Un extrait des “notes” sous forme de jour­nal que Nuri­eye pre­nait jusqu’alors, et tout par­ti­c­ulière­ment celles d’un jour de juin, en prison. En Europe, cette date est célèbre pour son “appel” à la résistance.

18 juin 2017

Voici les noms de celles et ceux dont les let­tres et fax sont arrivés jusqu’à moi cette semaine, c’est à dire entre les 12 et 16 juin.

(…)

Ce sont seule­ment ceux qui vien­nent de l’ex­térieur. Il y en a autant qui me sont envoyés de l’in­térieur de la prison. Mar­di et jeu­di, sont les jours où les let­tres sont dis­tribuées. Après 16h, j’at­tends, oreille ten­due à la porte. Je n’ar­rive pas à me con­cen­tr­er sur autre chose. On entend la voix du fac­teur frère Dur­muş, quand il dis­tribue les let­tres aux cel­lules voisines. Les min­utes qui passent le plus dif­fi­cile­ment, sont celles qui s’é­coulent pen­dant le moment ou il glisse les let­tres sous la porte de notre quarti­er, et que mes amies les pren­nent sur le sol, et les appor­tent dans ma cel­lule. Autant il y a de let­tres, autant cette attente est longue. Et moi, avec impa­tience je hèle “Sevaaaaal ! Tu viens ?”

Après, c’est la fête, la noce. “Aaah, untel m’a écrit, une telle m’a écrit !”. Je regarde pen­dant un moment, avec cris et excla­ma­tions, qui m’a écrit. Après je les classe selon moi, et je com­mence à les lire. Seval et soeur Gül­beyaz, pren­nent les let­tres qui leur sont adressées, les met­tent de côté et com­men­cent à m’é­couter. Je lis toutes les let­tres à voix haute. Quand je suis fatiguée, Seval con­tin­ue et j’é­coute. Cer­taines let­tres sont émou­vantes, d’autres amu­santes. Mais toutes, m’en­velop­pent. Je me sens pen­dant un temps, comme si j’é­tais sur un nuage.

Quand tout se ter­mine, c’est le moment de “Ah, untel n’a pas écrit” :)… Je ne donne pas de noms pour affich­er ici, mais je note tout, hein? Non je blague. En vérité, j’at­tends ces let­tres avec une forte sen­sa­tion de manque. Parce que vous me man­quez beau­coup. C’est un joli manque. Mais voilà, vous me man­quez. Même un tout petit salut d’unE d’en­tre vous me rend heureuse. Je regarde les pho­tos sur les jour­naux, je les coupe et les colle sur mon pan­neau. Vos photos !

Je suis curieuse de voir Yük­sel. Les résis­tantEs, les habi­tantEs de Yük­sel… Quand j’é­tais dehors, si les habituéEs de la résis­tance ne se pointaient pas deux jours, je com­mençais à être curieuse. Et ma curiosité n’en est pas une qui peut être con­solée par des infos dans les jour­naux. Par exem­ple, ma Güleç, que fait-elle ? Les jour­naux n’en par­lent pas. Ma Per­iş, vient-elle tous les jours, comme d’habi­tude ? Je ne sais pas. (Ma Nazan racon­tait heureuse­ment dans sa let­tre les détails con­cer­nant Yük­sel… j’ai eu cer­taines nou­velles). Je suis curieuse par exem­ple, de voir la rage de la police en met­tant les fleurs posées devant le mon­u­ment aux droits de l’homme, en pièces, et en les jetant. La colère dans leurs yeux… Qu’a-t-elle sen­ti la grande soeur Şengül, qu’en avez-vous pen­sé, vous ? La réac­tion de la population…

Au 100ème jour de la grève de la faim, une marche se serait déroulée à Istan­bul. Je suis curieuse de l’at­mo­sphère qui y rég­nait. Quels slo­gans ont été scan­dés, que dis­aient les déc­la­ra­tions ? Les artistes ont fait une vidéo [de sou­tien]. Qu’y fig­ure-t-il ? Que dis­ent-ils/elles ? Ici, de l’in­for­ma­tion la plus général­iste, au plus petit détail, tout est important.

Que peu­vent con­tenir d’autres vos let­tres, qui me feraient plaisir ? Si je ne vous con­nais pas, je voudrais faire con­nais­sance. Com­bi­en de frères et soeurs avez-vous, la couleur que vous préférez, vous pou­vez me racon­ter tout. Vous pou­vez partager avec moi, votre avis sur les livres que vous avez lu, ou un film que vous avez aimé. Ce sont des choses qui me tra­versent l’e­sprit. Vos obser­va­tions sur la vie, sur l’être humain. Par­lez-moi des endroits que vous avez vis­ités. Racon­tez-moi votre enfance. Je vous écouterai. (Je devrais dire “nous vous écouterons”. Quand je vous dis, écrivez-moi, je veux dire écrivez-nous, à nous deux, à moi et à Semih.)

Je ne vais pas pou­voir répon­dre, pour celles et ceux dont j’ai reçu les let­tres la semaine dernière, cités dans la liste que je don­nais au début de ma let­tre. Parce qu’il y a encore d’autres per­son­nes qui m’ont écrit avant et pour lesquelles je n’ai pas pu répon­dre. C’est leur tour. Mais j’ai un petit mot que je ne peux pas éviter :
Frère Veli, tu m’as touchée. Maîtres Ali et İnci, vos petits cadeaux ont égayé ma cel­lule, et votre let­tre m’a ren­due heureuse. Sev­inç, j’at­tends les livres avec impa­tience. Quand je les lirai, je t’en par­lerai à tra­vers ces let­tres pour tout le monde. Et cher Müc­ahit, je vais t’écrire indi­vidu­elle­ment. Je remer­cie toutes et tous qui m’ont écrit. Je ne vous lais­serai pas sans réponse.

Ma chère soeur Şengül, que les mains qui se sont lev­ées sur toi se cassent ! En voy­ant ce qui s’est passé, j’é­tais telle­ment en colère, que j’avais envie d’en­tr­er dans l’écran pour cass­er les bras de ces bour­reaux. Je suis admi­ra­tive de ta résis­tance, ta colère.

Ces images m’ont mis très en colère mais en même temps, j’ai aus­si ressen­ti de la fierté. Notre résis­tance a encore mon­tré que nous sommes invin­ci­bles. Ils nous ont pris en otages, ils ont essayé d’in­ter­dir Yük­sel aux travailleurs/ses, mais ils n’ont pas pu empêch­er la volon­té de deman­der son tra­vail. Ils ont attaqué avec la dém­a­gogie du ter­ror­isme, mais ils n’ont pas pu con­tin­uer quand le peu­ple s’est appro­prié la demande.

Et qu’ont-ils fait aus­si ? Ils ont crée chez soeur Şengül une volon­té qui a cassé les bar­rières. Je ne peux pas leur dire mer­ci, mais j’ai une autre chose à dire. Ce qu’ils nous ont fait ne sera pas oublié. Le peu­ple n’ou­bliera pas qu’ils ont châtié par la prison, notre reven­di­ca­tion de tra­vail, pain et jus­tice, que nous avons appuyé par la grève de la faim, qu’ils nous ont séparé de celles et ceux que nous aimons, qu’ils met­tent à l’épreuve notre faim, par l’isole­ment, et les images des travailleurs/ses trainés sur le sol tous les jours.

Nous, nous n’ou­blierons pas ! Même si les pois­sons oublient de nag­er, les oiseaux de vol­er, je n’ou­blierai jamais ce qu’on a fait subir à mes amiEs. Rien ne peut me faire oubli­er les souf­frances infligées à nos mères, ma mise en garde-à-vue, en trainant mon corps en jeûne depuis 74 jours devant ses yeux, les larmes de ma petite mère, son inquié­tude, la douleur de mère Kezban, de mère Sul­tan et les tor­tures qu’elles ont subies pour avoir essayé de pro­téger leurs enfants. Je n’ou­blierai ni le doigt cassé de Deniz, le coeur tout affolé d’A­cun, le dos meur­tri du grand frère Veli, la souf­france de mon Esra, de Nazo, de Nazan, ni même ce qu’on a fait subir jusqu’à cha­cune de nos fleurs.

Nuriye

Puisse-t-il que ce sourire ne s’éteigne jamais…


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