Kemal Kılıçdaroğlu fait de la politique politicienne, drapeau en main gauche, sur les 15 cm de corniche parlementaire, au dessus du vide, que lui laisse pratiquer le régime AKP.
On peut applaudir l’artiste funambule, et s’émerveiller du spectacle, s’enthousiasmer de l’importance de la foule, morte de trouille qu’il ne tombe, et pourtant séduite, et qui soudain se sentirait presque des ailes à le voir ainsi tout en haut, ou peut être aussi s’interroger sur le verre à moitié vide ou à moitié plein que nous offre cet “exploit”.
Il faudrait pourtant être d’une mauvaise foi totale, pour nier que la “marche” et le rassemblement géant qui l’a clôturée aient été des pas en avant, redonnant confiance à celles et ceux qui se sentaient si seuls.
Engagée à Ankara, avec les seuls membres du parti CHP et alliés associatifs de la société civile, elle s’est terminée en agrégeant d’abord autour d’elle des soutiens de luttes en cours pour la “justice”, comme ceux et celles autour de Nuriye et Semih, des mouvements de femmes, des figures comme celle d’Aslı Erdoğan, d’autres comme les familles de journalistes emprisonnés, et, après une approche critique justifiée, un appel à rejoindre, venant du parti d’opposition de la gauche démocratique, le HDP, et de ses dirigeantEs emprisonnéEs.
En apparence donc, une convergence d’opposition au régime semblerait née de ce rassemblement fort conséquent en nombre, en organisations et structures de société civile appelantes, et qualifié d’historique depuis 2013, date des mouvements populaires d’opposition autour de la Résistance de Gezi.
Les médias et les agences de presse, comme les relais politiques en Europe des “démocrates kémalistes”, font état de “paroles fortes” prononcées contre le régime à cette occasion par Kılıçdaroğlu.
Même en cherchant bien, je n’ai trouvé, pêle-mêle et en résumé que ces “paroles fortes” là :
Le pays est “dirigé d’une manière arbitraire” et “les limites du droit ont été dépassées”, “Le parlement en Turquie est hors service et le pays est dirigé par décrets par Erdoğan”, “l’indépendance judiciaire a été complètement abolie”. “Que personne ne pense que cette marche est la dernière, Le 9 juillet est une nouvelle étape, une nouvelle naissance. Nous avons écrit une légende”, ” Vous avez écrit l’histoire”.
Pas de quoi fouetter un kedi, et surtout rien qui n’indique autre chose qu’un vague rendez-vous d’avenir qui pourrait n’être qu’électoraliste.
Kılıçdaroğlu s’est placé en nouveau “petit père de la Nation” disponible, sous, et pour tenir le drapeau de la Turquie.
Et voici des paroles “fortes” qu’il prononçait déjà, mais aux côtés d’Erdoğan, dans un rassemblement géant commun AKP, CHP et ultra-nationalistes, sous le signe de l’unité nationale il y a presque un an, début août 2016 :
Vous avez écrit l’Histoire. Vous avez offert à la Turquie, une Histoire. Nous devons refuser, non seulement le coup d’état, mais toutes sorte de tutelle sur la démocratie. La démocratie est la volonté de la Nation. Nous devons effacer toute ombre sur la volonté de la Nation. Nous devons prendre le chemin, avec cette persévérance et cette détermination. C’est pour cela que nous disons, ‘Ni coup d’état, ni dictat, vive la démocratie complète’. Nous disons : démocratie de haut niveau. L’être humain du 21è siècle mérite une démocratie totale, et nous devons lutter pour cela. Nous devons nous approprier les valeurs fondatrices de la République. Mustafa Kemal et ses camarades en fondant la République, ont établi une Constitution en 1921. Le premier article de cette Constitution dit : ‘La souveraineté appartient inconditionnellement à la Nation’. Oui, la souveraineté appartient inconditionnellement à la Nation. Regardez, il ne dit pas ‘la souveraineté appartient à la Nation’, il dit ‘inconditionnellement à la Nation’. Il sacralise la Nation. Il élève le concitoyen.
Ou, si vous en voulez encore, du “fort” qui pique oriental :
Ecoutez mes paroles attentivement s’il vous plait. Le moindre d’effort, ou travail, ou œuvre d’un d’entre nous, perdu, est une perte commune de toute la Turquie. Je répète, une seule personne est lésée, c’est une perte pour tout le pays. C’est pour cela qu’en reconstruisant notre pays, nous ne devons pas créer de nouvelles injustices. Nous disons Droit, nous disons la suprématie du Droit, nous disons Justice, l’Etat doit s’élever sur des bases de Justice.
Il peut y avoir des manques, il peut avoir du trop, mais remettre la Turquie sur le chemin droit, est notre devoir à tous. Mon devoir, le devoir de ceux qui sont au pouvoir, le devoir des citoyens. Je promets depuis ici, luttons ensemble. Faisons ce qui doit être fait, ensemble.
Kılıçdaroğlu et le CHP ne font donc que rappeler dans cette marche, les 12 points qu’ils avaient apportés dans la corbeille de “l’unité nationale” il y a un an, et dont Erdogan s’est affranchi, en poursuivant son projet de pouvoir. Ils n’annoncent pas la “rupture” pour autant.
Ils le font sous les deux angles de la “justice”, mot valise qui englobe aux yeux de toutes les victimes du régime l’ensemble des “injustices”, et que Kılıçdaroğlu définit pourtant quasi uniquement comme “fondement constitutionnel de séparations de pouvoir qu’Erdoğan piétine”, et sous l’angle du “pouvoir personnel”, réduisant les partis au rôle congru, sauf celui du Président…
Les marcheurs et marcheuses, elles, eux, étaient là pour dire “basta” la répression, les purges, les arrestations, les jugements truqués, les pertes d’emplois sur décret, et pour part d’entre eux/elles, les exactions au Kurdistan, comme les suspensions d’élus et les mises sous tutelle de municipalités. Les femmes, les mouvements LGBTI, quant à elles, qui subissent une recrudescence de violences à leur encontre, auraient pu dénoncer tout en bloc.
La réponse qui leur est faite est celle d’un procès en légitimité, sur la possession du “drapeau national”, et des pseudos “liberté et justice” qu’il semblerait représenter, de par l’héritage kémaliste du père de la nation qui l’a brandi le premier.
Le débat ouvert concernerait donc, non pas la réalité d’une société socialement divisée à l’extrême, instrumentalisée dans sa religion, libéralisée pour garantir la manne de la corruption, et massacreuse d’une grande minorité de sa population, et ce sur fond de libéralisme capitaliste, mais ne serait donc qu’un problème institutionnel autour de la république et de celui qui tient la hampe du drapeau national.
Bien sûr, je caricature… Mais dans l’esprit de politiciens rompus à ces exercices d’opposition, toujours prêts à s’appuyer sur les misères sociales et les besoin populaires de “justice”, tout en veillant à ne pas déborder des limites “permises” par le pouvoir AKP, on sait bien que c’est la réalité du “fond de commerce” kémaliste. Toutes ressemblances avec la déliquescence des courants dits “socialistes républicains” européens serait volontaire.
Alors, n’y a‑t-il donc aucune voie possible pour mettre fin au pouvoir d’Erdoğan en se mobilisant sur ces questions de justice ? N’y a‑t-il pas une injustice commune à toutEs les opposantEs qui pourrait lier les combats ensemble, créer des liens et un front de refus ?
N’y aurait-il que l’alternative “guerre civile” ou “résignation” ?
Demain seul nous en apprendra sur les réponses possibles, et ce sont cependant les questions essentielles… Le “y a qu’à” n’y a pas sa place.
La pseudo opposition de la direction du parti CHP connait ces questions, et ce sentiment du “mieux que rien” qui réconforte, du “même petit” “bon à prendre”. Elle en joue aujourd’hui encore pour se remettre en ordre de marche pour de futures possibles échéances électorales.
Caractériser cette marche et ce rassemblement de “diversion“et de “coup de communication” serait sans doute fort. Mais il y a de cela néanmoins dans l’esprit de ses initiateurs à l’origine. Et si cela a pourtant donné des idées pour aller plus loin, c’est tant mieux.
C’est le pari qu’a fait le HDP en appelant au rassemblement. Mais ce pari semble si loin d’être gagné, puisqu’un “rentrez-chez vous, on s’en occupe, on se tient au courant”, semble avoir été le mot final du 9 juillet.
Quid des résistances et de l’organisation des soutiens pour tous les procès à venir en 2017 ? quid des résistances aux côtés des Nuriye et Semih, pointe immergée d’un iceberg des victimes sociales et politiques des purges ? Quid de la litanie des arrestations des défenseurEs des droits humains ? Quid du prétexte de “l’activité terroriste” de tout opposant au régime ?
Bref, ce régime n’est plus “en voie de…” depuis longtemps, et pourtant la fin de cette marche le décrit encore ainsi, comme une “république en péril”…
Et, comme après l’allégeance d’août 2016, qui avait vu la gauche traditionnelle turque, les milieux syndicaux, voire des courants dits “révolutionnaires”, se bercer d’illusions sur le front commun contre Erdogan derrière le CHP, on risque bien, dans les bilans qui vont être tirés, de voir bien des résistances se disperser ou se diviser encore… et de comprendre pourquoi le régime AKP a choisi contre la marche l’insulte plutôt que la répression ou la provocation.
Je sais que je ne me fais guère d’amiEs en regardant du côté du verre à moitié vide. Et je ne veux pourtant pas injurier l’avenir, ni surtout la réelle mobilisation de centaines de milliers à Istanbul et ailleurs ce dimanche.
Mais juger de l’avenir sous le drapeau de l’Etat-nation turc ne peut se faire qu’à l’échelle du siècle qu’a vécu la république, d’en regarder les constantes, celles qui ont chaque fois conduit aux massacres, aux mises en marge des peuples fondateurs dans la région.
Le mouvement kurde, dans une majeure partie de sa représentation politique, a pris ce recul, fait cette analyse, et en a tiré des leçons essentielles, en proposant le “confédéralisme démocratique” pour toute la Turquie, loin des querelles de drapeau et de religiosité, loin aussi de la revendication d’un “autre état-nation. Ce n’est pas encore le cas pour tous, et parfois d’ailleurs mal compris dans la diaspora liée aux gauches européennes en déconfiture, prompt à brandir le portrait d’Öcalan en continuant à soutenir des thèses d’avant les années 90 sur l’indépendance et l’état kurde… Quelques réflexions émergent fort heureusement à gauche en Europe, portées par les mouvements “écologistes libertaires” et anarchistes critiques. Suivre de près l’expérience politique du Rojava pourrait permettre de réfléchir plus avant sur ces remises en cause indispensables pour avancer.
A l’heure où les gauches européennes, même parfois dites radicales, ne veulent pas s’engager dans la casse des dogmes “nationaux souverainistes”, et au contraire ressaisissent les drapeaux nationaux, on ne peut penser non plus que l’opposition en Turquie avancera vite et à grand pas de marcheurEs autour de cette réflexion.
La Turquie biberonnée au kémalisme se prendra les pieds dans le drapeau probablement encore longtemps, et c’est là le grand art du Reis d’en avoir la pleine conscience, en l’intégrant dans ses pleins pouvoirs.
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Et parce qu’on me dira aussi que je fais l’impasse sur l’essentiel en 10 points du CHP, en voici une traduction rapide au raz du texte, drapeau au vent. Jugez vous-même des ruptures que cela implique depuis les 12 points d’il y a un an.
Les 10 points du CHP :
1- Que le bras politique de FETÖ soit révélé
Nous condamnons encore une fois et clairement, la tentative du coup d’Etat du 15 juillet. Le soir du 15 juillet, la posture honorable et déterminée de l’Assemblée Nationale, et le fait que notre peuple soit descendu dans la rue pour résister contre le coup d’Etat de FETÖ, fut une conquête constitutionnelle et démocratique pour notre pays. Nous appelons ceci “Le 15 juillet du peuple aide la rue”. Cependant, la révélation du bras politique de cette tentative est empêchée consciemment par le pouvoir. Pour la mémoire sacrée de nos 249 martyrs et 2301 blessés, le bras politique de FETÖ, doit être révélé, et des comptes doivent être demandés aux putschistes.
2- Levée immédiate de l’état d’urgence
En profitant de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, le pouvoir a fait un coup d’état le 20 juillet. Le 20 juillet, l’état d’urgence a été déclaré et l’autorité de l’Assemblée Nationale a été confisquée. Nous appelons ceci “Le 15 juillet du Palais”. Les pratiques d’état d’urgence, transformées en un coup d’Etat civil, ont réuni les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif dans les mains d’une seule personne. L’état d’urgence doit être levé immédiatement et l’Etat de Droit doit être rétabli, conformément aux principes universels. (note des kedi : il serait intéressant de revenir sur la genèse et l’approbation de cet état d’urgence, pour l’unité nationale…)
3- Rétablissement d’une Justice équitable
Le fait de mettre la Justice aux ordres de la politique est une trahison pour la démocratie. Par conséquent, l’indépendance et l’objectivité de la Justice, qui sont les principes incontournables de la sécurité de vie et des biens, et de la démocratie, doivent être rétablies. Le droit d’être jugé équitablement doit être rétabli complètement. Les pratiques qui vont à l’encontre des droits humains, telles que l’accusation de “crime collectif” doivent cesser.
4- Rétablissement de l’accès à la Justice, pour les victimes de l’état d’urgence
Aujourd’hui, les droits à l’accès à la Justice et à la sécurité sociale des victimes des pratiques de l’état d’urgence, ont été confisqués. Les victimes de l’état d’urgence ont été quasi livrés à la “mort civile”. Toutes les pratiques qui limitent les droits à l’accès à la Justice et à la sécurité sociale, tel que l’Etat de Droit l’exige, doivent cesser.
5- Les universitaires et fonctionnaires innocents doivent être rendus à leur travail
Les universitaires et fonctionnaires, qui n’ont aucun lien avec la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, ni avec l’organisation qui fut derrière celui-ci, mais dont, après le coup d’Etat civil du 20 juillet, les droits ont été confisqués seulement parce qu’ils sont considérés comme opposants au gouvernement, doivent être rendus à leur travail. Les députés incarcérés, en se basant sur les jurisprudences de la Cour Constitutionnelle, doivent être libérés immédiatement. (note des kedi : tous les actes d’accusation se basent sur Fetö et le terrorisme. Maintenir l’absolue nécessité de condamner le “bras Fetö” va être un casse tête pour ce point)
6- Que les journalistes soient libérés
Dans un pays où plus de 150 journalistes sont en prison, on ne peut parler de démocratie. Les journalistes emprisonnés seulement parce qu’ils faisaient leur travail, doivent être libérés, toutes les persécutions sur les médias doivent cesser. Les barrières sur la liberté d’expression doivent levées. (même commentaire que le précédent. Peut-on trier les “journalistes” ?)
7- La Turquie ne peut être dirigée par une Constitution illégale
La réforme constitutionnelle effectuée sous état d’urgence, dans des conditions où les discussions libres ne peuvent se dérouler, et de plus “en mobilisant tous les moyens de l’Etat”, est illégale. Une réforme qui, au lieu de répondre aux besoins de la société, répond aux attentes d’une seule personne, a été mise en vigueur, avec la décision illégale du Conseil électoral supérieur . Ceci est “une élection sans cachet”. La Turquie ne peut être dirigée par une constitution illégale, et ne doit pas l’être. (où en est la contestation des résultats ? Pourquoi avoir alors contribué à faire cesser les mobilisations de rue de l’après référendum ?)
8- Arrêt de l’érosion du principe de laïcité, dans l’enseignement.
Toute tutelle sur le système parlementaire démocratique doit être levée. L’Etat de Droit social, laïc, démocratique, basé sur les droits humains, et qui est le garant de la liberté de conscience et de croyance, doit être renforcé. Le principe de mérite, doit être pris comme base, pour embaucher et l’avancement dans le secteur public. L’érosion du principe de laïcité dans l’enseignement doit cesser, et les politiques qui produisent à nouveau de l’injustice sociale, doivent être changées. (jolis voeux pieux qui nécessitent un rapport de forces, déjà absent autour des mobilisations en cours contre les purges)
9- Les droits des femmes doivent être appliqués dans tous les domaines de la vie
Un ordre d’une injustice généralisée se poursuit, non seulement dans le domaine de Droit, mais dans tous les domaines de la vie sociale. Une volonté commune doit être établie et renforcée afin de faire disparaitre les injustices sociales qui sont vécues dans une éventail très large tel que , chômage, pauvreté, absence d’un paie pour une vie humaine, absence d’organisation, discrimination, violence généralisée, terrorisme. Sur les bases de l’égalité dans la citoyenneté, toutes les pratiques antidémocratiques qui défont notre paix sociale doivent cesser. La discrimination à l’encontre des femmes, qui est une des visions les plus graves de l’injustice sociale, doit être empêchée, les espaces de liberté des femmes doivent être protégés, les droits des femmes doivent être appliqués dans tous les domaines de la vie. (catalogue clientéliste qui mériterait un peu de soutien plus conséquent aux organisations féministes et… LGBTI )
10- Retour à une politique extérieure pacifiée
La politique extérieure agressive, menée dans les dernières périodes, a créé un cercle vicieux qui enracine également les injustices au sein de notre pays. La justice doit dominer, non seulement la politique intérieure, et la vie sociale, mais aussi les relations internationales. La Turquie, doit faire un retour vers une politique extérieure, respectueuse du Droit international, pacifique, et qui approche tous les peuples, les identités vivant sur ses terres, fraternellement et équitablement. La Turquie, doit tourner son visage vers la famille des Nations, qui donne de l’importance aux droits humains, à l’Etat de Droit, et à la Justice.
Bon, vous avez la feuille de route. Adhérez, faites adhérer. Ne posez pas de questions sur ce qui manque, sur le quotidien des résistances, le parti y pourvoira sans doute…