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Cet arti­cle n’est pas une analyse exhaus­tive de la Turquie con­tem­po­raine. Loin de là. Il n’est qu’une suite de pho­togra­phies, une expo­si­tion ou sur­ex­po­si­tion. Met­tre des mots avec suite, sur des réal­ités qui boule­versent fait du bien. Les don­ner à lire, soulage.

Très libre­ment inspiré de bil­lets qui parais­sent en Turquie, sur des sites hébergés au dehors. Cette chronique aura des suites… Et n’ex­onère pas pour autant les “états” européens de bal­ay­er devant leurs portes, si bien clos­es aujour­d’hui pour “l’é­tranger”.

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Les sit­u­a­tions de crise ne sont pas néces­saire­ment indis­pens­ables pour que les pre­miers symp­tômes de dégra­da­tion et d’ef­fon­drement d’une société com­men­cent à se faire jour. Par­fois, les réac­tions et les atti­tudes nais­sant autour de prob­lèmes humains tout à fait sim­ples et ordi­naires peu­vent être des signes prémonitoires.

Aujour­d’hui, en tour­nant le regard vers n’im­porte quel pays cap­i­tal­iste, on peut trou­ver de mul­ti­ples exem­ples à ces cas de figure. 

Quant à la Turquie, la sit­u­a­tion actuelle dans le pays, invite à y prêter par­ti­c­ulière­ment atten­tion. Là-bas, vue d’i­ci, les choses sont telle­ment évi­dentes comme le nez au milieu de la fig­ure, qu’il suf­fit d’avoir l’in­tel­li­gence de jeter ne serait-ce qu’un regard, pour con­stater l’am­pleur des dégâts humains que génère un régime poli­tique… Mais il faut se sou­venir que ce qui paraît inac­cept­able là-bas, ne nous appa­raît peut être pas comme une évi­dence ici, du fait d’un cer­tain orientalisme.

En obser­vant les pro­pos, les actes et les méth­odes poli­tiques de ses dirigeants, leur poli­tique de classe dom­i­nante, les rap­ports entre les divers­es frac­tions et organ­i­sa­tions, et l’ap­pareil de répres­sion qu’est l’E­tat, le con­tenu de la pro­pa­gande pop­uliste large­ment dif­fusée par les médias et organes pseu­do cul­turels aux ordres du régime, et l’ef­fet de tout cet ensem­ble sur les pop­u­la­tions, on peut con­stater une extrême polar­i­sa­tion de la société et la rup­ture des liens soci­aux, et affirmer que la Turquie tra­verse une péri­ode de décom­po­si­tion sociale et poli­tique inédite dans son his­toire. Ajou­tons que le glisse­ment idéologique d’un islam cul­turel vers un islam poli­tique, avec toutes ses vari­antes régionales, a mis à mal ce qui il y a quelques années encore, juste­ment, don­nait du sésame à moudre à l’ori­en­tal­isme européen.

Prenons un exem­ple sim­ple et très récent : le meurtre de fait de deux enfants par la police à Silopi. 

Deux enfants, Muham­met (7 ans) et Furkan (6 ans) on été tués, écrasés en pleine nuit, dans leur som­meil, par un blindé de la police qui s’est intro­duit dans leur mai­son en démolis­sant le mur. Il s’ag­it là, non pas d’un acci­dent trag­ique, ou d’une bavure, mais de la per­pé­tu­a­tion, voire de la pro­lon­ga­tion du ter­ror­isme d’E­tat visant les Kurdes… 

Les policiers, auteurs de ce mas­sacre, con­tin­u­ent depuis, à exercer leurs fonc­tions, comme si de rien n’é­tait. Et pen­dant ce temps là, la per­son­ne qui est à la tête de l’E­tat, don­neur d’or­dres, enchaîne les dis­cours relayés immé­di­ate­ment par les médias à sa botte, à toute occa­sion, partout il se rend, et par­le des “droits des pau­vres et des dému­nis” et “dis­tribue de la Jus­tice”. Encore les mêmes médias, alliés ou soumis, qui répè­tent en choeur, le scoop que le Prési­dent de la République leur four­nit, annonçant qu’il a appelé par télé­phone le père d’une fil­lette hand­i­capée, leur a ten­du la main, et a don­né l’or­dre de dot­er la petite fille d’une pro­thèse à la jambe. Sou­venons nous de la petite fille d’Alep qu’il prit sur ces genoux.

Il serait sim­ple de faire une longue liste d’ex­em­ples, sem­blables au pre­mier cas, car il en existe des dizaines de milliers…

Par­lons de Berkin Elvan et Ali Ismail Kork­maz, tués par la police lors de la résis­tance de Gezi en 2013. Le pre­mier, Berkin, blessé à la tête par une grenade lacry­mogène tirée par la police, a suc­com­bé après un coma de 296 jours. Il fut la plus jeune vic­time de Gezi. Le deux­ième, Ali Ismail, bat­tu à mort par la police à Eskişe­hir, est resté dans le coma pen­dant 38 jours, avant de s’éteindre à l’âge de 19 ans. Et il y en a eu d’autres, des vic­times, lors des man­i­fes­ta­tions de Gezi. 

Ou, rap­pelons-nous d’Uğur Kurt tué en mai 2014, par un polici­er. Celui-ci pour­suiv­ait des man­i­fes­tants d’un rassem­ble­ment qui se déroulait non loin d’un cemevi, lieu de culte des alévis, et a tiré au hasard dans la cour, tout en voy­ant qu’il y avait des per­son­nes pour des funérailles. Uğur s’écroula au beau milieu de la cour. Le polici­er meur­tri­er a été con­damné à une peine de prison d’un an huit mois, peine vite trans­for­mée en une amende de 12 100 livres turques, soit l’équiv­a­lent de 3000€. La vie d’Uğur ne valait pas chère, mais le polici­er refusa l’a­mende et fit appel…

Okmey­danı Istan­bul, 22 mai 2014. Pho­to DHA

Ou bien, citons tous les civils tués, dans les villes kur­des, sans dif­férenci­er qui que ce soit, enfants, jeunes, femmes, per­son­nes âgées… Par­fois brûlés vifs dans des sous-sols d’im­meubles, lais­sant quelques restes d’osse­ments qu’on donne à leur famille dans un sac plas­tique de quelques kg. : Ceci est ton père.

Ou encore, obser­vons la destruc­tion des quartiers et villes kur­des

Et le silence de la moitié du pays à l’Ouest, qui pour­suit ses occu­pa­tions quo­ti­di­ennes, tant que la répres­sion d’E­tat, le feu et le sang se main­ti­en­nent à l’Est chez les “autres” et qu’on ne frappe pas à leur porte… 

Dif­fi­culté d’empathie, manque d’hu­man­ité, défaut de con­science… Lorsque ceux et celles qui com­posent la société ne con­stru­isent plus des ponts, mais des murs, les passerelles sont rem­placées par des champs de mine. Peur, indif­férence, haine, allant par zèle ou oppor­tunisme, jusqu’à la déla­tion. Dans le quo­ti­di­en, on trou­ve des indi­ca­teurs du vivre ensem­ble qui affichent la putré­fac­tion. Et les jour­naux en débor­dent. La mul­ti­pli­ca­tion de ces faits est par­lante. Alter­ca­tions, dis­putes, bagar­res, lyn­chages et meurtres, com­mençant pour un rien ; un regard de tra­vers, une réflex­ion, ou pour ne pas avoir une tête qui revient, une jupe trop courte, ou encore juste pour être “autre”, Kurde, Syrien, femme, LGBTI… 

On ne va pas revenir sur le bour­rage de crâne depuis le plus jeune âge à l’é­cole, qui est une con­stante depuis des décen­nies, que ce soit par l’en­seigne­ment de “l’his­toire” lui-même, ini­ti­a­tion pré­coce à la turcité, ou dans l’usage et la manip­u­la­tion des sym­bol­es. Tout cela était déjà en place “avant” ce qu’il est de bon ton d’ap­pel­er “dérive”, alors que cette eau sale coule dans le même ruis­seau depuis un siècle.

Restons dans le présent immé­di­at. Et par­lons juste aus­si des médias qui restent… Les opin­ions et visions imposées à la société, à tra­vers des mes­sages trans­mis par l’in­ter­mé­di­aire du mono­pole médi­a­tique, suf­fi­raient à dis­tiller la haine de “l’autre”… Lisons juste la façon dont les jour­naux et les télés célèbrent la “vic­toire” du régime Erdoğan, en ajoutant dans la case “réus­site”, le nom­bre des jeunes tués qua­si tous les jours, dans les zones kur­des urbaines et rurales… par exem­ple. Ces jeunes qui n’ont devant eux, qu’un choix binaire, soumis­sion et assim­i­la­tion ou rébel­lion. Quand ils refusent de se soumet­tre, com­ment peut-on leur en vouloir pour ce choix, sachant qu’ils ont tous hérité des his­toires famil­iales rem­plies de mar­tyrs, et passé leur enfance à être témoins d’un Etat par­ti­c­ulière­ment répres­sif envers leurs ainés, leurs par­ents, leurs grand-par­ents… Par­lons de ces jeunes, dont pour cer­tains, même la dépouille est inter­dite aux familles. La dig­nité d’un tombeau, refusée.

Kemal Gün, 70 ans, en grève de la faim, réclame le corps de son fils.

Ce n’est pas tout… Non.

En bal­ayant d’un regard, le paysage actuel, du sys­tème de l’E­tat jusqu’au sys­tème de la Jus­tice, des mécan­ismes de la pro­pa­gande, jusqu’aux com­porte­ments des autorités, on peut voir qu’on croise les mêmes maux partout.

Les acci­dents de tra­vail par exem­ple. Provo­qués majori­taire­ment par des con­di­tions de sécu­rités insuff­isantes, et reniés. Les “acci­dents” de tra­vail ne sont en réal­ité pas d’autre chose que des “assas­si­nats de tra­vail”. Et des organ­i­sa­tions de société civile les nom­ment ain­si… Ils représen­taient en 2016, 1970 décès et dans les qua­tre pre­mier mois de 2017, 586 morts étaient déjà recen­sés. Sans oubli­er les mil­liers de tra­vailleurs hand­i­capés à vie, pro­jetés avec leur famille, dans la mis­ère. La Turquie détient le record européen des acci­dent de tra­vail. Devant ces réal­ités sur “les assas­si­nats du tra­vail”, le fait de faire sem­blant qu’ils n’ex­is­tent pas, donne la jauge de classe ; une man­i­feste décomposition.

Ceci est val­able égale­ment, pour la vio­lence faite aux femmes et enfants et peut être illus­tré par des mil­liers d’exem­ples où les tri­bunaux, pronon­cent des réduc­tions de peine pour des auteurs de fémini­cide, parce qu’ils se présen­tent “con­ven­able­ment” devant les juges, parce qu’ils ont vidé le chargeur sur sa poitrine, pour avoir “trop” aimé leur femme, où les juges déci­dent le “con­sen­te­ment” de l’en­fant vic­time d’a­gres­sion ou de viol même lorsqu’il s’ag­it d’en­fants de très jeune âge, et ain­si, sig­nent de la main de la Jus­tice, l’en­cour­age­ment à des actes sim­i­laires futurs. La crois­sance expo­nen­tielle de la vio­lence faite au femmes, (de 1400% en 2016), la sen­sa­tion d’im­punité vir­ile qua­si pal­pa­ble, les pro­pos extrême­ment sex­istes des phal­locrates de l’E­tat [un recueil ici], et le tout inter-agis­sant, l’ef­fet boule de neige, trans­for­mé en boule de feu… C’est aus­si un indi­ca­teur. Et là, l’aigu­ille du comp­teur s’affole. 

Özge­can Aslan, vic­time du patri­ar­cat. Assas­s­inée le 12 févri­er 2015

Mais il y a encore autre chose…

Dans une société pour laque­lle le men­songe et l’hypocrisie sont en principe classés, dans la case “immoral­ité”, le men­songe serait-il devenu une pra­tique habituelle et même un élé­ment de la poli­tique du régime ? 

Par exem­ple lorsque ceux qui déti­en­nent le pou­voir, s’au­torisent lors d’une cam­pagne de référen­dum, à accuser leurs adver­saires de “trahi­son à la Patrie”, d’être “l’in­stru­ment de forces extérieures” ou encore de “soutenir les organ­i­sa­tions ter­ror­istes”, et que dans le même temps, ils ne voient pas d’in­con­vénient à déclar­er “Nous ne menons pas une poli­tique qui divise”, et lorsque des mil­lions de per­son­nes qui enten­dent ces deux pro­pos ne réagis­sent pas… Peut-on par­ler d’une société “saine”, comme ils disent.

Si ces exem­ples se sont éten­dus, au point de tra­vers­er la plu­part des milieux, qu’ils soient organ­isés ou non, si la cor­rup­tion, le pot de vin, l’ab­sence de jus­tice ne font plus naitre de réac­tions, si les assas­si­nats d’E­tat sont con­sid­érés par la plus grande par­tie de la société comme légitimes et néces­saires pour la survie de l’E­tat, si, alors que l’il­lé­gal­ité d’un référen­dum est en ques­tion, le choix de l’i­den­tité de celui qui sera l’homme unique est mis à l’or­dre du jour en tant que prob­lé­ma­tique essen­tielle, si cer­tains par­tis et organ­i­sa­tions con­tre-insur­rec­tion­nels, anti-kur­des, anti-minorités, avan­cent ensem­ble avec le pou­voir Erdoğan et les forces de con­tre-guéril­la [les mil­ices de cet état dit pro­fond, les “ser­vices”], et sont affichées comme “pro­gres­sistes de gauche”, et si les indi­vidus et insti­tu­tions nation­al­istes et anti-lib­erté, sont comp­tées dans les “forces de la démoc­ra­tie”… cela veut dire que les dimen­sions de la décom­po­si­tion sont ter­ri­ble­ment larges…

Turquie

Les respon­s­ables de cet état des lieux, ne sont pas les larges mass­es de pop­u­la­tions qui se récla­ment de droite ou de gauche, peu importe. Ce qui se décom­pose en réal­ité, c’est la société cap­i­tal­iste elle-même, dans ce con­texte par­ti­c­uli­er de l’E­tat-nation turc. Et les mass­es paient le prix pour s’être trompées ou avoir été trompées. Et cela con­tin­uera jusqu’à ce que la lutte con­tre le sys­tème de tyran­nie et d’ex­ploita­tion se redresse enfin, prenne des racines et se mul­ti­plie en faisant de nou­velles branch­es. Un Yıl­maz Güney en son temps appelait cela de ses voeux, con­tre un autre régime, en une autre époque de la république turque “unie et indivisible”…

Il s’ag­it là, des résul­tantes des préjugés exis­tants depuis des décen­nies, des siè­cles, du car­ac­tère rétro­grade de l’é­d­u­ca­tion, de l’ef­fi­cac­ité sociale de la pro­pa­gande dom­i­nante, de la struc­ture insti­tu­tion­nelle éta­tique au ser­vice des dom­i­nants, organ­isée, et de sa répar­ti­tion dans les struc­tures de la société. 

Les forces à même de lut­ter con­tre tout cela sont natives, bien qu’elles aus­si dépen­dantes de la même struc­ture de société. Mais elles gran­dis­sent, de crise en crise. Non seule­ment l’his­toire le démon­tre, mais aus­si, le fait que la lutte et la résis­tance fer­mentent et avan­cent, comme au Roja­va proche, con­firme cette réalité. 

Cette société con­tient les ger­mes de son insur­rec­tion, et elle ne le sait pas encore.

X.…

Sign­er cette chronique serait comme sign­er une déposition…


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