Voici l’his­toire per­son­nelle de Mehmet Kaplan, qui a été arrêté le 2 mars 2017, alors qu’il s’é­tait ren­du à Kızıl­te­pe, pour  aller chercher le corps sans vie de son frère. Son frère Sal­ih, “Soro”, com­bat­tant du HPG depuis 22 ans, était tombé le 1er mars dernier, dans un affron­te­ment lors des cou­vre-feu à Nusay­bin, dans les vil­lages de Xer­abê Bava (Koruköy) ve Talatê (Doğan­lı).

Nous ne voulons pas tomber dans la mar­ty­rolo­gie. Mais porter à la con­nais­sance de tous une vie de “com­bat­tant”, par­mi tant d’autres, brisée à nou­veau, et jetée dans un cul de basse fos­se, après même la douleur d’avoir per­du son pro­pre frère, per­met de don­ner chair à bien des slo­gans con­tes­tataires dés­in­car­nés. Ce sont bien des hommes et des femmes, des vies, des familles, qui, parce qu’elles restent col­lec­tive­ment debout, se font écras­er par l’E­tat turc, quo­ti­di­en­nement aujour­d’hui, et depuis trop longtemps. Le mot “résis­tance” là, n’est pas caprice de communiquant…

Libre­ment traduit d’un arti­cle d’Osman Oğuz pub­lié ini­tiale­ment en turc sur Yeni Özgür Poli­ti­ka, le 20 mai 2017.


Mehmet, dès qu’il a con­nu la mort de son frère, s’est mis en route. Et il s’est fait arrêter, juste avant de repren­dre la dépouille de Sal­ih. Pourquoi cette arresta­tion ? Le pré­texte don­né con­cerne les “partages”, au sujet de son frère, qu’il avait fait sur les réseaux sociaux.

Mehmet a été placé en garde-à-vue, puis détenu au Com­mis­sari­at de Kızıl­te­pe, durant une semaine, jeté en cel­lule d’isole­ment. Pen­dant une longue péri­ode, il a été empêché de voir ses avo­cats. Ensuite, vint le procès. Expédi­tif. Un procès qui a duré une heure. Une heure a suf­fi pour con­damn­er Mehmet à 7 ans 6 mois de prison. Mis en geôle, sans preuve, sans défense, sans autre procès…

Funérailles en silence

Pen­dant que Mehmet attendait son sort en garde-à-vue, sa famille se bat­tait tou­jours, pour récupér­er la dépouille de leur fils Sal­ih, et pour lui don­ner des funérailles décentes. L’E­tat leur a ren­du le corps de Sal­ih, mais n’a pas autorisé les proches et amis à par­ticiper aux funérailles. “Seule la famille proche peut être présente” ont-ils dit. Pen­dant l’in­hu­ma­tion, le cimetière était sous blo­cus polici­er. Selim, n’a pas eu droit au dra­peau trois couleurs sur son cer­cueil, ni à une céré­monie dans les tra­di­tions, comme la famille aurait voulu pour leur fils… “Si vous n’obéis­sez pas, on inter­vien­dra sévère­ment” avait “prévenu” la police. Il n’y a pas eu d’au­tori­sa­tion d’ac­cès pour les jour­nal­istes non plus. En résumé, il n’y a pas eu de céré­monie et Sal­ih Kaplan a été donc inhumé dans la plus grande dis­cré­tion, comme une “honte” que l’E­tat voulait enterrer.

Güneş, la com­pagne de Mehmet, qui elle, a pu par­ticiper aux funérailles, racon­te : “Maman Bedriye et ses frères et soeurs, n’ont pas une sec­onde bais­sé leur tête, mal­gré toute cette oppres­sion. Maman est restée droite, debout et fière, dans cet encer­clement de policiers elle a dit : ‘Tant que eux sont présents, je ne pleur­erai pas’. ”

Mehmet, un visage connu

viePen­dant ce temps là, Mehmet était en prison.

La ren­con­tre de Mehmet avec la répres­sion d’E­tat n’est bien sûr pas récente. Sa famille a tou­jours été une famille engagée. Les enfants des familles engagées, gran­dis­sent dans la poli­tique, dès leur nais­sance. Mehmet, jeune, était dans les années 90 dans la sec­tion jeunesse du HADEP [Par­ti de la démoc­ra­tie du peu­ple, fondé en 1994, dis­sout en 2003, qui a égale­ment précédé le HDP actuel]. En 1999, accusé d’être “mem­bre d’or­gan­i­sa­tion ter­ror­iste”, il avait été arrêté et avait effec­tué 6 ans de prison à Nazil­li, dis­trict d’Ay­dın. L’in­car­céra­tion fut pour Mehmet, comme pour beau­coup de Kur­des et révo­lu­tion­naires, une péri­ode de lec­ture et d’ap­pren­tis­sage. Après la prison, Mehmet a con­tin­ué sa lutte en tant que kurde anarchiste.

Il était encore une fois dans les “vis­ages repérés” Lors des protes­ta­tions qui ont suivi le “Mas­sacre de Robos­ki”, ain­si que pen­dant la “Résis­tance de Gezi”.
Lors des grèves de la faim mas­sives qui se sont déroulées dans les pris­ons turcs, il était un de celles et ceux qui ont entamé une grève de la faim en sou­tien, depuis l’ ”extérieur”.
Mehmet était aus­si présent dans les débats et mobil­i­sa­tions pour les droits des LGBTI, et dans les rangs des “march­es des fiertés”. Dans la même péri­ode, ses textes poli­tiques l’avaient fait con­naitre dans les milieux libertaires.
Il était de tous les tours de garde à Suruç, pen­dant la résis­tance de Kobanê. Et quand Kobanê a été occupé par Daesh, Mehmet était là aus­si, sur ces fameuses pho­tos que nous con­nais­sons tous, entre les gens qui tra­ver­saient la fron­tière en piéti­nant, écras­ant les barbelés.

Un procès revanchard

La pre­mière audi­ence de Mehmet s’est déroulé le 18 mars à Mardin. “Mehmet l’a­n­ar­chiste” était jugé “, encore”, pour être “mem­bre d’or­gan­i­sa­tion ter­ror­iste”. L’E­tat, qui avait dans un pre­mier temps basé ses accu­sa­tions sur les partages de Mehmet sur les réseaux soci­aux, n’avait pas pu établir de “preuves” suff­isantes, ou avec ses pro­pres ter­mes n’a pas pu souf­fler* quelque chose qui tienne la route, et avait donc enfin repéré un remar­quable “crime” : Le pas­sage de Mehmet à Kobanê !

* Souffler : Référence à un autre procès où les membres du HDP étaient jugés. Les propos de policiers : “Il y a des partages de photos et d’invitations à propos d’un petit déjeuner, sur la page du KJA [Congrès des Femmes Libres] Bursa. Il les vendent à 10 Livres turques. Ceylan et Mediha les ont partagées sur leur propre Facebook, nous allons faire un constat commun et on va les ajouter dans le dossier, nous allons dire que c’est pour aider l’organisation [terroriste]. Elles ont toutes les deux eu des entretiens concernant la vente d’invitations. C’est super importaaaant ! Nous soufflerons des trucs comme ‘financement du terrorisme’ et des bricoles, naturellement frère Gazi.…” (Propos publiés le 19 mai 2017, sur Yeni Özgür Politika dans l’article “Üfle polis efendi üfle, savcı hakim itin olur”, “Souffle monsieur le policier souffle, procureur et juges sont tes clébards”.)

Un dossier bâclé, incom­plet, con­tenant rien qui puisse être con­sid­éré comme “preuve”… Quand Mehmet était passé à Kobanê, les PYD et YPG n’é­taient même pas encore “recon­nus comme organ­i­sa­tions ter­ror­istes” par les tri­bunaux turcs. Les requêtes de l’av­o­cate de Mehmet, Gülşen Demir, ont été toutes refusées, y com­pris sa demande de défense [à peine 5 min­utes d’au­torisées]. L’au­di­ence a com­mencé à 12h00 et elle s’est close à 13h00.

Mehmet a été con­damné à 7 ans et 6 mois de prison, sans preuve, sans défense, par con­séquent sans procès.

L’E­tat pre­nait sa vengeance ain­si en faisant pay­er à Mehmet, la fac­ture pour sa famille qui marche depuis les années 80, dans le sens du Mou­ve­ment de libéra­tion kurde, pour son grand frère Sal­ih qui, depuis 22 ans tient tête dans les mon­tagnes, et pour la lutte que Mehmet lui-même mène depuis sa toute jeunesse. Quel besoin de preuves pour­rait-il donc y avoir ? Pour le châ­ti­ment, il suff­i­sait d’être Kurde, de s’ap­pro­prier son iden­tité et sa cul­ture, et de faire en sorte que le tout con­stitue une exis­tence politique.

Les ağıt [chan­sons, lamen­ta­tions tra­di­tion­nelles], de la mère de Mehmet dis­ent “Ils ont mas­sacré un de mes fils, et jeté l’autre en prison”. Güneş, sa com­pagne dit “Nous n’avons pas d’autre choix que d’être forts et de nous tenir debout”.

Si le colo­nial­isme a une his­toire et une “tra­di­tion” qui se pour­suit, la résis­tance a aus­si ses “tra­di­tions” et pos­tures, fières, qui per­durent. Les êtres humains peu­vent être jetés en prison, exé­cutés, mas­sacrés, mais les “souf­flettes”, ordres, oppres­sions ne peu­vent vain­cre la mémoire col­lec­tive qui les combat.


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