On ne résiste pas à l’oppression avec du papi­er et un cray­on, même si cela peut faire par­tie du déco­rum de la résis­tance. Je pour­rais align­er de belles phras­es, mais je préfère ne pas le faire, par respect pour les deux êtres qui sont en grève de la faim depuis des mois et qui, comme si cela ne suff­i­sait pas, sont désor­mais en prison”.

Dans le petit monde de la lit­téra­ture et de la poésie, le point de vue de Mehmet Said Aydın ne ferait sans doute pas l’u­na­nim­ité. Mais cela s’ex­plique peut-être par sa réal­ité : il est Kurde et vit en Turquie, un pays où son peu­ple est opprimé depuis des décen­nies. Là-bas, depuis quelques années, la résis­tance cherche à s’in­ven­ter autrement, dans la rue. Les événe­ments de Gezi en sont une illus­tra­tion. Et la très récente grève de la faim de Nuriye Gül­men et Semih Öza­kça, ces deux fonc­tion­naires licen­ciés par décret et s’affamant pour réclamer leur réin­té­gra­tion et celle de toutes les per­son­nes limogées à leur poste de tra­vail, en est une autre. Une résis­tance qui effraie tant le pou­voir qu’il a décidé d’en­fer­mer les deux grévistes…

pho­to ©Philippe Dupuich

Né en 1983 à Diyarbakır, et tra­vail­lant aujour­d’hui à Istan­bul, Mehmet Said Aydın a gran­di à Kızıl­te­pe, dans la province de Mardin, une petite ville proche de la fron­tière syri­enne. Très tôt, son enfance fut mar­quée par une mort. Plus pré­cisé­ment, un assas­si­nat : celui d’un enseignant kurde, Sey­do Aydoğan, tué par balle dans la rue près de chez lui, et sur qui Mehmet Said a écrit un long poème dans le sec­ond de ses recueils de poésie. Bien-sûr, l’his­toire des Kur­des de Turquie est en soi une suc­ces­sion de tragédies. Et les meurtres mon­naie courante pour ce peu­ple sou­vent qual­i­fié de minorité, quand dans la réal­ité, il représente au bas mot vingt pour cent de la pop­u­la­tion du pays. C’est du reste à deux autres morts, dont Erdal Can, son pro­fesseur de lit­téra­ture lui aus­si assas­s­iné, que Mehmet Said Aydın a dédié son pre­mier recueil de poésie  : Kusurlu Bahçe, qui vient de paraître en français sous le titre Le jardin man­qué aux édi­tions Kon­tr, grâce au tra­vail de Syl­vain Cavaillès.

Le recueil s’ou­vre sur un poème – “cette voix qui dit l’in­vi­ta­tion” – en hom­mage à sa mère, fig­ure très présente dans la poésie de Mehmet Said. Rien de sur­prenant, explique-t-il. “Il me sem­ble que les gens qui nous man­quent trou­vent leur place dans les poèmes que l’on écrit”. Sa mère est celle qui en dépit des événe­ments, fait “que les choses tour­nent rond à la mai­son”. Une femme toute de bien­veil­lance, “une sagesse souri­ante”, “un par­fum”, “l’odeur raf­finée du tabac”, qui n’a jamais pu exercer son méti­er d’en­seignante. Son père, lui, exerce encore, et Mehmet Said le vénère à sa manière dans un autre poème, inti­t­ulé non sans rai­son délivrance  : “la métaphore, quand je par­le de mon père, est sui­cide”.

Out­re ses poèmes, Mehmet Said écrit aus­si des chroniques pour divers jour­naux (BirGün, Evrensel et aujour­d’hui Gazete Duvar), tra­vaille pour la mai­son d’édi­tion Ever­est, a jadis ani­mé une émis­sion de radio bimen­su­elle sur la lit­téra­ture kurde (Zîn) et traduit des ouvrages du turc vers le kurde (Murat Özyaşar, Aziz Nesin). “Je n’arrive plus à trou­ver du temps pour ces tra­duc­tions. Par­fois, pour­tant, lorsque ça me prend, je traduis de la poésie du kurde vers le turc ou du turc vers le kurde. Et si j’écris en turc, j’ai essayé de con­stru­ire ma rela­tion de tra­vail avec le kurde en faisant de la tra­duc­tion. Le kurde n’est pas inter­dit à l’école, mais il est inex­is­tant. Et dans le con­texte de l’état d’urgence, alors que toutes les insti­tu­tions liées au mou­ve­ment poli­tique kurde ont été fer­mées, il est très dif­fi­cile de dire ou de faire quelque chose en rela­tion avec la langue kurde.”

Ces derniers jours, Agos — un heb­do­madaire emblé­ma­tique qui paraît en turc et en arménien, et dont le jour­nal­iste Hrant Dink fut rédac­teur en chef avant d’être assas­s­iné voilà dix ans — a entamé la pub­li­ca­tion à la manière d’un feuil­leton de l’une de ses nou­velles, Le Tré­sor. Quant aux autres chroniques que Mehmet Said y pub­lie chaque semaine, “ce sont de toutes petites nou­velles, mais des nou­velles qui sont liées les unes aux autres ; dis­ons qu’elles passent d’une idée, d’une image à l’autre. J’essaie de trans­met­tre un sen­ti­ment, une émo­tion, une voix et ça, ça ne cor­re­spond pas vrai­ment à la math­é­ma­tique jour­nal­is­tique.” Syl­vain Cavail­lès se promet de les traduire au fur et à mesure, pour les relay­er en français sur le blog de sa mai­son d’édi­tion, Kon­tr ou sur la page Face­book qui lui est dédiée. A suivre…

Anne Rochelle


là n’est pas le sujet

vous écoutez un türkü, toi tu chantes avec, « de quelle vigne es-tu le vigneron »
cette prox­im­ité n’est pas telle qu’un amour pour­rait en naître mais là n’est pas le sujet

mais là n’est pas le sujet, le türkü et le fait que tu chantes avec, l’amour ou encore le cauchemar
il est très tard, à neuf ans quelqu’un gémit, le corps et la fièvre
en tant d’années ils m’ont appris quelques alpha­bets, l’un arabe l’autre cyrillique
la fau­cille le marteau la soci­olo­gie des peu­ples opprimés
l’instruction des opprimés et le man­u­scrit de 1844

tu ne t’appelles pas zîn, ni moi mem ni tajdîn
mon nom n’est men­tion­né dans aucune chan­son, le tien dans aucun poème
tu ne m’as pas chan­té de türkü une nuit de novembre
moi un qua­tre novem­bre peut-être mem û zîn
pour le dire comme ce poète, j’aime beau­coup turgut uyar moi pas du tout

je ne suis pas un réfugié, je ne con­nais ni occi­dent ni orient
je n’ai pas assez de courage pour chercher un asile, un pays dans la poésie
kürdis­tan est un mot plein de fraîcheur.
je garderai en mémoire le fait que tes cheveux sont couleur café.
et aus­si que le café a une couleur. et l’odeur du café

aus­si.

mais là n’est tou­jours pas le sujet.

konu bu değil
bir türkü dinlersiniz, eşlik edersin sen, “hangi bağın bağbanısan”
bir aşk oluverecek kadar bir aşinalık değildir ama konu bu değil
fakat konu bu değil, türküye eşlik etmen, aşk yahut karabasan
saat çok geçtir, birinin iniltisi dokuz yaşında, beden ve ateş
bunca yılda birkaç alfabe öğrettiler bana, biri arap biri kiril
orak çekiç ezilen halkların sosyolojisi,
ezilenlerin pedagojisi ve 1844 elyazması
senin adın zîn değil, benim ne mem ne tajdîn
benim adım bir şarkıda hiç geçmiyor, senin adın bir şiirde
bana bir kasım gecesi sen hiç türkü söylemedin
ben sana dördüncü kasım’da belki mem û zîn
o şair gibi söylersem, turgut uyar’ı ben çok seviyorum ben hiç sevmiyorum
muhacir değilim, mağrib bilmem ben maşrık bilmem
iltica edecek kadar cesaretim yok, şiirin içinde bir ülke
kürdistan serin bir kelimedir.
senin saçlarının kahverengi olduğunu aklımda tutarım ben.
kahvenin bir rengi olduğunu da. kahvenin kokusunu
da.
oysa hâlâ konu bu değil.

la délivrance

on apprend ce qu’est le mal­heur quand cer­taines maisons se construisent
les murs sen­tent l’alcool, les rideaux sont d’un jaune mal­adif, c’est la cigarette
des nap­per­ons de den­telle sur le poste de télévi­sion, les fau­teuils longs, verts
les métaphores pour les maisons dont la porte ouvre sur la cour sont de sec­onde main
la métaphore, quand je par­le de mon père, est suicide.
d’ailleurs, cer­tains sui­cides sont class­es. ne me dites pas que j’ai 27 ans, je vous prie.

parce que cer­tains mots font penser à un autre mot
débar­ras pas exem­ple, ressem­ble à dé à coudre. dé à coudre dit épingle.
les mots appel­lent l’odeur. et l’odeur par exem­ple, la peur.
il y a sur les cou­ettes jaunes des épin­gles vertes dans le débarras
le mot kurde pour douleur d’ailleurs est en lui-même une odeur
papa on est devant le débar­ras avec maman. tu es où toi ?

il se redresse, regarde comme sur cette grande pho­to et dit : « kurtuluş ».
fis­ton, « délivrance ».
je ne dis rien, sans doute.

mon père est le savoir anisé d’une ville que je n’ai pas encore vue
mon père aus­si est une odeur mon père à moi aussi.

kurtuluş
bazı evler yapılırken öğrenir mutsuzluk nedir
duvarlar içki kokar, perdeler hastalıklı sarı, sigaradan
dantelli örtüler televizyon üstünde, koltuklar uzun, yeşil
mecazlar elden düşmedir kapısı bahçeye açılan evler için
mecaz, babamdan söz ederken müntehirdir.
bazı intiharlar zaten şıktır. bana 27 demeyin lütfen.
bazı kelimeler bir başka kelimeyi andırdığı için
yüklük mesela, yüksüğe benzer. yüksük, firkete der.
yani, kelimeler kokuyu çağırır. kokudan, korku örneğin.
sarı yorganların üzerinde yeşil firketeler var yüklükte
sızı kelimesinin kürtçesi bizzat kokudur zaten de
baba yüklüğün önündeyiz annemle. sen nerdesin?
doğrulur, o büyük fotoğraftaki gibi bakar, “kurtuluş” der.
oğlum, “kurtuluş”.
susuyorumdur.
babam henüz görmediğim bir şehrin anasonlu bilgisidir
babam da bir kokudur benim babam da.

l’odeur du café

le café vient du yemen
le rossig­nol de l’herbe

ils dis­aient qu’on sait pas d’où vient le café
quand ils dis­aient « dégage » et qu’ils le dis­aient en gueulant
qu’on met pas les verbes à la bonne place, que d’ailleurs nous on est des vrais sauvages
que le café c’est dans un sachet, que quand on l’ouvre on en met partout
que quand on se retrou­ve à deux, on est inca­pables de trou­ver un troisième, juste le café
qu’on s’assoit dans les cafés, nous, qu’on passe notre temps à brailler
qu’on sait pas dire « je vous remer­cie », et tout juste « merci »
que quand on marche on tombe, que quand on court on se fatigue, qu’on a la res­pi­ra­tion qui boite
qu’on con­naît pas les verbes, qu’on sait pas faire des phras­es, qu’on fait taper la cuiller con­tre le verre
qu’on peut rien tir­er de nous
qu’on vaut même pas les mots « cacık », « men­the » ou « merde » qu’on pour­rait met­tre à la place de ce « rien »
qu’on dit tout ce qui nous vient au bout de la langue, qu’on a des langues de vipère
qu’on sait pas d’où vient le café, que tout notre hori­zon c’est les türkü
qu’on tran­spire sans arrêt, que la mon­naie qu’on fait pass­er quand on monte dans un dol­muş est moite
qu’on passe notre temps à fumer des cig­a­rettes dans les gares routières, café et cigarettes
qu’on est pas du tout polis, qu’on con­naît pas la politesse, ni les mots de la parenté
qu’on a la voix rude, qu’on est générale­ment des hommes, qu’on hum­i­lie les femmes
qu’on est qui pour savoir d’où vient le café qu’ils nous dis­aient si on s’empêtrait dans les verbes
qu’on a pas de voitures, qu’on est serveurs, qu’est-ce que ça sait un serveur
qu’on fait mal quand on aime, qu’on n’a jamais enten­du par­ler d’aragon, c’est qui aragon ?
que nous on con­naît celal güzelses, muhar­rem ertaş, kazancı bedih, seyfet­tin sucu
qu’on n’a même pas encore réus­si à appren­dre à dire je, que chez nous c’est deux cham­bres un salon, qu’on vit
les uns sur les autres

mais on dirait bien qu’on sait quand on dit « marabout », quand on ajoute à côté « bout d’ficelle »
« selle de cheval » on ne sait pas ce qu’est un hall ce qu’est une véran­da seule­ment le rebord de la fenêtre

le mot peu­ple c’est pour qui patron ?

kahve kokusu
kahve yemen’den gelir
bülbül çimenden gelir
kahvenin nereden geldiğini bilmezmişiz biz
“yürü” dediklerinde ve bunu bağırarak söylediklerinde
fiillerin yerini karıştırırmışız, biz zaten çok yabanmışız
kahvenin bir poşeti varmış, onu açarken saçarmışız etrafa
iki kişi bir araya gelsek, üçüncüyü bulamazmışız ancak kahve
kahvehanede otururmuşuz biz, çan çan çene yaparmışız çok çok
“teşekkür ederim” nedir bilmezmişiz, varsa yoksa “sağol”
yürürken düşermişiz, koşarken yorulurmuşuz, nefesimiz aksarmış
fiilleri bilmez, cümleleri dizmez, kaşıkları bardağa vururmuşuz biz
bizden hiçbir şey olmazmış;
“hiçbir şey”in yerine kullanılacak “cacık”, “nane” ve “bok”a da değmezmişiz
dilimizin ucuna gelen her şeyi söylermişiz, dilimizin ucuna biber
kahvenin nereden geldiğini bilmezmişiz, ufkumuz türkülermiş git git
biz habire terlermişiz, dolmuşa bindiğimizde uzattığımız para nemliymiş
otogarlarda sigara içermişiz durmadan, kahvenin yanına sigara
biz hiç nazik değilmişiz, nezaket nedir bilmezmişiz, akraba kelimeleri de
sesimiz gürmüş bizim, genelde erkekmişiz, kadınları aşağılarmışız
kahvenin nereden geldiğini biz kimiz ki bilelim dermişler bize fiiller sarsak
hiç otomobilimiz yokmuş bizim, garsonmuşuz, garsonlar ne bilsin
severken acıtırmışız biz, aragon’dan da haberimiz yokmuş, aragon kim?
biz bilirmişiz celal güzelses, muharrem ertaş, kazancı bedih, seyfettin sucu
daha ben demeyi bile öğrenememişiz, evlerimiz iki oda bir salon, hayat komşu
ama biliyoruz sanki “hu” derken biri, yanına ikinci “hu”yu eklerken
“hu hu komşu” hol nedir bilmeyiz biz veranda nedir biz sadece pervaz
halk kime denir patron?

Mehmet Said Aydın

 

 

Le jardin Man­qué • Mehmet Said Aydın
Broché, 96 pages | ISBN : 978–2‑9559700–0‑3 | 14 €

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