douter du fait que la base de cette organisation du vice sera rompue avec tous ses membres et toutes ses institutions. Parce que, dans ce pays :
• Malgré les ennemis de la démocratie, il y a ceux qui se battent pour une démocratie large et durable.
• Malgré ceux qui assassinent la justice, il y a ceux qui défendent la suprématie du droit.
• Malgré ceux qui glorifient la guerre et la mort afin de perpétuer leurs profits, il y a ceux qui se battent pour la paix et les valeurs essentielles de la vie.
• Malgré les tueurs d’enfants et les protecteurs des pédophiles, il y a ceux qui travaillent à transformer les rêves des enfants en réalités.
• Et malgré ceux qui veulent tordre le cou à la vérité, il y a encore ceux qui veulent être journalistes.
Voilà tout ce que je veux répondre à une opération qui vise à criminaliser mes activités de journaliste. Il ne s’agit pas d’une déclaration pour ma défense parce que je considérerais cela comme une insulte au journalisme et aux valeurs morales de ma profession.
Parce que le journalisme n’est pas un crime.
La criminalisation des activités journalistiques est un trait commun aux régimes totalitaires.
Mon expérience me démontre qu’en raison de mes activités journalistiques j’ai réussi à offenser le système judiciaire de chaque gouvernement et de chaque époque. Je suis fier de cet héritage que je lèguerai à ma fille. Je sais que le gouvernement et son système judiciaire ont des comptes à régler avec moi. Mais je tente de pratiquer le journalisme. Aujourd’hui, je pratique le journalisme en fonction du pouvoir de la vérité et non pas en fonction du pouvoir du gouvernement ou de toute autre centre de pouvoir, comme c’est couramment la pratique en Turquie. Parce qu’exercer le métier de journaliste sous des régimes qui n’ont pas grand chose à voir avec la démocratie et deviennent graduellement de plus en plus totalitaires, implique de franchir la ligne rouge. Et le journalisme ne peut pas s’exercer en respectant les lignes et si on le fait, on ne peut pas appeler cela du journalisme.
Si vous écrivez et que vous parlez sous autorisation, vous serez écrasé sous le poids de votre ineptie. C’est pourquoi, je dis qu’aujourd’hui, j’ai été un journaliste. Et je continuerai à exercer mon métier demain. Cela implique que la contradiction irréconciliable entre nous et ceux qui veulent tordre le cou à la vérité ne se terminera jamais. En ces jours sombres, nous n’avons pas besoin d’une perte additionnelle de vérité. Plus que tout, nous avons besoin de plus de vérité.
En conséquence, je vais continuer à respecter la vérité plus que moi-même et continuer de refuser d’être un des conformistes qui nient la vérité. Pour cela, il est évident qu’il y a un prix à payer. Mais ne croyez pas que cela nous fasse peur. Ni moi, ni les “journalistes à l’extérieur” avec lesquels je suis fier d’être amis n’ont peur de vous, qui que vous soyez.
Parce que nous savons que le courage est ce que les tyrans craignent le plus.
Et les tyrans doivent savoir qu’aucune cruauté n’empêchera le progrès de l’histoire.
A bas la tyrannie, longue vie à la liberté.
Ahmet Şık
Traduction par Renée Lucie Bourges
iknowiknowiknowblog.wordpress.com