Tous les médias turcs, presse et télévisions, commentent “la marche pour la justice” partie d’Ankara il y a deux semaines pour rejoindre Istanbul.
Les médias européens ne sont pas en reste, qui se repaissent des dépêches AFP ou Reuters.
Les “condamnations” et “indignations” contre la marche, issues de différents sous-fifres du régime AKP, de ministres, nourrissent la presse alliée et soufflent les mots à écrire, depuis quinze jours, en Turquie.
Le Reis en personne s’est exprimé récemment sur le sujet. Il faut dire qu’il est bien occupé par des questions internationales et régionales, et que tant les “marcheurs” que les “grévistes de la faim” restaient en dernière place sur son agenda. Voler au secours du Qatar et y défendre là, des intérêts économiques vitaux pour la Turquie et une géopolitique régionale, y compris militaire, autorisant le maintien dans le bras de fer Irako-Syrien a mobilisé Erdoğan depuis une semaine. Il n’a pas chômé non plus lorsqu’il s’est agi de renforcer militairement la présence armée turque aux frontières syriennes des cantons du Rojava, et de réarmer ses alliés djihadistes syriens dans la zone.
Alors, sur la “marche”, il pouvait sans perdre trop de temps, expédier ses “analyses” en quelques interventions caricaturales dont il a le secret.
Cette marche rompt l’accord tacite passé il y a presque un an entre l’AKP (parti présidentiel) et le CHP (principal parti d’opposition en nombre de députés) autour de la “défense de la démocratie et de l’unité nationale”. Elle prolonge les protestations qui suivirent l’annonce des résultats du référendum constitutionnel donnant les pleins pouvoirs au Reis. La mobilisation pour le NON avait été forte, bien que faite déjà dans la division des “oppositions”. Le statu quo politique ne pouvait donc pas être une option dans la nouvelle situation institutionnelle crée, pour le CHP. Rappelons que les pouvoirs du Parlement sont réduits à portion congrue, et que pour le parti kémaliste dit d’opposition, dont l’activité principale est parlementaire, cela ne peut qu’à terme le marginaliser, voire le faire devenir une cible pour les “purges”.
Et c’est en effet ce qui vient de se passer avec l’emprisonnement du député CHP le 14 juin, Enis Berberoğlu, condamné à 25 ans de prison pour avoir dévoilé des “secrets d’Etat”. Il s’agissait, rappelons-le, d’avoir dévoilé à la presse les dessous des petits trafics d’armement avec les djihadistes syriens, déjà, dans un climat où les connivences avec Daech étaient au paroxisme. (9 janvier 2014).
Ce n’est donc pas en soi cet emprisonnement qui a déclenché la “marche”, mais la nécessité très politicienne du parti CHP de reprendre la main, à la fois pour sa survie politique, et pour trouver la porte de sortie dans le jeu de dupes de “l’unité nationale” qu’il avait conclu depuis un an avec l’AKP. Les fissures apparues au sein même de l’AKP après le référendum, et les mobilisations en résistance aux purges et répressions ont poussé la direction du CHP à réagir enfin hors du parlementarisme habituel. Et même si le Reis et l’AKP ont remis à plus tard de nouvelles élections éventuelles, la “marche” a aussi une forte odeur électorale.
Bien sûr, nous voilà loin des “analyses” que je lis ici ou là sur le “sursaut démocratique” face à une Turquie “en voie de…”. En voie de quoi au fait ?
N’y a‑t-il pas une ironie à entendre parler de “fascisme possible” dans la bouche de Kemal Kılıçdaroğlu, marcheur et dirigeant du parti kémaliste libéral CHP, alors qu’en Europe, on en est encore à parler de “dérive autoritaire”, de “démocratie en péril” ? Le même ajoute, à propos des réactions d’Erdoğan, en direction des journalistes occidentaux “Sa colère contre nous est la preuve que nous avons raison de faire cette marche”, “Ces mots sont appropriés pour un dictateur”…
Qu’a donc dit exactement le Reis, en plusieurs interventions ?
En voici un résumé, que vous trouverez partout…
“La ligne représentée par le CHP a dépassé l’opposition politique et pris une nouvelle dimension.”
“La route que vous avez empruntée est celle de Qandil et de la Pennsylvanie.”
“Si vous commencez des manifestations pour protéger les terroristes et ceux qui les soutiennent alors qu’il ne vous vient pas à l’esprit de faire des manifestations contre les organisations terroristes, vous ne pourrez convaincre personne que votre objectif est la justice”…
Pour “Qandil”, lisez bien sûr PKK, et pour “Pennsylvanie”, le Dracula Gülen…
Voilà donc à nouveau les doubles accusations qui figurent dans tous les procès verbaux qui président aux purges, aux emprisonnement, aux procès d’injustice en cours… Et qui frappent indistinctement tous les secteurs de la société civile comme politique. Et voilà ce qui pouvait motiver une “marche unitaire” contre le régime.
Qu’en est-il réellement ?
Rien que cette image symbolique du drapeau turc donne le ton.
On se croirait revenu au début des années 2000, ou AKP et kémalistes se disputaient à coup de drapeaux géants la propriété de la République et de la figure du père. Aujourd’hui, le drapeau a changé de camp, et il trône sur les villes détruites du Kurdistan, où dans les processions géantes de l’AKP à la gloire du Reis. Les ultra-nationalistes sont en grande partie devenus bigots ou soutiennent le régime, surtout lorsqu’il emprisonne et exécute les Kurdes et autres minorités “diviseuses de l’unité nationale”.
Alors, énoncer qu’aucun sigle de parti ne devra figurer dans la “marche” et y brandir celui de la turcité triomphante, ne peut être une garantie de construire l’unité des opposants au régime.
Et arrêtons-nous un instant sur le caractère qui se voudrait “réponse spontanée” à l’emprisonnement d’un député, dans une sorte de “trop c’est trop”. Des calicots, un drapeau géant, des bus peints… en 48h00 ? Je ne doute pas de l’efficacité du parti CHP, mais à coup sûr, l’initiative n’a rien d’une riposte populaire spontanée. Cela renforce d’autant plus la responsabilité du 2e parti de Turquie, dans la non-recherche depuis les résultats du référendum, de la construction d’un front du refus plus unitaire, et révélerait plutôt la préparation d’une opération plus politicienne programmée, alors que dans le pays des combats appelaient au secours depuis des mois et ne voyaient rien venir…
Et en effet, le HDP, dont une dizaine de députés croupissent en prison, dont Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, leurs principaux représentantEs, après que le CHP et l’AKP eurent voté en choeur, avant même le putsch manqué de juillet, la levée de leur immunité parlementaire, (les livrant ainsi au lynchage politique), le HDP dis-je, peut difficilement se ranger sous cette turcité affirmée. Voilà de fait ostracisée la véritable opposition combattante au régime, et avec elle les chances d’unité. Et pourtant, ses représentants ont appelé à amplifier cette “marche”, dès lors où elle concernerait TOUTES les répressions et purges, toutes les dénonciations des exactions du régime. Ainsi, ont-ils/elles dit “le rassemblement géant à Maltepe près d’Istanbul, devant la prison où est incarcéré depuis le 14 juin Enis Berberoğlu, devra se poursuivre jusqu’à Edirne, où sont emprisonnés d’autres députés et opposants”.
Selahattin Demirtaş a fait savoir à son tour ceci depuis sa prison : “Je n’ai pas de revendication pour que la marche continue jusqu’à Edirne où je suis incarcéré. Cette marche n’est pas une question de “marcher jusqu’à Edirne ou pas”, mais elle doit avoir pour objectif de rassembler toutes les oppositions. Le problème est un ‘besoin de justice’, bien au-delà de la fin de mon état d’incarcération et de persécution. Et par conséquent, la marche doit se transformer pour apporter la justice pour tout le monde, non pas que dans les paroles, mais dans la pratique. Les efforts pour que les dynamiques sociales puissent amener le pays sur le plat (sortir de la mauvaise pente) sont importants, et il est nécessaire d’aller au delà des paroles, et de rendre l’opposition sociale pérenne”.
La réponse à ce jour de Kılıçdaroğlu est celle-ci : il a affirmé qu’il n’appelait plus à ce que davantage de militants rejoignent la marche, mais plutôt à une forte mobilisation le 9 juillet à Maltepe pour marquer la fin de cette manifestation, inédite en Turquie.
Et sans doute “la fin” de la parenthèse de rue.
Cette marche turque qu’un Mozart refuserait de signer, tant elle comporte de fausses notes et d’absence complète d’unité, questionne donc davantage qu’elle n’enthousiasme.
Cette marche compose avec toutes les raisons de s’opposer, toutes les dénonciations de l’injustice. Elle a attiré en son sein celles et ceux qui souffrent des purges, des répressions et emprisonnements. Mais elle leurre celles et ceux qui en Turquie n’en peuvent plus, tout en consolidant une pseudo opposition libérale, qui discute de l’unité nationale et la dispute à Erdoğan.
Comme en juillet 2016, dans la réaction d’après coup d’état manqué, elle divise les forces d’oppositions plus qu’elle ne les rassemble. Et, comble des objectifs recherchés, elle dresse aussi un paravent médiatique devant l’innommable en train de se produire, qu’est la possible agonie de Semih et Nuriye.
Ce n’est donc pas la preuve d’une forte résilience des peuples de Turquie face au Reis et son régime qui décompose la société turque, mais celle du pouvoir de nuisance de tous les partisans de l’Etat-nation, contre les solutions de sorties par le haut des crises politiques et humaines, comme partout.
Alors, attention à la marche…
Ankara • De quoi se mettre en marche
Image à la une : Twitter @politikyol