Un arti­cle paru le 30 juin sur Ori­ent XXI et signé Jean-Michel Morel, en écho aux édi­tions récentes de l’ou­vrage de Pierre Bance et celui, col­lec­tif, mené sous la direc­tion de Stephen Bouquin, Mireille Court et Chris Den Hond, à pro­pos du con­fédéral­isme démoc­ra­tique kurde et au delà.

Un autre futur pour le Kur­dis­tan. Munic­i­pal­isme lib­er­taire et con­fédéral­isme démoc­ra­tique de Pierre Bance et l’ouvrage col­lec­tif mené sous la direc­tion de Stephen Bouquin, Mireille Court et Chris Den Hond, La Com­mune du Roja­va. L’alternative kurde à l’État-nation, sont deux livres récem­ment pub­liés qui ten­tent d’éclairer, au-delà du dur com­bat pour un Kur­dis­tan con­fédéral et démoc­ra­tique, le pro­jet de société, l’utopie éman­ci­patrice qui guide les Kurdes.


Rojava • Les Kurdes entre utopie et guerres

Tabqa a été récem­ment libérée et nul doute que Raqqa le sera bien­tôt. L’abandon par l’organisation de l’État islamique (OEI) de cette ville dev­enue l’une de ses deux « cap­i­tales » — l’autre étant Mossoul — mar­quera un nou­veau tour­nant de la guerre en Syrie. Le pre­mier et le plus décisif ayant été la vic­toire rem­portée par les Kur­des des Unités de pro­tec­tion du peu­ple (YPG) à Kobané en jan­vi­er 2015. Depuis, les YPG se sont fon­dues dans une armée arabo-kurde plus vaste, les Forces démoc­ra­tiques de Syrie (FDS). Ce sont elles qui, soutenues par les Améri­cains et les Russ­es, sont appelées à jouer un rôle décisif dans la prise de Raqqa.

Non seule­ment le com­bat des YPG se révèle mil­i­taire­ment effi­cace, mais de plus, il est por­teur d’un pro­jet de société pour l’étape suiv­ante. Le Par­ti de l’union démoc­ra­tique (PYD), « frère » du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK) n’entend pas, une fois la paix rétablie, accepter une sorte de statu quo et que les Kur­des se retrou­vent sous la férule d’un dic­ta­teur comme Bachar Al-Assad. Avec le risque de ten­ta­tives d’éradication de leur peu­ple, de sa cul­ture et de son his­toire, ain­si que cela s’est pro­duit dans les années 1960. La recon­nais­sance d’une iden­tité kurde dans ce que le PYD a renom­mé la « Fédéra­tion démoc­ra­tique du nord de la Syrie », ou Roja­va, s’impose donc. Il ne s’agit pas de l’indépendance d’un ter­ri­toire grand comme la Bel­gique, par ailleurs riche en pét­role et gre­nier à blé du pays, mais d’une autonomie réelle à l’intérieur d’un état fédéral.

Deux livres parus récem­ment éclairent sur la nature de cette aspi­ra­tion à la démoc­ra­tie et sur les con­di­tions extrême­ment vio­lentes dans lesquelles elle tente de se réalis­er. Celui de Pierre Bance, Un autre futur pour le Kur­dis­tan. Munic­i­pal­isme lib­er­taire et con­fédéral­isme démoc­ra­tique (édi­tions Noir et Rouge) est une étude uni­ver­si­taire d’une grande rigueur, qui pose des ques­tions à pro­pos de l’instauration d’une société sans État, de la mise en place d’une démoc­ra­tie directe, de l’organisation d’une fédéra­tion de com­munes autonomes, de la façon de con­tenir un pou­voir cen­tral tout en accom­pa­g­nant son proces­sus de dépérisse­ment. L’auteur con­duit ce tra­vail avec mod­estie : « Je ne cherche pas à avoir rai­son. Je cherche à com­pren­dre, à partager ce que je sais, puis à appren­dre ce que je ne sais pas. » De même, à pro­pos du « con­fédéral­isme démoc­ra­tique », ten­ta­tive prag­ma­tique pour instau­r­er un fait réelle­ment com­mu­nau­taire, en tant que penseur lib­er­taire, il nous prévient :

La pire des choses serait une adhé­sion les yeux fer­més au crédit du roman­tisme révo­lu­tion­naire ou son pen­dant, un rejet sans appel au nom de la pureté anarchiste.

Son livre offre les clefs per­me­t­tant de tenir sur cette ligne de crête.

L’autre ouvrage est le résul­tat d’un tra­vail col­lec­tif mené sous la direc­tion de Stephen Bouquin, Mireille Court et Chris Den Hond. Inti­t­ulé La Com­mune du Roja­va, l’alternative kurde à l’État-nation (édi­tions Syllepse), il rassem­ble les con­tri­bu­tions d’une ving­taine de spé­cial­istes du Proche-Ori­ent, d’intellectuels sol­idaires et de pro­tag­o­nistes du mou­ve­ment kurde de libéra­tion et de sol­i­dar­ité avec le Roja­va. Il s’ouvre sur la pro­fes­sion de foi du soci­o­logue et philosophe Michael Löwy qui donne toute sa force à l’ouvrage : « Le Kur­dis­tan lib­er­taire nous con­cerne ! » C’est pourquoi les trois coor­di­na­teurs ter­mi­nent leur pré­face en affir­mant leur posi­tion de mil­i­tants et de témoins actifs :

Nous auri­ons aimé rassem­bler davan­tage d’informations sur l’expérience d’autogouvernement, sur l’acquisition d’une con­di­tion égal­i­taire pour les femmes et sur la réal­ité d’une admin­is­tra­tion “post-nationale”. Mais cela n’est qu’une ques­tion de temps et, en atten­dant, nous espérons que le matéri­au d’ores et déjà rassem­blé pour­ra nour­rir les échanges, soutenir des actions de sol­i­dar­ité, voire inspir­er les mobil­i­sa­tions que nous menons en France en en Europe.

Pour autant, il ne s’agit pas d’un pam­phlet des­tiné à con­forter des con­va­in­cus dans leur point de vue, mais un argu­men­taire doc­u­men­té d’où, par ailleurs, l’émotion n’est pas absente.

UNE PENSÉE LIBERTAIRE

Ces deux pub­li­ca­tions sont com­plé­men­taires. Elles expliquent com­bi­en il est com­plexe, dans un pays frag­men­té par des répar­ti­tions eth­niques et des diver­gences religieuses, de pro­pos­er un pro­jet poli­tique fédéra­teur. Com­bi­en il est dif­fi­cile de faire aboutir des change­ments de men­tal­ité qui ques­tion­nent et refusent le patri­ar­cat, pour­voyeur d’inégalités entre les hommes et les femmes. Com­bi­en il est ardu d’abandonner la ges­tion ver­ti­cale des insti­tu­tions pour lui sub­stituer une démoc­ra­tie « horizontale ».

Le « con­fédéral­isme démoc­ra­tique » que met en avant le PYD prend sa source dans la réflex­ion théorique du leader his­torique des Kur­des, Abdul­lah Öçalan, actuelle­ment détenu dans l’île-prison turque d’Imrali et, depuis 2002, con­damné à per­pé­tu­ité. Tirant les leçons d’amers échecs stratégiques et d’une approche par trop dog­ma­tique du réel, Öçalan a décidé de rompre avec une pen­sée sclérosée qui a fini par se car­i­ca­tur­er elle-même pour s’imprégner de celle d’un lib­er­taire améri­cain, Mur­ray Bookchin. Se référant aux grands ancêtres de l’anarchie (Pierre-Joseph Proud­hon, Mikhaïl Bak­ou­nine, Pierre Kropotkine), Bookchin « inscrit le munic­i­pal­isme lib­er­taire dans l’idée que la com­mune libre, indépen­dante, est la base, l’unité de la nou­velle société com­mu­niste », cite Pierre Bance (p. 56).

Dans le munic­i­pal­isme lib­er­taire, le cap­i­tal­isme et son sup­port juridique la pro­priété privée, l’État et ses organes de “vio­lence légitime”, les class­es et les hiérar­chies dis­parais­sent. Ils ne sont pas abo­lis. Dans la vision de Bookchin, les nou­velles formes d’organisation poli­tique, sociale et économique qui sont pro­gres­sive­ment mis­es en place les ren­dent inutiles (p. 57).

Mais en 1996, lucide, Bookchin déclarait : « le mou­ve­ment munic­i­pal­iste lib­er­taire n’existe pas » (p. 95). Dans le con­texte on ne peut plus défa­vor­able du con­flit en Syrie, les Kur­des, rel­e­vant le dra­peau de cet idéal retrou­vé, ten­tent mal­gré tout de lui don­ner corps. Pour Öçalan, que cite encore Pierre Bance, la pierre angu­laire, la con­di­tion impéra­tive de la réus­site de cette ambi­tion éman­ci­patrice réside dans l’égalité entre les hommes et les femmes. Il le for­mule avec une rad­i­cal­ité sans con­ces­sion : « L’esthétique, c’est-à-dire le fait de ren­dre la vie plus belle, est pour la femme une ques­tion exis­ten­tielle » et « Sur le plan éthique, la femme est plus respon­s­able que l’homme ».

Dans La Com­mune du Roja­va, la mil­i­tante Fadile Yildirim rap­pelle que « la car­ac­téris­tique fon­da­men­tale de l’État, du pou­voir, de la hiérar­chie et de tous les autres types de sou­veraineté, c’est l’idéologie sex­iste dom­inée par les hommes » (p. 160). Et la chercheuse Dilar Dirik met en lumière l’articulation entre com­bat pour l’égalité et pou­voir non étatique :

Il est intéres­sant de not­er que, même si la libéra­tion des femmes a tou­jours fait par­tie de l’agenda du PKK, le mou­ve­ment d’auto-organisation des femmes est devenu plus solide dès que le mou­ve­ment a aban­don­né un pro­jet d’un État-nation pour adhér­er au pro­jet de l’autonomie démoc­ra­tique (p. 151).

ÉTAT-NATION VERSUS « POLYPHONIE COMMUNAUTAIRE »

La ques­tion de l’abandon de la notion d’État-nation, sorte de révo­lu­tion coper­ni­ci­enne dans le champ de la cul­ture poli­tique, prend tout son sens dès qu’on la met en per­spec­tive avec la volon­té longtemps réaf­fir­mée des Kur­des de con­stituer une nation, per­spec­tive que le traité de Sèvres de 1920 envis­ageait de con­cré­tis­er dans le nord-est de l’Anatolie. Promesse non tenue à peine trois ans plus tard par le traité de Lau­sanne, les Kur­des étant alors répar­tis entre la Turquie, l’Iran, la Syrie et l’Irak. Öçalan for­malise sans ambiguïté ce délestage théorico-pratique :

Au départ, l’objectif du PKK était de couron­ner l’existence du peu­ple kurde d’un État-nation. Mais vers la fin de cette péri­ode (1984–2009), nous avons réal­isé que cette couronne était super­flue. Au con­traire, elle est la source de nom­breux prob­lèmes nou­veaux, comme nous l’avons réal­isé et appris par de nom­breux exem­ples. Une con­sti­tu­tion démoc­ra­tique de la société est donc bien plus importante.
Cité par Pierre Bance, p. 133.

La tra­duc­tion de ce renon­ce­ment à une patrie eth­nique­ment pure se véri­fie dans la Charte du con­trat social et de l’autonomie démoc­ra­tique du Roja­va. Adop­tée en jan­vi­er 2014, elle con­cerne les trois can­tons de Jazi­ra, Efrin et Kobané.

La Charte n’institue pas un État, le mot est ban­ni, mais une con­fédéra­tion des peu­ples habi­tant les trois can­tons, “une poly­phonie com­mu­nau­taire” : Kur­des, Arabes, Assyriens, Chaldéens, Syr­i­aques (Araméens), Turk­mènes, Arméniens et Tchétchènes choi­sis­sent de vivre ensem­ble dans le respect mutuel, le plu­ral­isme et la par­tic­i­pa­tion démoc­ra­tique “pour que tous puis­sent s’exprimer libre­ment dans la vie publique” (préam­bule de la Charte, alinéa 3). Elle se réfère aux principes de l’autonomie démoc­ra­tique (préam­bule, 1er alinéa).
Pierre Bance, p. 153–154.

C’est aus­si ce que con­firme l’analyse de Riza Altun, l’un des cofon­da­teurs du PKK :

Après la Pre­mière Guerre mon­di­ale, la par­ti­tion du Moyen-Ori­ent en États nationaux n’a fait que créer davan­tage de prob­lèmes. Donc, se con­cen­tr­er sur l’établissement d’un État nation­al kurde exac­er­berait les prob­lèmes existants.
Riza Altun in La Com­mune du Roja­va, p. 77.

UNE UTOPIE ÉMANCIPATRICE

Pour repren­dre la sym­bol­ique util­isée par Abdul­lah Öcalan, si couronne il y a, en plus des joy­aux que sont la démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive, l’abandon du con­cept d’État-nation et l’égalité homme-femme, il faut ajouter la préoc­cu­pa­tion écologique et la laïc­ité. Sans oubli­er la san­té, l’éducation et le social. Pour le coup, l’ensemble con­stitue un orne­ment pro­pre à con­sacr­er une utopie exemplaire.

De même que les autres con­sti­tu­antes du pro­gramme d’émancipation, le souci de l’écologie se con­stru­it au plus près des pop­u­la­tions. C’est ce que rap­porte Mireille Court lorsqu’elle racon­te com­ment, dans le camp de réfugiés de Max­mur, près de Mossoul, les habi­tants ont débat­tu dans le cadre des comités pop­u­laires sur les OGM dis­tribués gra­tu­ite­ment par l’ONU. « Mais après deux ans, il a fal­lu les acheter, ces semences étant stériles. Ils ont donc décidé de refuser ce mode de pro­duc­tion et de pro­duire à par­tir des semences anci­ennes, sans pes­ti­cides » (La Com­mune du Roja­va, p. 201). Le même ques­tion­nement s’est fait jour con­cer­nant la con­struc­tion de bar­rages sur l’Euphrate et des con­séquences de celles-ci sur l’écosystème.

Quant à la laïc­ité, elle est aus­si un élé­ment struc­turant puisqu’elle garan­tit l’acceptation des dif­férences religieuses. Pour autant, elle est pen­sée par Öcalan comme n’étant pas une néga­tion du fait religieux. En revanche, il dénonce les « “temps où fut établi un lien de causal­ité entre le pou­voir de l’État et la volon­té divine” et où la reli­gion devint pili­er de l’État » (cité par Pierre Bance, p. 114).

Bien sûr, l’histoire a toute sa place dans les deux pub­li­ca­tions, comme réc­it d’un passé le plus sou­vent con­sti­tué d’une oppres­sion vio­lente exer­cée par les autorités cen­trales des qua­tre états où rési­dent les Kur­des. L’histoire en train de se faire et qui, à ce jour, est con­sti­tuée de douloureuses con­vul­sions ; et l’histoire à venir. Pierre Bance et les auteurs de La Com­mune du Roja­va inscrivent ce futur dans une per­spec­tive qui, selon le souhait des ini­ti­a­teurs du con­fédéral­isme démoc­ra­tique dépasse leurs ter­ri­toires frag­men­tés et même la région dans laque­lle ils se situent.

Les Kur­des sont per­suadés que leur aspi­ra­tion à une société plus juste est la clef d’un retour à la paix au Proche- Ori­ent et à la fin des régimes total­i­taires. Ils con­sid­èrent aus­si qu’elle peut excéder toutes ses lim­ites ter­ri­to­ri­ales d’origine. C’est la con­clu­sion à laque­lle aboutit Eirik Eiglad, mem­bre norvégien de New Com­pass Collective :

Les con­flits qui divisent aujourd’hui vio­lem­ment les peu­ples autour de cli­vages religieux et nationaux peu­vent poten­tielle­ment être dépassés à l’aide de nou­velles struc­tures con­fédérales qui per­me­t­tent l’autonomie cul­turelle et la démoc­ra­tie directe. Une autre démoc­ra­tie est possible.
La Com­mune du Roja­va, p. 181.

En écho à ces pro­pos, que les scep­tiques pour­raient ramen­er à une exhor­ta­tion sans fonde­ment, Pierre Bance affirme : « Si les Kur­des sont les déposi­taires de l’idée, ils n’en revendiquent ni la pro­priété ni le mono­pole : elle appar­tient à tous, nous sommes tous concernés. »

Jean-Michel Morel

Écrivain, ancien médi­a­teur culturel


Lire les ouvrages :

Pierre Bance
Un autre futur pour le Kur­dis­tan. Munic­i­pal­isme lib­er­taire et con­fédéral­isme démocratique
Édi­tions Noir et Rouge, 2017.

Stephen Bouquin, Mireille Court et Chris Den Hond (dirs).…
La Com­mune du Roja­va. L’alternative kurde à l’État-nation
Édi­tions Syllepse, 2017.


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