Selahattin Demirtaş, le co-président et député du HDP est en prison depuis plus de 7 mois. Après la levée d’immunité des députés du HDP, comme d’autres, il a été arrêté et incarcéré le 4 novembre 2016.
Il est accusé de “diriger une organisation terroriste”, de “propagande pour organisation terroriste”, d’ ”opposition à la loi concernant les manifestations et rassemblements”, d’ ”incitation à la haine et à la révolte”, d’ ”incitation à transgresser les lois”, d’ ”incitation au crime”, d’ ”apologie de crime et des criminels” et sur plusieurs dossiers, il est demandé à son encontre, en totalité, une peine de prison de 43 ans, et jusqu’au 142 années. Il se trouve actuellement incarcéré dans la prison d’Edirne, de type F.
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Dans les conditions carcérales difficiles qui, sous l’état d’urgence, se sont détériorées encore davantage, les moyens de communication des prisonniers avec l’extérieur sont extrêmement limités. Selahattin Demirtaş partage ces conditions avec ses co-détenus. Peu de textes ou propos politiques peuvent traverser les murs et transgresser les interdits. Les interviews sont encore plus rares…
Selahattin a pu répondre récemment aux questions de Dihaber, par écrit. Voici une traduction Kedistan de cet entretien, réalisé par Hayri Demir, et publié sur Artı Gerçek.
Ils ont l’air d’avoir avalé leur langue, de peur
Combien de livres avez-vous lus depuis le début de votre incarcération ? Quel type de livres lisez-vous en général ?
Je ne compte plus le nombre de livres que je lis. Mais je pense que j’ai lu autour de cent livres. J’essaye de lire un peu de tout, mais ce sont majoritairement des romans.
Dans les personnes qui vous ont rendu visite, y avait-il des noms qui vous ont surpris ?
A part les avocats, je ne peux voir que ma famille. Des amiEs avocatEs que je n’ai pas pu voir depuis des années me visitent. Ils/elles me taquinent, en me disant “Dieu protège notre Etat, il t’a incarcéré, nous pouvons enfin te rencontrer tranquillement !”. Mais sous état d’urgence, les visites de mes oncles, tantes et cousins sont interdites. Je ne peux voir que mes proches du premier degré. Mon droit de voir trois autres personnes en dehors de ma famille, m’est également confisqué. Avec l’état d’urgence, dans toutes les prisons, les violations de droits et l’oppression ont atteint le plafond. Nous pouvons bien observer cela de l’intérieur.
Y a‑t-il eu un message qui est arrivé d’une personne de l’AKP ?
Je reçois des messages et lettres de tous les milieux de la société. J’ai reçu des lettres de soutien de centaines de personnes qui se présentaient comme membres ou sympathisants du CHP, de l’AKP ou du MHP. Et cela me rend heureux. Mais, les députéEs avec lesquels nous avons une connaissance politique qui date depuis des années, qui se présentent comme des personnes qui sont pour l’égalité, la justice et la démocratie… ont oublié l’envoi d’un message… ils ont l’air d’avoir avalé leur langue, de peur. Je n’ai reçu de message d’aucun membre haut placé de l’AKP.
Avec votre droit de courrier, vous avez aussi le droit aux conversations téléphoniques. Avec qui parlez-vous ?
Je peux utiliser le téléphone une fois tous les 15 jours, et, dans une limite de 10 minutes. J’utilise ce temps avec ma compagne. Comme notre rendez-vous téléphonique est daté d’avance, mes filles sont avec ma compagne. Dans ces derniers temps, ma fille aimée Delal, ayant bien avancé dans son apprentissage de musique, me joue du violon au téléphone. Et ma fille cadette, Dılda, me fait écouter de la guitare. Et au bout de 10 minutes, la communication s’interrompt automatiquement.
Combien de lettres avez-vous reçu jusqu’à aujourd’hui ?
Je ne connais pas le nombre exact mais j’en ai reçu des milliers.
De quel pays proviennent-elles ?
Je n’ai pas eu l’occasion de faire des statistiques. Mais j’ai reçu des lettres provenant de presque tous les pays européens, et des dizaines de pays jusqu’au Canada, Etats-Unis et Australie.
Comment leur répondez-vous ? Les gardez-vous ?
Je réponds à la grande majorité des lettres. Mais comme le nombre de lettres que je reçois est très important, je répond à certaines d’entre elles, par un message de remerciement. Je garde la totalité des lettres. Plusieurs cartons sont remplis. Je les archive avec une certaine méthode ordonnée.
Pourriez-vous nous parler de la lettre la plus originale que vous ayez reçue ?
Toutes les lettres sont originales et pleines de sens. Je ne peux pas établir une hiérarchie entre elles…
Recevez-vous des lettres en différentes langues ?
Je reçois en général, des lettres en turc, en kurde et en anglais. Elles sont majoritairement en turc.
Quelle lettre vous a ému le plus ?
Toutes les lettres que je reçois m’émeuvent.
Comment vont vos travaux artistiques ?
*Dans ces derniers mois, Selahattin s’est essayé à l’écriture et à l’art. Quelques nouvelles, textes humoristiques, et son tout premier tableau ont été publiés dans les médias. Voir en fin d’article.
Je les poursuis dans un esprit amateur et avec un objectif. Pour moi, être sérieux en politique ne veut pas dire spécialement porter un visage grave, mais plutôt prendre tout ce qu’on fait au sérieux.
De ce point de vue, l’humour est le travail le plus sérieux. Et l’humour est un des plus importants moyens de la politique, de la vie et de la lutte. L’humour est une affaire d’intelligence, sérieuse, au point que le fascisme ne peut le mettre à genoux et l’abattre. Il est le chemin le plus court et le plus sincère pour atteindre la société. La littérature l’est également. Le langage politique contemporain est brut, laid, discriminatoire et masculin. Quant à l’art, il fonctionne en modelant ce côté brutal de la politique. Le caractère de l’art et de la littérature, qui affine les esprits, rend les politiques du HDP plus compréhensibles. J’ai voulu faire des renvois vers l’art et la littérature, sans me préoccuper de la réussite de ce que je produisais. J’ai voulu également motiver pour aller vers l’art et la littérature, mes jeunes amiEs, qui me prennent comme un “modèle politique”.
Quelles étaient les raisons qui vous a orienté vers des essais artistiques dans les conditions carcérales ?
J’ai voulu donner du poids à l’art et à la littérature, car je voulais casser la peur qu’ils veulent propager, en nous incarcérant. Le message que je souhaite passer ainsi est celui-ci : Nous ne tremblons pas de peur dans nos cellules de prison. Nous gardons le moral, et nous n’avons pas peur.
Ici, les moyens sont extrêmement limités, mais j’essaie malgré tout, de réserver du temps à l’art et à la littérature.
Je reçois de nombreuses critiques favorables ou négatives. Et cela me motive encore plus. La seule critique que je ne partage pas, est celle qui dit que le fait qu’un leader politique comme moi, produise en prison, des dessins et des textes n’est pas compatible avec le sérieux d’un leadership politique.
Moi et mon ami Abdullah Zeydan, à l’occasion de cet entretien, renouvelons notre appel à toute notre population, et nos amiEs, partout où ils se trouvent, pour faire face au fascisme avec courage, debout et la tête haute. Nous leur envoyons nos salutations et amitiés.
Le poème suivant, écrit par Selahattin Demirtaş, fin avril 2017, dans la prison d’Edirne, a été “interdit” quelques jours plus tard, pour “propagande pour organisation terroriste”.
Le 2 mai, une pancarte sur lequel le poème était écrit a été retirée des locaux HDP à Dargeçit, district de Mardin. Le lendemain, le député du HDP Ahmet Yıldırım, lisait le poème dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale et dénonçait “Ce poème a été retiré arbitrairement, sans aucune décision de justice. Le document qui nous a été fourni, après le retrait, stipulait un simple entretien effectué avec le procureur”. Cela est-il possible dans le Droit ? Un directeur de la police et un procureur sirotent un thé dans un café et interdisent un poème. Et cela arrive dans un pays où une personne politique avait été emprisonnée, pour avoir lu un certain poème. Et cette personne ‑qui d’ailleurs, n’a jamais écrit de poèmes- est devenu le Président de la République. J’en ai honte.”
Courage contagieux
Ils diront, qu’il n’y ait aucun bruit
Ils diront, qu’il n’y ait aucune couleur
Tu t’es révolté en souriant
Ils diront, que les roses n’éclosent
Alors, rions
Que ta révolte ne soit orpheline
Si c’est un crime, qu’il soit un crime mon frère
Mais que le sourire ne fane pas
Ils diront, que le jour ne se lève pas
Ils tourneront les armes contre l’espoir
Tu t’es révolté en courant
Ils diront que c’est ton crime
Alors courons
Que ta révolte ne soit solitaire
Si c’est un crime, qu’il soit un crime mon frère
Ne rendez pas les gens fous
(traduit par Kedistan)
Bulaşıcı Cesaret
Çıt çıkmasın diyecekler
Renk olmasın diyecekler
Gülerek isyan etmişsin
Gül açmasın diyecekler
Gülelim o zaman
Öksüz kalmasın isyanın
Suçsa suç kardeşim
Gülüşü solmasın insanın
Gün doğmasın diyecekler
Umuda silah çekecekler
Koşarak isyan etmişsin
Suçu sana yükleyecekler
Koşalım o zaman
Yalnız kalmasın isyanın
Suçsa suç kardeşim
Tepesini attırmayın insanın.
Il fait froid ici, parfois
Lorsque vient mon tour d’avoir froid
Je brûle un par un, les mots veines
Celui qui en se consumant
Me réchauffe le coeur davantage
C’est ‘désespoir’
Ce sera mieux
Ce sera plus beau
Brûles toi aussi, les bateaux
Brûles les en beauté.
(traduit par Kedistan)
Quoi que vous pensiez de ce que Selahattin essaye d’exprimer par la plume et le pinceau, et dont il décrit lui même la “maladresse” et l’amateurisme (il n’y a qu’une Zehra Doğan…), dans le domaine musical, il assure… Et y a toujours excellé.
Voici en bonus, une vidéo dans laquelle Selahattin chante en duo avec le chanteur Hozan Diyar.