Le quartier Sur de Diyarbakır a été déclaré en 2012, “zone à risque”. Les dommages causés lors des couvre-feux, qui ont débuté en 2015, ont accéléré considérablement la politique de “recyclage urbain” forcée, déjà en route.
Le Conseil des Ministres a décidé, en date du 21 mars 2016, d’exproprier 6.292 des 7.714 parcelles disponibles à Suriçi [Sur intromuros]. Le décret d’expropriation prévoyait l’expropriation des 82% de toutes les parcelles disponibles dans la circonscription de Sur. Les 18% de parcelles restantes à Sur appartiennent à TOKI (Maison du développement et de l’administration de Turquie) qui sont déjà détenues par le trésor public. Dans l’ensemble, à la fin de ce processus, toutes les parcelles de Suriçi sont destinés à être transformées en propriété publique.
Mais, les “dommages causés” de la dernière année écoulée, ne sont que prétextes à accélérer le processus, car c’est la signature d’un protocole entre TOKI, la Préfecture et la Mairie de la métropole de Diyarbakır, qui marquait déjà en 2009, le début du “recyclage urbain”. Une décision de démolition a été prise pour la démolition de 850 bâtisses et jusqu’à ce jour, 360 d’entre elles ont été détruites.
La démolition des quartiers Lalebey et Alipaşa de Sur, a été annoncée officiellement, par l’intermédiaire des haut-parleurs des mosquées, avec une semaine de délai, qui a été donnée pour évacuer toutes les habitations. Les habitants de ces quartiers, se trouvent devant l’obligation d’abandonner leur maison, dans la hâte, de laisser leurs souvenirs, leur vie derrière eux, et quitter la ville dont chaque mur est marqué de centaines d’années d’existence, sociale, culturelle et historique pour beaucoup. Tout cela porte des noms, des noms barbares, comme destruction de patrimoine, génocide culturel, exil forcé, mais aussi nettoyage ethnique, et gentrification… en passant par le pillage, les profits, la corruption…
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Traduction d’un article de Nurcan Baysal illustré de magnifiques photographies de Fırat Aygün, publié en turc, sur le site PostSeyyah, dans le rubrique “Seyyahın Gündemi”, l’actualité du voyageur.
Recyclage urbain : quartier Alipaşa
Alipaşa sera détruit, avec ses édifices historiques de centaines d’années, ses maisons blanches en basalte, ses rues anciennes, ses églises, et avec lui toute la vie qu’ils contiennent. Une culture sera détruite.
A qui appartient cette ville ? A qui appartient Alipaşa ? Sur est à qui ?
Mon enfance s’est déroulée dans un des faubourgs de Diyarbakır, au quartier Şehitlik. Mes parents ont quitté Alipaşa, où ils ont habité durant de longues années, au début des années 70, et avaient déménagé à Şehitlik. Des murailles historiques séparaient le quartier où je vivais et Alipaşa. Les proches de ma mère, ses voisins, ses amiEs étant restéEs à Alipaşa, on allait souvent, avec ma mère, à Alipaşa, en passant par Urfa Kapı [Porte d’Urfa].
Aller à Alipaşa me paraissait comme quelque chose de magique. Parce que la vie à Alipaşa était différente de la vie en dehors de Sur. Ses passerelles étroites en basalte étaient pour moi, des espaces de jeux naturels. Le meilleur cache-cache se jouait à Alipaşa, les plus jolies pierres pour jouer au beştaş [littéralement “cinq pierres”, un jeu d’enfant] se trouvaient à Alipaşa. Tout le monde se connaissait. Les relations de voisinage, la solidarité étaient très fortes. Les pains se faisaient ensemble, les repas étaient partagés avec les voisins, les mariages se déroulaient avec tambour et clarinette, dans les rues. Les femmes lavaient les cours et le devant des portes, c’était leur première tâche de la journée. Les kilims s’étendaient par terre et les petit déjeuners se prenaient dessus. Parfois, nous aussi, avec ma mère, nous arrivions à temps à ces petits déjeuners. Ma mère me parlait souvent de ses voisins arméniens, syriaques. Elle me disait à l’époque, qu’ils étaient partis, elle ne me disait jamais où ils étaient partis… De longues années plus tard, j’ai appris qu’ils avaient été massacrés. Je porte toujours sa douleur dans mon coeur. Plus j’ai grandi, plus Alipaşa a changé. On a commencé à y aller de moins en moins. Dans les années 90, Sur intramuros, comme les autres quartiers, était gagné par l’exil. Mais il n’a jamais perdu certaines de ses particularités. Son beau voisinage et son esprit solidaire…
Ces relations de voisinage et l’esprit solidaire ont, malgré la pauvreté du quartier, rendu la vie plaisante. Des familles nombreuses vivant dans des maisons avec des courettes, les femmes qui discutaient sur des tapis posés devant des portes, les voisins qui dégustaient des thés sur des carrés d’herbe dans les rues, les repas qui viennent d’être cuisinés, les pains cuits dans des fours au coeur du quartier, des ruelles colorées, les quignons partagés, les mariages, les deuils, les enfants jouant au ballon, les amitiés, les halals dansés ensemble…
Nous sommes en 2017. Aujourd’hui, Alipaşa est menacé de destruction massive, sous prétexte de “recyclage urbain”. Depuis une semaine, des annonces sont faites à l’intention des habitants, pour qu’ils évacuent leurs maisons. Alipaşa, sera détruit avec ses édifices historiques, ses maisons historiques en pierre de basalte, ses rues historiques, ses églises et autant de vies qu’il contient, une culture sera anéantie. Ce qui est détruit n’est pas seulement Alipaşa, bien sûr. Pendant que Alipaşa et Lalebey disparaissent, sous prétexte de “sécurité publique”, six autres quartiers limitrophes à Alipaşa ont déjà été rasés. Sur l’emplacement vide qui subsiste de ces quartiers, le pouvoir construit des maisons flamboyantes, d’une drôle d’architecture, peintes en blanc, avec des angles en basalte incrusté.
Maintenant, les représentants du pouvoir ont de nouveaux mots : ils vont construire un plus beau Sur, il y aura un plus bel Alipaşa, et des “lieux historiques” tout neufs !! dans ces quartiers… Il faut que quelqu’un leur explique, les “lieux historiques” ne peuvent être construits. On ne peut dire, “je vais détruire les lieux historiques, et je vais les reconstruire”. Et de toutes façons, on ne peut construire à l’identique ! Parce que comme son nom l’indique, un lieu devient “historique” avec son vécu de centaines d’années. Les lieux historiques, comme les maisons des gens, et leur vie, nécessitent respect. L’histoire et l’héritage culturel d’une ville ne peuvent pas être rasées ainsi ! Aucune raison, rien, ne peut justifier la destruction d’espaces historiques et d’une ville ! Il est évident que le pouvoir planifie d’écrire dans ces villes qu’il détruit, une nouvelle histoire. Pour pouvoir produire cette nouvelle histoire, il faut qu’il efface d’abord, la mémoire. Il va pouvoir construire, après avoir effacé la mémoire, et ouvert une page vide. Et dans cette réécriture, des quartiers comme Alipaşa, Hançepek (Gâvur mahallesi) [quartier des mécréants], Hasırlı, Lalebey, Fatihpaşa, et l’héritage collective des Kurdes, Arméniens, Syriaques, et de dizaines d’autres peuples premiers n’ont pas de place. En me baladant à Alipaşa, les paroles de David Harvey sur “le droit à la ville” me traversent l’esprit : “La liberté de nous faire et de nous refaire en façonnant nos villes est à mon sens l’un de nos droits humains les plus précieux mais aussi les plus négligés.”
Il faut alors demander à ceux qui essayent de nous confisquer notre liberté de construire nos villes et de nous construire nous-mêmes :
A qui appartient cette ville ? A qui appartient Alipaşa ? A qui appartient Sur ?
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