Reportage pub­lié ini­tiale­ment sur le blog Ne var ne Yok.


Nous pub­lions cet entre­tien datant de févri­er 2017 sur la sit­u­a­tion à Diyarbakır.

Com­ment vas-tu ? Ce n’est pas une ques­tion anodine comme on a l’habitude de pos­er au quo­ti­di­en, mais plutôt : com­ment vas-tu réelle­ment par ces temps-ci ?

En ce moment, dans ce pays qui va bien ? Je serais curieux de le savoir. Ceux et celles qui se ren­dent compte de ce qui se passe autour d’eux sont mal­heureux. C’est évi­dent. Et moi je fais par­tie de ces gens qui vont mal. Parce que plus per­son­ne n’a d’espoir dans ce pays. Chacun.e cherche des chemins pour fuir ce pays. C’est plus un pays, mais c’est un parc d’attraction. La Turquie est en train d’avancer sur les mêmes pas que la Syrie et l’Irak. Pour ces raisons, je ne suis pas en forme. Avec ma com­pagne on voulait avoir 3 ou 4 enfants, mais comme on voit que nos enfants n’ont aucun avenir, on a donc arrêté de vouloir con­cré­tis­er ce pro­jet. La sit­u­a­tion en est là.

Au moment où j’ai reçu vos ques­tions par mail, ma com­pagne, ma sœur, un grand nom­bre d’autres mem­bres de la famille, ain­si que des amis, ont per­du leurs emplois. Nous avons passé des jours très durs. Toute notre vie a été cham­boulée et mis à mal économique­ment et psy­chologique­ment. C’est seule­ment ces dernières semaines que l’on a enfin pu repren­dre nos emplois. Je don­nerais plus de détails sur ce sujet sur les prochaines ques­tions à venir.

Tu as été licen­cié ? Com­ment cette prise de déci­sion s’est faite ? Com­ment ton licen­ciement a été mis en place ? Est-ce que c’est dû aux suites de la ten­ta­tive de coup d’État de juil­let dernier ? Et ta com­pagne com­ment va-t-elle ? Quelle est sa situation ?

Un enfant joue dans les rues de Sur.

Au début, à la suite de la ten­ta­tive de coup d’État, le 1er min­istre, Binali Yildirim a annon­cé que « les enseignant.e.s du Sud-est qui sont sympathisant.e.s avec le PKK seront licencié.e.s. » L’État voulait tou.te.s nous licenci­er, mais il n’a pas réus­si à men­er son pro­jet à terme. Nous n’avons été licencié.e.s que sur une péri­ode restreinte. Mais à cette occa­sion, un grand nom­bre d’ami.e.s ont subi des perqui­si­tions mus­clées et des tor­tures ont été faites sur les femmes et les enfants. Des armes ont été pointées sur la tempe des enfants et des femmes. Des maisons ont été pil­lées par les forces de police. 14 de nos ami.e.s ont été arrêté.e.s et plusieurs d’entre-eux ont été mis en garde à vue durant cinq jours sans avoir le droit à un avocat.

Depuis un an et demi nous avons man­i­festé puis mené des actions dans un cli­mat iden­tique à celui qui existe depuis la mise en place de l’État d’urgence en juil­let 2016. Et un grand nom­bre de nos ami.e.s ont été arrêté.e.s pour avoir par­ticipé de loin ou de près à ces man­i­fes­ta­tions-là. Plus de 80 per­son­nes ont été licen­ciées à Amed, et plus de 2000 env­i­ron ont été licen­ciées dans tout le Sud-est.

Mais ces déci­sions ont été, sem­ble-t-il, plan­i­fiées bien avant la volon­té de nous réprimer du fait des actions poli­tique que nous avons menées et suite aux déc­la­ra­tions d’autonomie des villes et quartiers qui ont eues lieu fin 2015 à Sur, Cizre, Idil, Yük­seko­va et Nusay­bin. Le coup d’État a sim­ple­ment solid­i­fié leur pro­jet et accéléré le proces­sus de nos licenciements.

L’AKP avait déjà listé nos noms, puis une fois le coup d’État passé, il s’est focal­isé sur nous.

Pen­dant cette péri­ode ma femme a vrai­ment subi des vio­lences. Psy­chologique­ment elle allait très mal. Ce n’est que main­tenant qu’elle com­mence à s’en remet­tre. Moi j’ai pas du tout été touché par tout ça bien sûr (rire) ! Ce que je veux dire, c’est qu’en réal­ité, pen­dant cette péri­ode, ce sont surtout les femmes qui ont beau­coup enduré. Un exem­ple : deux femmes – deux sœurs – ont été arrêtées et mis­es en prison et leurs enfants sont restés sans per­son­ne. Ou un autre : un ami est en prison, et sa com­pagne est malade, elle a un can­cer. Elle doit s’occuper de leurs deux enfants. Et elle est aus­si dans le col­li­ma­teur de la répres­sion économique, avec le risque de per­dre son emploi. Toute l’année, elle essaye de vivre entre son can­cer, la prison, l’hôpital, l’école et son tra­vail. La sit­u­a­tion ici est très difficile.

Est-ce que les écoles sont-elles tou­jours ouvertes ? Quelle est la sit­u­a­tion des enfants ? Com­ment vivent-ils la sit­u­a­tion actuelle ?

Oui, les écoles sont ouvertes. Quand nous avons été licencié.e.s, des menuisiers, des « agents » [flics infil­trés, indics…], des policiers sans emploi, des hommes religieux, et d’autres encore ont récupéré les enfants pour les for­més à leur façon. Les enfants ont beau­coup souf­fert et ont subi de nom­breuses humil­i­a­tions. Mais depuis le retour à nos postes dans les écoles, les enfants retrou­vent une meilleure édu­ca­tion. En réal­ité, ils voient et savent tou.te.s ce qu’il en retourne. Et ils sont aus­si très attaché à leurs insti­tutri­ces et insti­tu­teurs. En ce moment ils sont heureux, mais com­bi­en de temps va dur­er cette sit­u­a­tion ? De cela, nous n’avons aucune garantie.

Com­ment la ville d’Amed tient économique­ment et matérielle­ment ? Com­ment s’en sort la pop­u­la­tion de la « cap­i­tale du Kurdistan » ?

La pop­u­la­tion vit un anéan­tisse­ment économique. Les gens se sont pré­carisés et ont per­du plus de 30 % de leur pou­voir d’achat dans tout le pays. Tout le poids économique est sur le dos de la classe moyenne et des plus pau­vres. Et pen­dant ce temps le gou­verne­ment turc marche avec la mafia en com­mer­cial­isant de la drogue. C’est comme ça qu’il essaye de sauver l’économie du pays. En expor­tant de la drogue vers l’Europe. [??]

Et quelle est la sit­u­a­tion dans la ville ? Est ce qu’il y a tou­jours du monde pour pren­dre la rue et man­i­fester ? Et les gens ont-ils tou­jours autant d’espoir qu’il y a un an ?

Amed est très silen­cieuse. La dernière action de résis­tance est le fait qu’un véhicule de police a explosé et a été pro­jeté dans les airs par une bombe arti­sanale. Il y a eu quelques policiers morts et quelques autres blessés. En dehors de ça, Amed est très silen­cieuse. Il n’y a plus d’activités de protes­ta­tion. La dernière protes­ta­tion avait été menée par les enseignant.e.s. C’est seule­ment la nuit, que certain.e.s jeunes repren­nent des actions à leur façon. Les espoirs sont dans les mon­tagnes, sous la neige. La pop­u­la­tion attend que l’espoir descende dans les villes.

Le HDP est dans quelle sit­u­a­tion ? Qui rem­place les maires ? Et avez vous des nou­velles des député.e.s emprisonné.e.s ?

Tout les mem­bres act­ifs du HDP et du DPB, les cadres, les élu.e.s, les député.e.s, les maires, les chefs de com­mune, les employé.e.s des com­munes HDP, ont tou.te.s été licencié.e.s, emprisonné.e.s, et/ou exilé.e.s. Avec l’aide des forces armées, l’État a mis à la place ses hommes, dans les mairies, en con­fisquant et en dérobant les postes par la force. En ce moment, ce sont eux qui diri­gent les mairies.

Le peu­ple, en util­isant les « voies légales », était par­venu à instau­r­er une admin­is­tra­tion locale. Mais il s’est vu dérober ses droits par le sul­tan Recep Tayyip Erdoğan et ses sbires AKP’ci dji­hadistes ter­ror­istes. Le par­ti kémal­iste CHP a affiché son sou­tien face à l’appropriation de nos mairies, et l’arrestation de nos élu.e.s et des mem­bres du HDP/DBP. Le par­ti nation­al­iste MHP veut notre disparition.

Et, oui, nous avons des nou­velles de nos député.e.s qui sont en prison et des autres prisonnier.e.s aus­si. Tou.te.s sont enfermé.e.s dans le Sud-est de la Turquie. Tant que la Turquie nous laisse le droit d’avoir des nou­velles, on en a. Mais leurs vies restent en danger.

Quelle place prend l’armée et la police dans les rues d’Amed ? Sont-elles moins présentes, ou au con­traire, sont-elles plus vis­i­bles et omniprésentes ? Tu peux nous en dire plus ?

A Amed, la police et les mil­i­taires sont dans les com­mis­sari­ats ou dans leurs casernes. Ils sont égale­ment présents dans leurs véhicules blind­és qui sil­lon­nent les rues. Après le 15 juil­let 2016, date de la ten­ta­tive coup d’État leur nom­bre a beau­coup dimin­ué. Un grand nom­bre ont été arrêtés, tués, licen­ciés, ou se sont enfuis dans d’autres pays. Mais l’AKP essaye de faire venir des nou­veaux policiers et mil­i­taires. En ce moment l’État a peu de marge de manœu­vre à Amed. Le peu­ple ne veut plus vivre avec le gou­verne­ment. Moi aus­si je ne veux pas.

Dans quel état est le quarti­er his­torique de Sur ? Les habitant.e.s de Sur, à moitié rasé par les bombes et les bull­doz­ers de l’État turc, où sont-ils allés ? Com­ment vivent-ils ? L’État s’est-il retiré de Sur, ou bien a‑t-il encore la main mise ?

Le cou­vre-feu à Sur con­tin­ue tou­jours. Les maisons des habi­tants ont été totale­ment détru­ites par les engins de l’État. Il veut arna­quer les gens en leur don­nant une mod­ique somme d’argent en dédom­mage­ment de leur expro­pri­a­tion. Beau­coup d’habitant.e.s ont porté plainte con­tre l’État, et con­tin­u­ent encore. Pour la plu­part d’entre eux, ils vivent dans d’autres quartiers. Un grand nom­bre essayent d’ouvrir à nou­veau des petits com­merces, mais ça reste très dif­fi­cile à réalis­er. Tout le monde s’est retrou­vé dans une pré­car­ité accélérée. Et il n’y a plus les anciens maires pour aider et soutenir. L’association de sol­i­dar­ité, Roja­va Derne­gi, a été fer­mée. Toute les asso­ci­a­tions d’aide ont été fer­mées. Tout le monde essaye de rester debout, et de con­tin­uer à sur­vivre. L’État sous la pro­tec­tion de l’ONU con­stru­it des com­mis­sari­ats. Il con­tin­ue de détru­ire les bâti­ments et maisons qui n’ont subis aucun dégât, pour ren­dre Sur inhab­it­able et inhu­maine. Et les organ­i­sa­tions dji­hadistes ont le con­trôle dans ces lieux. Nous, on ne va plus là-bas. Sur, le tré­sor de notre cul­ture et de notre âme est en train d’être mis à néant. Et cette déci­sion est prise par l’ONU qui reste silencieux.

L’État a organ­isé un black-out médi­a­tique. De quel façon cela affecte l’organisation de la résis­tance. Est ce que l’information con­tin­ue à cir­culer d’une manière ou d’une autre ?

Oui, effec­tive­ment, l’État bloque les médias. Tous les médias d’opposition ont soit été fer­més soit été réqui­si­tion­nés. Bien sur qu’elle a des effets. L’État a main­tenant totale­ment le con­trôle. Mais des médias d’opposition con­tin­u­ent de dif­fuser, notam­ment par l’Europe (télévi­sions, radios, jour­naux). D’une cer­taine façon ça vient cass­er ce black-out.

Il y a aus­si une grande pres­sion sur les util­isa­teurs des réseaux soci­aux, une vraie stratégie de la ter­reur. Plus de 15 000 util­isa­teurs ont été con­vo­qués pour des inter­roga­toires. 5 000 per­son­nes ont été mis­es en garde à vue, et env­i­ron 3 000 ont été arrêtées. Des cen­taines de per­son­nes ont per­dues leurs tra­vail. Mais mal­gré tout cela, l’information, les échanges con­tin­u­ent à se faire par le biais de Twit­ter, Telegram et Sig­nal. Vous pou­vez vous aus­si installer Sig­nal comme ça on dis­cutera avec plus de sécu­rité. Mais je reste préoc­cupé pour ce qui est de la dif­fu­sion des infor­ma­tions en général. Je doute fort que tout le monde y est accès. Quand tu sais que plus de 170 jour­nal­istes croupis­sent en cel­lules dans ce pays, est-ce qu’on peut croire que l’information cir­cule pais­i­ble­ment ? Non !

La Turquie veut égale­ment cass­er le mou­ve­ment économique­ment, en détru­isant les villes, en coupant les aides des asso­ci­a­tions. Face à cela, quels types de répons­es sont apportés ? Cette sit­u­a­tion ne démoralise-t-elle pas les gens ? Et au niveau inter­na­tion­al, quelle sol­i­dar­ité peut-on envisager ?

L’État veut cass­er le mou­ve­ment de libéra­tion au Kur­dis­tan. L’État par­le sou­vent du « mod­èle du Sri Lan­ka ». La for­mule qu’il utilise est : « Les met­tre à genoux » ! Si on se réfère au plan du régime, l’idée c’est la destruc­tion des villes, 40 000 per­son­nes qui vont mourir, 150 000 qui seront blessés, et 2 mil­lions qui devront quit­ter leur habi­tats pour aller ailleurs, et qui donc seront déplacées. Mais le PKK est descen­du dans les villes pour s’opposer et pour se bat­tre con­tre ce pro­jet, en tuant plus de 15 000 policiers et mil­i­taires. Pour autant le dan­ger est tou­jours là, et per­dure. C’est pour ça que les gens sont très inqui­ets et malheureux.

Dans un pre­mier temps, en Europe, il faut que la dias­po­ra kurde, les mil­i­tants, les asso­ci­a­tions, les États, les syn­di­cats, et le large pub­lic sachent ce qu’il se passe ici, il faut les informer avec tous les sup­ports – par la radio, la télévi­sion, par la presse papi­er. Les droits humains les plus fon­da­men­taux sont bafoués, des mas­sacres sont per­pétrés au Kur­dis­tan. Puis dans un deux­ième temps, il faut réus­sir à faire venir des groupes de per­son­nes d’Europe pour faire les con­stata­tions directe­ment ici, sans qu’elles soient empris­on­nées ou ren­voyées dans leur pays.

Troisième­ment les États devraient aider les kur­des mil­i­taire­ment, en envoy­ant des tanks, des armes lour­des, des véhicules blind­és. Nous sommes aus­si près à pay­er les armes s’il le faut. On a besoin de matériel mil­i­taire, armes et véhicules. Si les kur­des, les YPG, YPJ, le PKK, les YBS, ou les SDF per­dent, alors les dji­hadistes con­tin­ueront à per­pétr­er des bains de sang en Europe. Car la sécu­rité de l’Europe passe par le Kur­dis­tan en ce moment. Ce n’est pas à Erdo­gan et à ses sbires fas­cistes qu’il faut faire con­fi­ance. C’est aux femmes et aux hommes kur­des qui se bat­tent au quotidien.

Est-ce qu’il y a des nou­velles des guéril­las ? Com­ment vont-ils ? Com­ment vont-elle ? Quelle est leur stratégie ces derniers temps ?

Il y a des gueril­las partout. Eux/elles vont bien. Et la gueril­la ne par­le à per­son­ne de ses stratégies.

Cette répres­sion sans lim­ite et sans fin ne divise-t-elle pas les gens ? Dans les cafés, les parcs, et les maisons de quoi dis­cu­tent-ils ? Que pensent les gens de la sit­u­a­tion actuelle ? Quel est le sen­ti­ment partagé : la désil­lu­sion, la tristesse, la lutte, la séparation ?

Bien-sûr que la répres­sion a un effet sur les rela­tions entre les gens. Ces temps-ci, on vit le moment du nazisme alle­mand, du fran­quisme d’Espagne, du mus­solin­isme d’Italie… Il n’y a aucune dif­férence. Per­son­ne n’a, actuelle­ment, de sécu­rité quant à sa dig­nité, à ses biens matériels, à sa vie. Les gens sont très en colère. Et cette colère bien­tôt explosera.

Mer­ci pour tes répons­es. As-tu quelque chose à rajouter ?

Je voudrais rajouter quelque chose qui m’appartient. Prochaine­ment en Turquie il va y avoir un coup d’État. Le sang va encore couler. Au nord de la Turquie, les AKP’ci pro-Erdoğan et les CHP’ci vont s’affronter. Après la ten­ta­tive de coup d’État du 15 juil­let, une vague de vio­lence qui vient de très pro­fond a com­mencé à venir nous frap­per. La Turquie va com­plète­ment se divis­er. Les migrant.e.s vont se mul­ti­pli­er et se ren­dre en Europe. L’Europe doit s’y pré­par­er. La guerre est devant la porte de l’Europe. Je pense que le PKK va pren­dre le con­trôle, dans cette sit­u­a­tion-là, des villes et des vil­lages du sud de la Turquie et du Rojava.

Ne var Ne Yok

Auteur(e) invité(e)
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