Le 6 juillet dernier, les médias claironnaient un meurtre commis par deux hommes. Emani al-Rahmun, une refugiée syrienne, vivant à Kaynarca, district de Sakarya, avec son mari Halid et Halaf, son bébé de 10 mois, avait été violée et tuée avec son bébé. La jeune femme était également enceinte de 9 mois.
Les auteurs du crime ont été arrêtés. Il s’agit de Birol Karacal et de Cemal Bay, travaillant dans le même entreprise de découpe de poulet, que le mari Halid al-Rahmun. Les deux hommes ont avoué leurs crimes.
Après une dispute, Birol Karacal et Cemal Bay, en service de nuit, comme Halid al-Rahmun, avaient quitté leur travail, sans autorisation, et s’étaient rendus au domicile de ce dernier. Ils avaient ouvert la porte avec un pied de biche, s’étaient introduits dans l’appartement, avaient assommé Emani et étranglé le bébé de 10 mois, Halaf, car il pleurait. Ils avaient ensuite enveloppé Emani et le corps du bébé d’une couverture, les avaient amenés dans une zone forestière. Après avoir violé la jeune femme, ils l’avaient assassinée en lui écrasant la tête avec une pierre. Ils avaient fui, en laissant les corps sur place.
Halid al-Rahmun, rentrant chez-lui à 07h00, pour accompagner son épouse à son rendez-vous de contrôle de santé, a constaté que la porte avait été forcée et que sa femme et son enfant étaient absents. Il s’est présenté à la police, et déclaré qu’il avait été menacé par Birol Karacal et Cemal Bay avec lesquels il s’était disputé. Birol Karacal marié, père d’un enfant, Cemal Bay célibataire, ont été mis en garde-à-vue et sont passé aux aveux. Cemal Bay avait déjà été condamné à de la prison pour agression sexuelle sur une femme handicapée mentale. Les meurtriers se sont accusés mutuellement pour l’enlèvement, et le meurtre, et ont avoué qu’ils voulaient enterrer les corps, mais que la terre étant très dure, ils n’ont pas pu le faire, et qu’ils projetaient de tuer Halid al-Rahmun. Mais le jour se levant, ils ont “reporté” leur acte. Les corps de Emani et Halaf ont été retrouvés dans la zone forestière, cachés sous des branchages et brindilles.
Voici donc un récit sordide, qui pourrait avoir tout du “fait divers”, dont la presse estivale turque aux ordres s’est emparée goulument et même la presse opposante et alternative ont relayé l’info comme un cas isolé de “fait divers”. Alors, pourquoi Kedistan emboîterait-il le pas dans la description de cette horreur ? La réponse est dans un autre article, qui, en déplaçant le regard du sordide, vers le fonctionnement de la presse sous régime AKP, apporte un éclairage sur la manipulation des esprits, y compris à partir d’un crime médiatisé.
Nous ajoutons donc ici, la traduction de l’article d’Esra Arsan, publié par Evrensel le 14 juillet 2017.
L’histoire inconnue d’Emani al-Rahmun
Le nom d’Emani est apparu dans les pages des journaux et médias, comme “la femme syrienne”. Les articles d’infos annonçaient dans leur titres “La femme syrienne enceinte a été tuée”, ou parlaient d’elle telle que ‘La femme syrienne enceinte et son bébé de 10 mois, à Kaynarca, Sakarya”.
Son nom est Emani al-Rahmun. Elle avait 20 ans. Une réfugiée syrienne. Une des ces femmes, victimes de la guerre, qui ont fui la guerre civile dans leur pays. Exilée, elle s’était réfugiée en Turquie. Son mari était ouvrier dans une usine de découpe de poulet.
Le fait qu’Emani al-Rahmun et son bébé de 10 mois, soient sauvagement massacrés par deux voisins devint un sujet d’actualité, relayé comme un cas atroce et isolé. Oui, le cas est atroce, mais il n’est nullement isolé. L’histoire d’Emani al-Rahmun, est aussi l’histoire de nombreuses autres femmes qui se sont réfugiées en Turquie. Et cette histoire n’est pas encore terminée, elle continue avec toute son atrocité et violence. Regardons nous dans la glace. La persécution subie par Emani et sa famille n’est pas une chose qui doit apparaitre comme une info flash pendant quelques jours et être oubliée ensuite. La vraie histoire d’Emani al-Rahmun, n’a pas été rédigée.
Nous avons créé un commerce à partir de la souffrance
Il est annoncé que autour d’un millions de réfugiés syriens se trouvent Turquie. Les 75% de cette population sont constitués de femmes et d’enfants. La plupart des réfugiés se trouvent dans les villes comme Kilis, Gaziantep, Hatay, Adana, Mersin, İstanbul. Et depuis des années, des informations de violence, maltraitance, agressions ciblant les réfugiés femmes et enfants parviennent de ces villes, une par une. Les réfugiés femmes et enfants subissent des violences physiques, psychologiques, sociales, économiques et sexuelles. Des mariées enfants, des petites filles ‘louées’ au propritaitaire, pour payer la dette du loyer, des femmes transformées en travailleuses du sexe par des mariages éphémères, des ouvriers enfants exploités par la force, des femmes syriennes achetées et vendues comme seconde ou troisième épouse… Toutes, sont des histoires d’Emani al-Rahmun.
Amberin Zaman [journaliste] avait publié en 2014, un article. A Nizip, une femme de 22 ans, mère de 3 enfants, travaillant comme femme de ménage, avait été vendue par sa collègue , à un homme qui se présentait comme membre des forces de sécurité. Cet homme, après avoir confisqué la pièce d’identité de la femme, l’avait violée, et en la menaçant, l’avait ‘commercialisée’ pour d’autres hommes. Ce cas figure dans les rapports des organisations internationales. Une femme de Reyhanlı témoigne : “Mon voisin syrien a marié sa fille de 14 ans, avec un homme turc de 40 ans. L’homme a gardé la fille pendant deux mois avec lui, puis l’a rendue à la famille.” Les mariages des enfants syriennes avec des hommes turcs âgés, sont arrangés par des intermédiaires organisés. Ces intermédiaires commercialisent aussi bien les enfants en dessous de 18 ans, que les femmes syriennes majeures, à des hommes turcs. Ce sont des mariages qui durent au maximum un mois… Des ventes de femmes comme seconde, troisième épouse. Tout ceci constitue des réalités révélatrices du contexte du massacre atroce d’Emani el-Rahmun.
Rappelons les propos de Raja Altalli, une militante syrienne qui travaille à Gaziantep : “Nous savons que la prostitution existe. Nous avons appris dernièrement qu’une réfugiée syrienne handicapée mentale avait été commercialisée à Kilis. Mais comme il s’agit de sujets sensibles, personne ne veut parler.”
L’avocate Seçil Erpolat, membre de la commission des droits des femmes du Barreau de Batman, explique comment, à Batman, les jeunes fillettes syriennes sont mariée religieusement par l’intermédiaire de courtiers. Elle exprime que tout ceci est devenu un commerce, et que les réfugiéEs sont abuséEs de cette façon : “Dans un des cas que nous connaissons, une réfugiée syrienne, a été choisie dans un catalogue regroupant les photos des femmes, mis à disposition dans une pompe essence à Nusaybin, et mariée comme seconde épouse, contre 1000 ou 2000 livres turques [équivalent 250 ou 500€]. La femme a fui de la maison de l’homme avec lequel elle avait été mariée, et également de la violence qu’elle avait subi de la part de son premier mari. Elle s’est réfugiée chez une autre personne. Ensuite, elle fut envoyée, par les organisations officielles, d’abord à Hatay, puis dans une maison-refuge à Ankara. Dans un autre cas, une fille syrienne de 16 ans, a été achetée par un homme de 60 ans, déjà marié, contre 10 000 livres turques [équivalent 2500€]. L’enfant, dans le quartier GAP où elle fut amenée, résista pour ne pas entrer dans la maison du vieil homme, et elle réussit à s’enfuir. Les habitants du quartier ont prévenu la police et celle-ci emmena l’enfant.”
Information, non pas au jour le jour, mais dans la durée
Non, l’histoire d’Emani al-Rahmun n’a pas été écrite. Car cette histoire n’est pas encore terminée. Ce dossier n’est pas fermé avec le transfert des dépouilles d’Emani et ses bébés vers la Syrie. Ce dossier est toujours ouvert, avec toute sa violence et gravité.
Attendre un nouveau cas de viol et de violence atroce, pour faire de l’info, n’est pas du journalisme. Les maltraitance que les réfugiées syriennes subissent en Turquie, constituent un gros dossier d’infos et de recherches qui mérite des jours et des jours d’écriture. Les persécutions, violences, agressions et viols faites aux réfugiées syriennes dans notre pays, ne sont pas “un drame bien humain”, car pour chacun, les auteurs sont connus. Les organisations qui doivent protéger les réfugiées sont connues. Le crime est à la lumière du jour. Mais personne n’est condamné. Cet état d’impunité, facilite et augmente les catastrophes qui arrivent à des Emani al-Rahmun.
Le meurtre d’Emani al-Rahmun, n’est pas un crime à mettre sur le dos de deux seules personnes. C’est un crime, bien plus organisé, et structurel. Ceux qui commettent ce crime, ceux qui préparent le terrain à ces derniers, ceux qui légitiment le crime, ceux qui en obtiennent du profit, ceux qui ferment yeux et oreilles et font semblant de ne pas le voir, ceux qui accusent la victime, tous, font partie de ce crime. Et là, il y a un gros problème. Il y a une info qui nécessite des recherches et qui doit être mise à la lumière du jour. Nous ne voulons pas que les journalistes, écrivent des articles, en isolant ces cas “tristement quotidiens” comme s’il s’agissait de surprises, et fassent de l’info larmoyante. Nous attendons d’eux, d’elles de faire un journalisme responsable, qui protège les droits de ces personnes réfugiées dans notre pays, pour fuir la guerre. En lieu et place d’infos transformées en faits divers, sur les cas atroces des réfugiées syriennes, les problèmes qu’elles vivent dans notre pays, nous voudrions voir des informations qui étudient en profondeur et qui analysent les dimensions juridiques, économiques, policières et politiques, de cette spirale de violence.
En Turquie, désormais, c’est difficile, mais partout au monde, il existe de nombreux universitaires chercheurEs qui travaillent sur les réfugiés syriens. Il existe en Turquie et dans d’autres pays, de nombreuses organisations de société civile qui préparent des rapports sur les conditions de vie des victimes d’exil forcé et réfugiés. Il existe des rapports, constats, travaux, des organisations défenseures des droits de femmes, des barreaux, et des recueils de témoignages des réfugiés. Tous les journalistes qui le souhaitent peuvent atteindre ces documents et rapports facilement, et peuvent révéler l’histoire inconnue d’Emani al-Rahmun.
On recherche de vraiEs journalistes, qui écriront la vraie histoire de ce qu’on fait subir à des réfugiés, femmes et enfants, syriens, en Turquie.
Il est sans doute vain de demander à la presse aux ordres de faire ce travail, alors qu’elle n’est qu’une seconde peau du régime AKP. On pourrait même ajouter que dans le peu qui subsiste, sous surveillance et menace constante, de presse “sous liberté provisoire”, la question des “réfugiés syriens” surfa un moment sur une vague xénophobe il y a un an, quand le Reis annonça qu’il voulait procurer la nationalité turque à une part d’entre eux. Nous avions réagi à cette vague, venue des nationalistes, et qui avait trouvé écho au sein des kémalistes républicains…
Il y a en permanence des appels xénophobes et racistes, qui circulent sur les réseaux sociaux. Certains conduisent à des exactions dans les quartiers pauvres où se concentrent les réfugiéEs, qui pourraient à terme dégénérer en pogroms. Ces fausses nouvelles, rumeurs répandues et relayées créent un contexte, sur fond d’exacerbation nationaliste, propice à boucs émissaires de la crise économique qui monte. Ce contexte, qu’Esra Arsan n’aborde qu’en pointillé, puisque son sujet est davantage celui de l’exploitation des êtres humains, et des enfants et femmes en particulier, s’ajoute aux craintes qu’auraient de “vraiEs journalistes”, à écrire dans la durée et sur le fond.
Le racisme et la xénophobie, composantes ouvertes ou cachées des nationalismes, lorsqu’ils accompagnent un populisme identitaire, constituent aussi un mode de préservation d’un pouvoir politique. Le Reis sait en jouer, en soufflant le chaud et le froid. Les racistes, lorsqu’ils “chosifient” l’autre, qui plus est dans une société fortement patriarcale, permettent la commercialisation du corps des femmes, leur réduction à “objet de sévices”, sans passer par la case morale ou religion, comme c’est et ce fut toujours le cas pour l’esclavage, et la transformation en simple force de travail.
Main d’oeuvre bon marché, exploitation sexuelle, après que l’autre soit “raciséE” et que l’origine de ses exils soit niée, peuvent donc battre leur plein, dans cette Turquie, considérée comme “lieu sûr”, au titre des accords européens sur les migrants, toujours en vigueur.
Les autres articles de Kedistan, sur les réfugiéEs Notamment celui-ci : L'humanité appelle à l'aide par la fenêtre !
English Emani al-Rahmun, your story still needs to be written…