Dans un article récent, nous publiions les propos de Selahattin Demirtaş, qui mettait en avant les vertus de “l’humour populaire”, pour être entendu et compris sans haine ni hargne, malgré toute la gravité de la répression qui s’abat.
Voici donc un texte, écrit en prison, par Selahattin Demirtaş, (et à l’origine publié en turc sur Birgün), traduit en français par Kedistan, qui illustre bien la démarche.
Mon incarcération est encore trop récente pour oublier le bruit de la vie, qui continue à couler abondamment au dehors. Elle n’est pas assez longue non plus, pour devenir donneur de leçons, dans un pays où il y a des otages emprisonnés depuis plus de 25 ans. Mais je pense qu’écrire mes impressions sur le monde carcéral est de mon devoir.
Un des objectifs de notre incarcération est aussi de répandre la peur dans la société, intimider tout le monde par la menace d’emprisonnement. Le devoir qui nous revient alors, est de rendre ces efforts vains. De toutes façons ‘la peur n’aide pas la mort’ [proverbe turc]. Si nous devons casser le climat de peur pour entrer dans la saison du courage, au lieu de se plier par peur, devant les injustices et les illégalités, il est plus sage de taquiner la peur.
J’écris pour que vous ayez, au cas où vous vous feriez arrêter, des informations fraîches entre vos mains. A vrai dire, il n’y a pas de nouveautés qui valent la peine d’en parler… Je vais écrire donc à propos de différentes petites choses de la vie quotidienne. Vous mémoriserez ce que vous trouverez utile…
Quand vous entrez dans la prison, ils vous fouillent et confisquent tout ce qui est interdit d’y faire entrer. Mais ils ne peuvent pas confisquer vos “opinions”, celles qui sont montrées comme motifs de votre incarcération. Vous pouvez donc les faire entrer à l’intérieur. C’est une drôle de pratique.
Les premiers jours, lorsque vous êtes sortis de la cellule, vous pouvez paniquer un instant dans le couloir, et chercher votre clé en pensant que vous l’auriez oublié à l’intérieur. Pas de panique ! Ici, il y a beaucoup de serrures, mais il n’y a aucune clé.
Les personnes qui vous rendent visite, vous trouvent à domicile chaque fois, sans problème. Personne ne leur dit “Monsieur vient de quitter le local pour une réunion”, ou “Il est actuellement en congé annuel, si vous avez un message, nous lui transmettrons”. En quelque sorte, vous n’avez pas de prétexte…
Ne soyez pas triste, si dehors, vous êtes une personne aimée, respectée et qui compte pour votre entourage. Ici, vous êtes comptés au moins deux fois par jour. C’est mieux que rien. Essayez d’en tirer un peu de bonheur.
Vous n’avez pas ici, cette inquiétude qui vous fait dire “Zut je n’ai plus de batterie !” Votre batterie ne se décharge jamais ici. Soyez tranquilles, ne vous stressez pas.
Ils ne peuvent pas vous couper votre connexion Internet non plus, comme ils le font d’habitude, lorsque les événements s’intensifient. C’est vraiment une sensation de sérénité, qui donne un avant goût de liberté.
Pour celles et ceux qui se plaignent de ne jamais passer à la télé, il y a des des mesures prises. Il y a des caméras qui vous filment 24h sur 24 et des potes qui vous suivent attentivement sur leurs écrans.
Mes amiEs, qui courez toute la journée en pleine sueur, pour ne pas rater le bus, le métro, le ferry, cet endroit est fait pour vous. Parce que le véhicule des transferts appelé ‘ring’ ne part absolument pas avant que vous y montiez. Une grande importance est portée à la satisfaction des voyageurs.
Vous êtes arrivés au point de ne pouvoir vous rendre nulle part, sans l’aide de votre appareil de navigation GPS ? Ne vous en faites pas, au moins 4 gardiens vous amènent partout où vous devez aller.
Il y aura certainement des copains co-détenus, qui voudront vous taquiner, en vous disant “Tiens la porte sonne, tu peux ouvrir?” Ne vous faites pas avoir.
Si vous entendez des bruits la nuit, vous pouvez être sûrs qu’il ne s’agira pas de voleurs. Il y en a des voleurs, dans la prison, mais ils sont dans d’autres quartiers et cellules. De toutes façons, ce sont de petits voleurs. Les grands ne sont pas mis en prison. Il n’y a pas de raison pour avoir peur.
Ici, personne ne vous menace de vous envoyer en prison. C’est une sensation plutôt agréable.
Pour celles et ceux qui s’énervent en disant “ça fait dix minutes que j’ai envoyé un message, on ne m’a toujours pas répondu !”. Ici, le temps qui s’écoule entre une lettre envoyée et sa réponse est au minimum d’un mois. Excellente méthode pour apprendre à contrôler sa colère.
Ce n’est pas la peine d’ajouter sur la liste de cantine, des choses comme pioche, scie, faucille, marteau. Ils ne les fournissent pas, les vilains.
Ici, il y a des enseignants, des directeurs, des sous directeurs, mais n’espérez pas voir le jour où vous aurez votre bulletin de fin d’année et où vous partirez en vacances. Pas de bulletin. Information sûre.
Même si vous frimez en disant “je suis le gendre d’une famille de Lice” [allusion à une tribu kurde de Lice très influente] ça ne sert à rien. Ne cherchez pas la faute chez votre beau-père. C’est le système qui est comme ça.
Ceux d’Izmir appellent les grains de tournesol “çiğdem”. Ici aussi comme dehors, ça ne change pas. [Les habitants d’Izmir ont des appellations particulières, bien à eux pour certaines choses. Par exemple gevrek à la place de la pâtisserie au sésame que tout le monde appelle simit.]
Ici aussi “la vie est courte, les oiseaux volent”, ici aussi “même si tu es un dragon ça ne change rien”, ici aussi “le vrai amour est ne pas céder”…
Selahattin Demirtaş
English Selahattin Demirtaş • Turkish Prison User Instructions