Contre la répression, le patriarcat et la guerre: une critique marxiste de la lutte des femmes au Rojava, publiée le 21/04/2017 sur Co-operative Economy.
Il s’agit là, de la traduction d’une critique marxiste de la lutte des femmes au Rojava faite par Nina Berger, qui est parue pour la première fois en allemand dans Revolutionary Marxism 47, en septembre 2015. Source : Arbeiter Macht.
Note de publication préalable de Kedistan :
A noter que cette “critique” de 2015 semble ne toujours pas tenir compte du caractère “socialiste, écologiste et libertaire” et “communaliste” des processus en cours au Rojava, ni même de l’abandon critique de l’idée d’Etat-nation kurde, opéré pourtant depuis 1993 par Öcalan, et qui reste un “passage obligé” pour beaucoup de marxistes “canal historique”. La caractérisation de 3e voie s’appliquerait donc au refus d’envisager classiquement “un état socialiste” qu’il faudrait faire “dépérir”, et cacherait la mise au pilori du “communalisme écosocialiste libertaire”, déjà caractérisé par les marxistes orthodoxes américains de “réformisme compatible avec le maintien du capitalisme”, dans les polémiques qui les opposèrent en leur temps avec Murray Bookchin. Le terme même de “confédéralisme démocratique”, qui recouvre aujourd’hui tous ces contenus semble ici peser de peu de poids… alors même que la place des femmes en est indissociable.
Durant des années, le mouvement révolutionnaire en Syrie a eu comme réponse une certaine apathie et une immobilité de la part des mouvements et partis de la gauche occidentale. À l’été 2014, un revirement inouï eut lieu. Depuis lors, beaucoup d’attention a été donnée à la lutte du peuple kurde au Rojava, aussi dit Kurdistan ouest [1].
À mesure que la résistance des combattants de la ville de Kobanê, dans le Kurdistan ouest, devenait un symbole mondial de l’autonomie et des droits des femmes, la communauté internationale kurde a lancé un grand mouvement de solidarité. Quelles en étaient les origines, qu’est-ce qui a été accompli jusqu’ici et quelles sont les perspectives pour le futur de ce mouvement ? Pour répondre à ces questions, nous allons tenter d’analyser la situation actuelle. Nous ferons la lumière sur certains détails spécifiques de la vie des femmes kurdes en relation au mouvement de libération kurde, et les idéologies qui les sous-tendent.
Réalisations à ce jour
Il est clair que la guerre de libération du Rojava a apporté d’énormes progrès pour les femmes, inégalés dans le Proche et Moyen-Orient. Le 5 novembre 2014, le gouvernement du Canton Autonome de Cizîrê a émis le décret nº22 stipulant l’égalité des hommes et des femmes vis-à-vis des salaires, des statuts professionnels, des lois d’héritage et du droit de comparaître en tant que témoin au tribunal. Le décret interdit la polygamie ainsi que le mariage des jeunes femmes sans leur propre consentement. Ce décret et l’extension des droits sociaux et démocratiques peuvent contribuer à une consolidation des transformations que nous avons vues au Rojava. Si elles perdurent, elles seront un excellent modèle pour les autres régions du Moyen-Orient.
Sans la participation active de milliers de femmes dans les forces d’auto-défense des YPJm sans la formation de conseils des femmes et la représentation des femmes à tous les niveaux de la vie politique et dans tous les domaines de la vie publique, ces développements n’auraient pas pu voir le jour.
Un bref historique de la révolution
Passés inaperçus auprès du public international, au milieu de la guerre civile syrienne, les Kurdes du Rojava ont établi leur propre système politique [2]. Ils ont pris le contrôle des villes et villages de la région kurde du nord de la Syrie, le long des frontières avec les régions kurdes de la Turquie, dans trois cantons séparés géographiquement : Afrîn, Kobanê et Cizîrê.
La guerre civile syrienne, qui sévissait dans d’autres zones du pays et qui avait déjà provoqué la perte de centaines de milliers de vies, était restée assez éloignée de la zone kurde de la Syrie jusqu’à l’été 2013. L’accusation selon laquelle il y avait eu un accord avec le régime d’Assad est contestée par les Kurdes, et les Kurdes ne se sont pas non plus alliés à l’Armée Syrienne Libre (Free Syrian Army, FSA) qui s’est battue contre Assad. Au Rojava, ils voulaient établir une soi-disant « Troisième Voie » [3]. Cela impliquait également que les associations kurdes s’abstenaient de soutenir la lutte des forces démocratiques et progressistes à l’encontre du régime d’Assad. Il ne s’agissait pas là seulement d’un problème pour la révolution syrienne, mais aussi pour le futur du Rojava.
À partir de juillet 2012, les Kurdes ont commencé à construire leur autonomie. Ils ont ouvert des écoles kurdophones dont le gouvernement essaye d’empêcher la prolifération en Turquie, toutes les tentatives se voyant réprimées par des opérations policières massives. Ils ont aussi inauguré une université et mis en place leur propre système judiciaire et les structures des conseils qui font office d’organes locaux et régionaux de l’auto-administration. C’est impressionnant, vu le fait que les forces d’occupation dans les zones kurdes, que ce soit en Turquie, en Iran, en Irak ou en Syrie, ont opprimé les Kurdes et renié leur identité pendant près d’un siècle. 2,5 millions de Kurdes, d’Arabes, de Turkmènes, d’Arméniens et de Tchétchènes vivent ensemble dans cette zone. Ces groupes ethniques ont aussi de nombreuses religions différentes.
Les Kurdes se sont organisés, ils ont rassemblés des forces dans 16 partis différents et ont fondé le « Haut Conseil Kurde » comme organisation fédératrice. Ils ont réussi à abriter les 1,2 millions de personnes provenant des villes syriennes d’Alep et de Damas qui ont été transformées en champs de guerre, ainsi que les Yézidis d’Irak, qui ont fui vers les cantons kurdes sécurisés. Les Kurdes du Rojava ont réussi à intégrer toutes ces personnes malgré l’embargo qu’ils subissent de la part de l’État turc et du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak (KRG) à l’Est. C’est un fait sans pareil.
L’auto-organisation comme clé
Les femmes ont pris un rôle de pionnières, tout comme les femmes l’avaient fait lors des révoltes du Printemps arabe. Les Kurdes et les autres minorités nationales ont organisé des conseils qui n’incluaient que partiellement les Arabes, qui ont généralement une meilleure situation économique. Il y a des structures de communes allant du niveau des quartiers jusqu’au Conseil du peuple du Kurdistan-Ouest. De nombreux groupes de professionnels, des associations de femmes et de jeunes, ainsi que des minorités ethniques et religieuses envoient leurs propres délégués.
Parallèlement, des conseils de femmes ont été formés. Les femmes kurdes ont montré que l’auto-organisation n’aide pas seulement à se protéger des attaques extérieures, mais que c’est aussi un moyen de se défendre contre les structures patriarcales au sein de nos propres sociétés. Toutes les formes d’oppression des femmes sont discutées lors des réunions du conseil des femmes, et le fruit de ces discussions est ensuite propagé dans la société. Le privé devient politique, et la majorité de la population kurde soutient ce système.
Cette organisation politique est basée sur le fait que la libération des femmes n’a jamais été un sujet que les femmes politiquement conscientes ont voulu remettre à après la révolution. Les programmes politiques du PKK et de son parti-sœur le PYD [4] citent explicitement l’oppression des femmes comme la contradiction fondamentale et l’obstacle principal sur le chemin de la démocratie. Les accomplissements des femmes au Rojava ne peuvent être dissociés des luttes politiques des femmes kurdes. « La révolution au Rojava est d’abord et avant tout la révolution des femmes », dit un slogan d’Öcalan [5].
En cette période critique, que nous décrirons en détail un peu plus loin, il est difficile de surestimer ces accomplissements. Dans une situation de guerre permanente, il est essentiel pour chaque partie et chaque peuple de se servir d’une grande part de ses ressources pour se défendre – jusqu’à 70 % dans le cas du Rojava selon estimations. Cela signifie également que les pouvoirs quasi-étatiques des cantons reposent sur les leaders politiques, en particulier avec le PYD et les Forces de défense du peuple, et pas seulement avec les « conseils » et la « base ». Cela est inévitable jusqu’à un certain point. Mais il est également clair que le PYD, comme force politique principale, détient un rôle central en ce qui concerne le développement et les progrès futurs, et les limites possibles à la libération des femmes et à la compréhension de la révolution. Avant de nous dédier à ces questions, nous allons discuter de la situation des femmes et pas seulement des structures politiques au Rojava, ainsi que de la division sociétale traditionnelle du travail au Kurdistan.
L’oppression des femmes
De la même manière que les femmes kurdes dans les territoires contrôlés par la Turquie, les femmes kurdes syriennes sont soumises à de multiples oppressions. Cela rend leur engagement et leur rôle actif dans l’organisation des structures démocratiques encore plus admirable. Elles se battent au front, dans les commandos et elles participent à la production économique. Il n’y pratiquement aucun endroit au Rojava où il n’y a pas de femmes.
Les femmes ont été les actrices principales des mouvements sociaux au Moyen-Orient, et ce depuis leurs débuts. Tandis que les femmes se retrouvaient dans des positions encore plus précaires après la prise de pouvoir des islamistes radicaux dans d’autres pays, les femmes du Rojava ont pu s’en protéger – sauf pour l’attaque de l’État islamique sur Kobanê à la fin de l’été 2014. Tout comme les femmes kurdes en Turquie, les femmes kurdes au Rojava et dans les autres zones de la Syrie où des Kurdes vivent – dans les villes, par exemple – ont été soumises à une oppression massive. Cette oppression a été menée par l’État central, raciste et répressif, qui a refusé d’accorder aux Kurdes leurs droits de base comme parler leur langue maternelle ou obtenir la citoyenneté syrienne. Les Kurdes ont aussi été fortement défavorisés comparé à la population arabe. Après la chute de l’Union soviétique, le régime d’Assad s’est battu contre l’Occident de toutes ses forces. Les aspirations kurdes à une indépendance ont été défendues corps et âme.
Les circonstances ont rendu plus difficile pour les femmes kurdes de se libérer de l’oppression patriarcale à laquelle elles ont été soumises par-dessus le marché. Une autre chose qui est spécifique à la situation des femmes kurdes est la structure des familles, dans une région qui a toujours été défavorisée politiquement et économiquement. Bien que le PKK décrive ses structures familiales comme étant « féodales », elles correspondent également à une « forme de production asiatique », comme c’était le cas à l’époque de l’empire ottoman.
La misère et l’impuissance dans les zones kurdes ont aidé à maintenir les structures patriarcales en place. Malgré cela, les conditions d’existence des femmes kurdes varient grandement et la situation de vie ainsi que la position sociale au sein de la société kurde y jouent toujours un rôle. Beaucoup de facteurs ont un impact, comme être proche d’une ville ou à la campagne, venir d’une famille de petits fermiers ou de grands propriétaires terriens, leur affiliation de classe ou encore s’ils sont des IDP (personnes déplacées intérieurement). Tous ces facteurs font une différence significative quant à la charge de travail qu’une femme a, et quant à ses conditions matérielles et financières.
Au même moment, l’oppression nationaliste, raciste, sexiste et politique des États occupants est une réalité pour toutes les femmes kurdes [7]. De pair avec l’oppression patriarcale, cela dépeint un tableau effroyable. En général, pour la société kurde aussi bien que l’arabe, il y a une séparation stricte des royaumes masculins et féminins. Les tâches domestiques et de soin sont des corvées féminines, tandis que le travail salarié, les problèmes publics et le contact avec les autres sont le domaine des hommes. Il va sans dire qu’il ne s’agit pas là d’une division juste du travail en termes de charge de travail. En particulier dans les zones rurales, où les gens sont à la limite de la subsistance, les femmes portent le plus de poids. Elles n’ont souvent aucun droit et aucun dispositif de protection sociale. Il est clair que les structures prédominantes sont de nature patriarcales.
Les valeurs traditionnelles
La vision traditionnelle consistant à évaluer le statut d’une femme selon son nombre d’enfants persiste. Pourtant, porter des enfants est d’un grand risque pour les femmes, sachant que le système de santé est très insuffisant. Les femmes sont forcées de travailler pour pas grand-chose, de donner la vie et de vivre sans autonomie personnelle. Comme c’est la coutume partout au Kurdistan et au Moyen-Orient, les femmes sont mariées jeunes, devenant parfois la deuxième ou la troisième compagne d’hommes beaucoup plus vieux. « L’honneur » d’un homme et de la famille réside traditionnellement dans la « virginité » et la « pureté » des femmes. Ce sont là des caractéristiques pré-capitalistes de l’oppression des femmes, selon laquelle la femme n’est pas un libre propriétaire de biens, mais quelqu’un qui est considéré comme une marchandise elle-même. Cela s’expose par le fait qu’elle a un prix : la dot, ou prix de la fiancée.
On empêchait les filles d’aller à l’école ou d’apprendre un métier [8], le mariage était l’unique futur possible. Les mariages forcés et arrangés sont monnaie courante, ainsi que les violences. La violence survient surtout au sein des familles et les auteurs en sont les pères et les hommes en général. Au lieu de s’élever contre leurs propres oppresseurs, les hommes kurdes reproduisent l’oppression économique et politique qu’ils ont subie de la main de l’État en opprimant leurs femmes et leurs enfants. En plus de cela, le reste de la société défend encore l’idée que l’honneur de la famille repose essentiellement sur le contrôle d’un homme sur sa femme et ses enfants.
Ce phénomène est largement répandu dans le monde musulman, il prend cependant sa source dans les bases économiques de la société, ses structures et ses dépendances en découlent. Relier cela à la religion en ignorant les autres facteurs sous-jacents peut mener à des sentiments anti-musulmans. Les familles traditionnelles kurdes ne laissent pas leurs femmes avoir de relations avec un autre homme que leur mari. Si une femme enfreint cette règle, elle heurte l’honneur de la famille qui est désormais considéré comme « souillé ». De plus, il n’importe pas que le contact sexuel soit consentant ou non, ce qui veut dire que, dans le cas d’un viol, c’est la femme qui est fautive. Ça a été un grand problème en Turquie, quand les soldats turcs ont agressé sexuellement des femmes kurdes. Les femmes n’ont pu parler de ces actes et les rendre visibles qu’après une longue lutte. Toutefois, encore aujourd’hui, une agression sexuelle peut avoir pour conséquence que les hommes d’une famille tuent une femme afin d’éviter leur propre mort sociale. Même les lois ne peuvent pas grand-chose contre cela.
Connaissant ces conditions, il est remarquable que les femmes kurdes se soient défaites du poids de ces traditions et qu’elles aient osé faire les premiers pas vers l’auto-organisation, en établissant même des conseils de femmes. Dans des sociétés où l’honneur a un grand impact sur les vies individuelles des gens, ces développements ne peuvent être vus que comme faisant partie d’une force politique et sociale plus forte qui fait s’organiser les femmes en tant que combattantes et qui renforce leur conscience politique. Le PKK et le PYD offrent une idéologie anti-patriarcale aux femmes, mais aussi une alternative à la vie de personne exploitée au foyer.
La décision pour les femmes de devenir actrices dans la sphère publique implique qu’à un moment, les pressions exercées sur les femmes afin qu’elles restent à la maison, entre autres, soient exposées. Dans les régions kurdes de Turquie, cela s’est produit comme conséquence de la lutte contre l’armée turque, quand de nombreuses femmes se sont retrouvées en position de seules garantes de leurs enfants après la mort ou l’arrestation de leur mari. Cela les a forcées à chercher du travail en dehors de la maison et les a obligées à avoir une vie publique. La lutte politique dans le mouvement de libération kurde a aussi amené la question de la libération des femmes à l’ordre du jour.
On peut induire de cela que des conditions similaires avaient cours au Kurdistan syrien. L’oppression par les mains du régime d’Assad a une origine différente des attaques par l’armée turque au Kurdistan du Nord, mais Assad avait également peur des aspirations d’indépendance et il a soumis la population kurde à une répression massive. Des milliers de femmes ont rejoint le PKK comme guérilleras. Cela témoigne du fait que les structures familiales étaient si oppressives que les femmes en ont fui massivement. Surtout depuis les conflits politiques comme celui de Serhildan ou la guerre avec le KDP du Kurdistan du Sud, de plus en plus de femmes ont montré leur volonté politique de se battre.
Idéologie
Dans l’idéologie du PKK, et ce depuis le début, la libération nationale est liée à la libération des femmes. Cependant, durant les premières années, cette problématique était complètement subordonnée au « problème principal » : la résolution de la question nationale.
Par la suite, la libération des femmes a été revu comme étant le cœur du problème, remplaçant l’oppression nationale. Pour pousser cette réflexion plus loin, une idéologie a été formulée et développée, non seulement par Öcalan, mais aussi par des meneuses guerrilléras. Cette idéologie justifie la concentration sur les femmes dans le cadre plus général de la lutte de libération kurde. Son but n’était pas seulement l’intégration des femmes dans la lutte, il a été clairement dit que, sans les femmes, la lutte dans son intégralité n’est pas du tout possible.
Afin de soutenir cette idéologie, l’existence d’un précédent « matriarcat » dans la Mésopotamie antique – c’est-à-dire dans la région kurde – a été établie [9]. Le matriarcat a été déchu de son pouvoir par le patriarcat montant, prenant le contrôle de l’augmentation de ressources sociétales. L’asservissement des femmes et les traits caractéristiques négatifs tels que l’égoïsme, l’inégalité, l’injustice et l’absence de liberté remontent aux origines du patriarcat, et sont associés à la masculinité et à la négativité. L’émergence des États et du capitalisme porte les mêmes connotations.
Des valeurs féminines ?
L’harmonie, la paix, la liberté et la démocratie sont attribuées aux femmes comme étant des valeurs féminines classiques. Les compétences sociales en découlent également. Par leur rôle majeur dans le matriarcat passé, les femmes sont vues comme les porteuses naturelles du « socialisme ». Quant le patriarcat a pris le dessus, non seulement les femmes furent opprimées et réduites à la soumission, mais ça a finalement été le destin de tout le peuple kurde.
La période antérieure où la société était dominée par les femmes est dépeinte comme un âge d’or, dont le souvenir doit jouer un rôle dans l’éveil de la nation kurde. La « révolution néolithique des villages » est conçue comme la raison pour laquelle l’humanité ressent un profond désir de vie naturelle et en liberté. Le mythe selon lequel les femmes sont plus connectées à la nature et en savent par conséquent davantage à propos des mystères de la vie, par leur capacité à donner la vie, est devenu un thème central dans nombre de textes d’Öcalan ainsi que dans le mouvement des femmes kurdes.
La discussion à propos du matriarcat et des femmes est fortement liée à la biologie. Des caractéristiques quasi-naturelles sont attribués aux hommes comme aux femmes [10]. Les femmes ressentent une responsabilité naturelle de prendre soin des enfants, une chose que les hommes doivent apprendre. Les femmes sont caractérisées comme étant pacifistes, tandis que les hommes sont catégorisés comme belliqueux. Les femmes ont également de meilleures stratégies de résolution des conflits, non pas parce qu’elles perfectionné ces attributs sous la contrainte d’une société hostile, mais aussi grâce à des prédispositions biologiques supposées.
Le rôle des femmes dans la lutte est si central parce que la société kurde, d’après Öcalan, voudrait retourner à ses racines de l’ancienne Mésopotamie, c’est-à-dire au matriarcat. L’oppression du peuple kurde et des femmes kurdes ne peut donc être vaincu que par une vision de la libération dans laquelle les deux facteurs sont mutuellement dépendants. Sans révolte des femmes, le Kurdistan ne peut être libéré. Le rôle de la femme kurde, qui avait toujours été celui de subordonnée jusque-là, est donc devenu très important. Les femmes sont assignées au rôle de pionnières.
La cassure radicale avec l’image que la société avait des femmes – une image créée par les forces d’occupation et par les structures de clan autant que par la religion, qui a toujours justifié les relations oppressives – a conduit a une contradiction profondément ancrée qui a des conséquences considérables pour le mouvement des femmes. D’un côté, cette contradiction est intimement connectée à l’énorme engagement dont les femmes font preuve, de l’autre côté, elle attache involontairement les femmes à leurs rôles traditionnels.
D’un point de vue critique, bien sûr, la référence mythique ne peut être cautionnée. Il faut également dire explicitement que, aussi important que soit le rôle décisif des femmes dans la lutte pour la libération, ces attributs essentialisés leur impose d’énormes fardeaux [11]. La consolidation de l’image des femmes est non seulement problématique en soi, mais cela constitue également un frein dans la lutte de libération, et un endurcissement des conditions extérieures par de puissants opposants pourrait être considéré comme la preuve d’un manque de patriotisme des femmes.
Le manque d’une analyse de classe
Les théories d’Öcalan ne font pas d’analyse de la société kurde et elles ne placent pas non plus la lutte kurde dans le contexte politique des États existants dans le monde. Toutefois, la révolution syrienne a ouvert les portes au projet du Rojava et lui a servi de catalyseur. Et les changements, quels qu’ils soient, qui ont lieu dans le mélange politique syrien auront des conséquences sur celui-ci. De plus, se pose la question de savoir pourquoi le socialisme n’est pas au sommet de l’ordre du jour du mouvement des femmes, si le socialisme est désigné comme étant un trait immanent aux femmes. Il s’agit là d’une énorme faiblesse, et potentiellement fatale, du programme du PKK/PYD. Leur compréhension du socialisme est prise à partir de la « vision » d’une « troisième voie » entre le capitalisme et le socialisme, où les coopératives jouent un rôle-clé dans le « socialisme » du PKK, mais pas l’intervention d’État ni la nationalisation, comme ce serait le cas avec le réformisme social-démocrate traditionnel. Il n’apparaît pas dans le programme de société libre de l’économie de marché ou avec une économie démocratique et planifiée. Sans l’examiner davantage, le modèle est délégitimé dès le départ, accompagné d’une critique du stalinisme (socialisme d’État).
L’attribution de caractéristiques sociales et biologiques aux femmes consolide encore plus leur rôle de mères. Les femmes sont vues comme des éducatrices et des formatrices de personnalité pour les enfants, les transmetteuses d’une culture par l’enseignement de la langue, de la musique, des habitudes alimentaires, de la morale et des valeurs. Malgré l’oppression de la culture kurde, l’idée que les femmes sont profondément connectées à la tradition et qu’elles doivent en être les défenseures est une épée à double tranchant. Pour ce qui est de la transmission de la culture, on parle là d’une culture fortement patriarcale qui est actuellement passée de mère en fille, une culture dans laquelle elles sont emprisonnées et condamnées à la condition d’esclave, avec la mentalité qui y est associée. Les femmes peuvent-elles se débarrasser de ce rôle seulement par l’acquisition d’une nouvelle idéologie ?
Culture et nation
Au-delà des attributions biologiques infondées scientifiquement, la division du travail est un autre point qui trouve sa raison dans la protection de la culture kurde face aux États oppresseurs. Cependant, c’est précisément l’attribution de certaines responsabilités aux femmes qui consolide leur rôle traditionnel. Les femmes doivent d’abord se libérer de leur subordination aux hommes, et elles ont besoin d’une base économique pour cela. Une transformation exclusivement idéologique n’aura simplement pas lieu ou sera immédiatement renversée par les réactionnaires si elle ne se base pas sur l’indépendance économique des femmes.
Heureusement, la critique de la famille est acérée, elle est comprise comme étant « la forteresse principale et la plus stable de l’homme » [13], « la plus petite cellule dans la structure de domination sociale », « la tombe de la femme » et « un puits sans fond » [14]. Et pourtant, parallèlement, elle est aussi vue comme un foyer de la culture kurde, qui doit être préservé. Le rôle des structures familiales contemporaines n’est pas analysé fondamentalement comme une fonction préservant les relations patriarcales et capitalistes et comme étant le lieu du travail domestique privé, non rémunéré et principalement féminin. Le rôle de la famille pour un nouveau Kurdistan a été réinterprété et a subi une réforme, mais il n’est pas questionné dans ses principes.
Famille et salariat
Aucune question n’est posée sur ce dont auraient besoin les femmes et les hommes pour laisser derrière eux les structures familiales rigides et oppressives. De même, pas de questionnements sur les bases économiques qui doivent être réorganisées, y compris pour les tâches ménagères en général faites gratuitement par les « femmes au foyer ». Il n’y a pas non plus d’idées concrètes pour de nouvelles formes de coexistence, ni de piste pour des fondements économiques qui rendraient cette coexistence possible. La libération des rôles de genre et leur dépassement ne peut être effectuée de façon dictatoriale, d’une façon déconnectée de nouvelles perspectives, de nouvelles demandes et de concepts transitionnels. Avec les conditions de vie qui découlent du capitalisme, les femmes ont une nouvelle tiré la courte paille. L’oppression des femmes ne sera pas abolie, mais seulement adaptée aux nouvelles demandes.
Öcalan, le PKK et le PYD n’ont clairement pas de concept permettant la libération des salariés, qui est pourtant au cœur de la théorie marxiste pour la libération des femmes. Bien que la « mise au foyer » des femmes soit dénoncé par le capitalisme comme la méthode la plus brutale d’exclusion de l’économie pour les femmes, il manque une théorie, un programme ou même juste des demandes sur comment les femmes kurdes pourraient se libérer de ce dilemme. La participation à la vie publique et, avant ça, la participation au processus de production, constituent le « second pilier » de l’auto-détermination des femmes.
Malgré le manque, idéologiquement parlant, d’une analyse et d’un programme, de nombreuses coopératives de femmes ont été fondées au Rojava. Le but est d’impliquer les femmes dans l’économie et de leur permettre s’émanciper financièrement. Les coopératives ont le vent en poupe dans des branches économiques comme celles de la farine, du lait, du fromage et de la production textile ainsi qu’en agriculture. Il n’y a presque aucune grande entreprise privée, les firmes privées qui existent n’ont pas plus de 15 à 20 employés. Ce sont les quelques firmes qui ont survécu aux attaques de la guerre civile syrienne. Il nous faut ajouter que les propriétaires terriens privés contrôlent environ 20 % du territoire au Rojava. Il y a beaucoup de petits fermiers, et l’oligarchie kurde ne peut être considérée comme une force décisive dans le paysage politique. Plusieurs milliers d’hectares de terres de l’État ont été donnés à des fermiers sans terre. Les outils et les machines nécessaires ont également été donnés gratuitement. Parmi les nouveaux propriétaires terriens, nombreux sont ceux qui cultivent leur terre en faisant partie d’une coopérative.
Toutefois, le fait que les développements au Rojava n’aient un futur qu’avec l’éventualité que la révolution syrienne réussisse montre clairement que la faiblesse relative des grands propriétaires terriens et des capitalistes pourrait en réalité n’être que temporaire. Dans le cas d’une « pacification démocratique » venant d’au-dessus, la situation pourrait changer rapidement.
Alignement stratégique
En principe, la coopérative peut être un moyen d’intégrer davantage les femmes dans la production, et ce de façon plus permanente. C’est aussi un moyen de rallier la population rurale à une transformation socialiste de l’économie. Mais cela vient avec certaines conditions. La coopérative, l’entreprise autonome, est encore une forme de propriété privée produisant pour un marché. Elle ne peut devenir le véhicule d’une transition que si elle est intégrée à une stratégie qui implique l’établissement d’un gouvernement de travailleurs et d’agriculteurs. Pour faire cela, la révolution démocratique doit être rendue permanente et elle doit être connectée à la réalisation d’une transformation socialiste. La libération des femmes ne sera durable que dans le cadre d’une telle stratégie.
Globalement, le projet du Rojava a un caractère révolutionnaire exemplaire, surtout pour ce qui est des avancées pour les femmes. Il peut servir de modèle aux autres même si, jusque-là, l’émancipation a été incomplète. Oui, les femmes ont été impliquées dans les réformes et les institutions démocratiques. Mais la libération économique complète est encore lente, car la question de la propriété ne peut être résolue pour le moment, à cause de la guerre et de l’embargo. Les raisons idéologiques du projet du Rojava et de sa libération des femmes sont contradictoires et doivent être soumises à une critique marxiste. Cela s’applique non seulement à la question de l’origine de l’oppression des femmes, mais aussi à la critique incomplète qu’ils proposent de l’institution familiale. Il est important, tout particulièrement, que le programme de libération sociale de la femme travailleuse inclue une « socialisation » du travail domestique. Seulement ainsi pourra-t-on faire de la famille autre chose que la « tombe de la femme ». Cette approche fait défaut au Rojava.
Malgré cela, les développement ayant lieu au Rojava ont apporté un énorme renforcement des femmes. La question du genre est omniprésente au Rojava grâce aux structures organisationnelles très fortes des femmes. Cela s’exprime aussi par les unités d’auto-défense et les coopératives de femmes. Une bonne base a été mise en place, à partir de laquelle les structures patriarcales peuvent être combattues sans compromis.
Le destin futur de la libération des femmes au Rojava dépendra en particulier de si le nouveau gouvernement arrive à faire face à l’État islamique et au régime d’Assad. En d’autres termes, cela dépend finalement du devenir de la révolution syrienne. Deuxièmement, cela dépendra aussi de si la progression démocratique au Rojava peut être connectée à une transformation sociale des autres zones kurdes et de tout le Moyen-Orient, de manière à éradiquer les racines sociétales de l’oppression des femmes. Pour que cela arrive, il faut un plus grand soutien international de la lutte des femmes, du projet du Rojava et de la révolution syrienne.
Notes de bas de page
(1) Zeller, Christian: Kobanê: Symbol of resistance and struggle for self-determination, in: Emancipation, 4, No. 2, 2014, p. 5
(2) Flat, Anja / Ayboga, Ercan / Knapp, Michael: Revolution in Rojava, p. 23
(3) http://kurdistan.blogsport.de/2014/04/
(4) Flat, Anja: Women in the Kurdish Guerilla, 2007, p. 48
(5) Civaka Azad Infoblätter: Focus: Revolution of women in Rojava (Nordsyrien), issue 6 / November 2013
(6) Brauns, Nikolaus / Kiechle, Brigitte: PKK, perspectives of the Kurdish freedom struggle, 2010, p. 220
(7) Flach, Anja: Women in the Kurdish Guerrilla, 2007, p. 29
(8) Ibid., P. 33
(9) PJA (Partiya Jina Azad [Free Women’s Party]), Free Women’s Party: Program; 2002, p. 66 f.
(10) Brauns, Nikolaus / Kiechle, Brigitte: PKK, perspectives of the Kurdish freedom struggle, 2010, p. 244
(11) Ibid., P. 245
(12) PJA (Partiya Jina Azad, Free Women’s Party), program; 2002, p. 14
(13) Ibid., P. 30
(14) Ibid., P. 71