Une marche d’Ankara à Istan­bul se déroule en sou­tien à Enis Berberoğlu,  député du Par­ti répub­li­cain du peu­ple (CHP, kémal­iste), qui a été con­damné le 14 juin à 25 années d’emprisonnement pour avoir fourni au quo­ti­di­en Cumhuriyet la fameuse vidéo mon­trant les ser­vices turcs (MIT) organ­is­er des livraisons d’armes à l’in­ten­tion de dji­hadistes en Syrie.

Cette affaire avait don­né lieu à une chas­se aux sor­cières déjà, con­tre les jour­nal­istes qui l’avait pub­liée et com­men­tée, dont Can Dün­dar, aujour­d’hui en exil for­cé. La fureur d’Er­doğan, à l’époque, fut telle qu’il promit au rédac­teur en chef de Cumhuriyet, qu’il en “paierait le prix”. Exilé donc en Alle­magne, il fut con­damné l’an­née dernière à cinq ans et dix mois d’emprisonnement.

  Livraisons d’armes Drôles de camions !
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Enis Berberoğlu, qui com­para­is­sait libre mer­cre­di, a été incar­céré immé­di­ate­ment après l’an­nonce du ver­dict par le tri­bunal. Un appel de cette déci­sion a été déposé dès jeu­di matin, ce qui n’a cepen­dant pas directe­ment d’in­ci­dence sur l’emprisonnement.

Jusqu’i­ci, la vin­dicte du pou­voir d’Er­doğan con­tre les députés d’op­po­si­tion s’ex­erçait con­tre le HDP, seul par­ti rad­i­cale­ment en oppo­si­tion résolue avec l’AKP. Les unEs après les autres, après leur lev­ée d’im­mu­nité par­lemen­taire (votée par le CHP égale­ment, rap­pelons-le), plus de dix députéEs, dont le prési­dent et la co prési­dente du HDP, ont été jetés en prison, avec des accu­sa­tions d’ac­tiv­ités liées à la loi “ter­ror­isme” (votée elle aus­si par le CHP, nou­veau rappel).

La fameuse “unité nationale pour la démoc­ra­tie”, engagée après le coup d’é­tat man­qué de 2016, entre les ultra-nation­al­istes, l’AKP et le CHP, avait déjà été sérieuse­ment endom­magée avec le référen­dum pour le change­ment con­sti­tu­tion­nel, qui a don­né les pleins pou­voirs à Erdoğan et la pos­si­bil­ité pour lui de trac­er son chemin jusqu’au delà de 2023.

Cette fois, les pan­car­tes brandies, dénonçant “l’in­jus­tice”, à pro­pos de Enis Berberoğlu, pour­raient être tout autant util­isées pour soutenir toutes les vic­times des procès et des purges, toutEs les députéEs, éluEs, respon­s­ables empris­on­néEs, jour­nal­istes, artistes, écrivainEs… Le régime AKP n’est pas seule­ment “injuste”. Il mène une poli­tique de répres­sion et de polar­i­sa­tion de la société turque, une poli­tique de ter­reur vis à vis de son oppo­si­tion, d’a­partheid social vis à vis de toutes ses minorités. Les dirigeants du CHP font mine de s’en apercevoir, main­tenant qu’ils la subis­sent directe­ment par la con­damna­tion d’un de leur député.

La réac­tion de ces jours derniers fut forte, et sym­bol­ique­ment, Kılıç­daroğlu a entamé une “marche”, avec plusieurs mil­liers de per­son­nes, pour par­courir les 450 km qui sépar­ent Ankara d’Is­tan­bul. L’a­gence AFP écrit : Des images le mon­trent, marchant, chemise blanche et pan­talon noir, ten­ant une pan­car­te avec le mot “Jus­tice” inscrit en let­tres rouges. Les par­tic­i­pantEs à la marche, eux/elles, scan­daient “Ne restez pas silen­cieux. Si vous êtes silen­cieux, votre tour vien­dra”,  “Côte à côte con­tre le fascisme”.

Nous sommes venus pour la jus­tice”,  déclare encore à l’AFP Fun­da Sakalıoğlu, une man­i­fes­tante, qui a qual­i­fié la marche de “mise en garde”. “Nous sommes face à une dic­tature”. Nous voilà, comme lors des man­i­fes­ta­tions con­tre le résul­tat en par­tie truqué du référen­dum, face à un sérieux décalage entre une base d’op­po­si­tion et la direc­tion d’un par­ti qui dénonce tou­jours les “excès” du pou­voir d’Er­doğan, tout en se gar­dant de plac­er dans ces excès la traque des opposantEs du HDP, et les affron­te­ments récur­rents avec le mou­ve­ment kurde, voire les attaques extérieures de l’ar­mée turque con­tre le Roja­va aux fron­tières syriennes…

Dif­fi­cile donc, de voir dans cet appar­ent “réveil” de l’op­po­si­tion con­tre le pou­voir et une déci­sion d’in­jus­tice, par­mi tant d’autres, quo­ti­di­ennes, con­tre toute oppo­si­tion, un “print­emps” turc. 

Semih et Nuriye ont dépassé en prison leurs 100 jours de grève de la faim. Il/elle ne marcheront donc pas aux côtés de Kılıç­daroğlu demain. Si les marcheuses/marcheurs, pou­vaient se munir de pan­car­tes rap­pelant leur cal­vaire, tout comme de quelques por­traits choi­sis par­mi celles et ceux qui passent aus­si en procès ces jours de juin (Aslı Erdoğan, Ahmet Altan…), ou d’autres, qui croupis­sent en prison (Zehra Doğan, Sela­hat­tin Demir­taş, Figen Yüsek­dağ…), cette marche aurait une autre valeur, celle d’une rup­ture poli­tique, celle de la fin de “l’u­nité nationale” défen­dant l’é­tat d’urgence.

Même si toute man­i­fes­ta­tion d’op­po­si­tion con­tre le régime est bonne à pren­dre, et à encour­ager, il est à crain­dre qu’elle ne serve seule­ment de soupape, et ne décourage une fois encore celles et ceux qui dés­espèrent d’une issue poli­tique autre qu’un affron­te­ment vio­lent à venir. Pour le pou­voir AKP, cette déci­sion d’in­jus­tice, sur un sujet qui lui per­met d’en­ter­rer une “affaire”, est aus­si un test, pour aller plus loin encore dans la dis­per­sion poli­tique, la divi­sion et l’é­parpille­ment des oppositions.

https://www.youtube.com/watch?v=T7spvLqtFqY

Quelques per­son­nes hèlent Kemal Kılıç­daroğlu : “Mon­sieur le Prési­dent [du CHP], Mon­sieur le Prési­dent ! Si vous n’aviez pas voté ‘oui’ [pour la lev­ée de l’im­mu­nité des députés du HDP], ça ne se passerait pas comme ça !” Ils répè­tent ces pro­pos à plusieurs repris­es, jusqu’à ce que les policiers en cor­don, qui sécurisent le cortège les for­cent à ren­tr­er dans leur voiture : “Ren­trez crétins !”

Il ne faut donc pas con­fon­dre celles et ceux qui vien­nent deman­der aux dirigeants du CHP d’aller plus loin, avec ce qu’on nous présente comme des “heurts” qui auraient été provo­qués par le pou­voir, en con­tre manifestation…

La marche con­tin­ue… le 16 juin 2017, 2ème jour :

Et quand bien même l’or­gan­i­sa­tion de cette marche, relayée dans d’autres villes de Turquie, ressem­blerait encore à une “com­péti­tion” politi­ci­enne dans le cadre tou­jours de l’u­nité nationale, un sou­tien s’im­poserait cepen­dant. Pouss­er au bout la logique d’op­po­si­tion très con­trôlée du CHP serait d’élargir le champ à toutes les raisons de dénon­cer le régime, de s’y oppos­er, de créer un véri­ta­ble front du refus qui ne soit pas une sim­ple “cri­tique de l’in­jus­tice”, mais bien une rup­ture, con­tre l’ac­cep­ta­tion de l’é­tat d’ur­gence, con­tre l’u­nité nationale qui rejette le mou­ve­ment kurde comme ter­ror­iste, et pour la paix.

Le kémal­isme, por­teur du roman nation­al turc, aujour­d’hui dans les faits idiot utile du pou­voir AKP, n’en prend pour­tant pas le chemin. Il ne le fera jamais sans y être con­traint. Dans l’in­stant, c’est le pou­voir AKP qui tire les ficelles, et qui polarise la société civile en organ­isant la divi­sion politique.

Les solu­tions ne pour­ront venir que d’ailleurs…

Ajout du 30 juin, les man­i­fes­tants (plusieurs dizaines de mil­liers mobil­isés) ont déjà par­cou­ru 251 km en 14 jours sous un soleil écras­ant, et il leur reste à par­courir encore 199 km. L’ar­rivée est prévue pour le 8 juil­let à Istan­bul,  avec une man­i­fes­ta­tion sur la rive asi­a­tique d’Is­tan­bul devant la prison Mal­te­pe où est retenu le député CHP dont l’ar­resta­tion a motivé la mobilisation.

Au fil des étapes, se sont jointes dif­férentes luttes con­tre “l’in­jus­tice”, sur des cas d’as­sas­si­nats et dis­pari­tions emblé­ma­tiques des com­bats d’op­po­si­tion de ces 10 dernières années en Turquie. Mais on peut not­er qu’une plaie béante sub­siste, volon­taire­ment main­tenue par le par­ti CHP, celle du com­bat des Kur­des, et l’emprisonnement tout autant “injuste” de ses représentantEs.

Qu’une marche de cette impor­tance, con­tre le pou­voir absolu du Reis, n’ait pas pu dépass­er les ques­tions “nationales”, augure mal d’une suite pos­i­tive qui ne resterait pas pure­ment politi­ci­enne et dans le cadre exclu­ant de la turcité kémaliste…


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