Nuriye et Semih à Ankara poursuivent leur grève de la faim depuis plus de deux mois. Leur vie est en danger. Réagissons !
Nous sommes des résistantEs, pas des malades !
Nuriye et Semih, enseignants, ont été licenciés par un décret promulgué sous état-d’urgence. Leur seule demande : retrouver leur travail. Nuriye fait partie des 4811 universitaires licenciés, dont 378 sont signataires de l’appel publié en janvier 2016 et intitulé “Nous ne serons pas complice de ce crime”, qui critiquait les politiques militaristes et répressives du régime. Nuriye et Semih, molestés et mis en garde-à-vue à plusieurs reprises, résistent depuis 180 jours, et ont entamé une grève de la faim le 9 mars dernier.
Turquie côté Résistance • Nuriye, Acun, Semih, Veli, parmi d’autres Vous y trouverez l'historique de leur lutte.
Les deux grévistes ont dépassé le cap des deux mois.
Les conséquences évidentes d’une longue grève de la faim, sont visibles. Même si dès qu’ils retirent les masques, ils arborent le sourire auquel ils nous ont tant habitué, on voit qu’ils ont beaucoup maigri. Semih a perdu 17 kg, Nuriye en a perdu 8… Leur corps envoient des signaux, brûlures d’estomac, maux de tête, fatigue, diminution des forces, basse tension, douleurs musculaires, difficultés pour marcher…
Hier, le 8 mai, Nuriye a eu une malaise… Mais malgré tout, ils déclarent, comme ils l’ont déjà exprimé de nombreuses fois lors des reportages et publications antérieures, qu’il est pour eux hors de question d’aller à l’hôpital ou d’accepter une quelconque intervention médicale.
“Nous avons mené un combat pendant 120 jours, avant que la grève de la faim soit entamée. Nous sommes allés dans des quartiers, des écoles, nous sommes entretenus avec des universitaires.. Nous avons sollicité les médias, les éluEs et députéEs. Mais, concernant notre revendication, ‘retrouver notre travail’, il n’y a eu aucune avancée. Nous avons alors décidé d’entamer une grève de la faim. Nous en connaissons les conséquences et les risques.”
Nous sommes des résistants, pas des malades !”
* Dernière minute : Nuriye, victime d’un malaise hier, n’a pu rester dans la rue aujourd’hui. Semih est retourné sur les lieux de grève. La résistance continue.…
Nous pensons utile d’ajouter, ici, l’extrait d’un article de la sociologue Marianne Prévost, article publié en juillet 2010 dans le n°53 de la revue Santé conjuguée. Cet article contient des observations autour des grèves de la faim des sans-papiers en Belgique. L’extrait concerne les conséquences physiques de la grève de la faim, mais apporte des réflexions également sur ses autres aspects. Vous trouverez un pdf du texte intégral ICI.
Que se passe-t-il pendant une grève de la faim ?
Une grève de la faim :
- c’est d’abord une mise en jeu du corps, corps déjà marqué par le parcours antérieur des grévistes ;
- c’est un moment de rupture profonde dans le trajet d’une personne, à plusieurs niveaux ;
- c’est une situation empreinte de violence : dans son origine, son déroulement et son issue ;
- enfin, c’est une action de parole ; une action qui vient mettre en avant une parole qui n’a pas, jusqu’ici, été entendue — et qui la plupart du temps, ne le sera pas.
C’est le corps qui est mis en avant dans une grève de la faim. Il est utile de décrire brièvement l’évolution médicale : en cas de jeûne complet, une série d’étapes chronologiques se succèdent systématiquement. Il est à noter que beaucoup de grévistes présentent souvent, d’emblée, un mauvais état général rendant ces différentes étapes plus rapides et plus sévères.
Sur le plan métabolique, le corps a besoin d’un apport énergétique minimal, de 1200 à 1800 kcal/jour, essentiellement sous forme de glucose.
Les différentes phases se présentent comme suit :
La première phase, d’habitude assez courte, se caractérise par la consommation des réserves en sucre (glycogène), réserves peu importantes et destinées à faire face à des besoins énergétiques ponctuels.
La deuxième phase correspond à la consommation des graisses (lipides) ; sa durée est très variable et dépend de la masse grasse totale : elle sera donc potentiellement longue chez les obèses, beaucoup plus courte chez les grévistes maigres au départ.
La troisième correspond, elle, à la consommation des protéines, et touche donc les tissus « nobles » de l’organisme de manière progressivement irréversible.
Sur le plan clinique :
Les premiers jours sont d’habitude assez bien supportés, malgré la sensation de faim et des spasmes gastriques importants, symptômes qui disparaissent après une dizaine de jours.
Ensuite et jusqu’à 3–4 semaines de jeûne, le poids diminue de manière régulière (10–20 kg en un mois), et plusieurs symptômes pénibles se développent : hypotension avec vertiges surtout en position debout (forçant à la position couchée), bradycardie (coeur lent), diminution de l’activité, des capacités de concentration et de réflexion, fatigue extrême, douleurs musculaires, diminution de la température corporelle, hoquet, crampes abdominales, insomnies, maux de tête.
La phase de maladie apparaît ensuite, avec des dégâts parfois irréversibles : vomissements, ictère (jaunisse), problèmes d’audition et de vision (vue double, hémorragies rétiniennes conduisant à la cécité, mouvements oculaires anormaux puis paralysie), hémorragies des gencives et de tout le tube digestif, lésions cutanées, troubles du comportement et lésions cérébrales.
La dernière phase (terminale) peut commencer dès le 40ème jour : euphorie, confusion, somnolence, troubles respiratoires et coma, le tout pouvant entraîner la mort en quelques heures.
Il faut noter que d’autres complications peuvent apparaître, de manière non systématique mais parfois très précoce : altération de la fonction rénale, hypertension artérielle, troubles métaboliques (ioniques), convulsions, délire, lésions cérébrales (encéphalopathie de Wernicke), oedèmes de carence, etc. Après 3–4 semaines, débutent des altérations des fonctions cognitives ; elles sont probablement renforcées par l’« effet de groupe », et le peu sinon l’absence d’espoir de solutions dignes entrevues par les grévistes si rien ne se décide. Des manifestations dépressives apparaissent de manière progressive, menant à des positions politiques extrêmes de plus en plus fermes quant à la poursuite du jeûne…
(…)
Action de parole
La grève de la faim est une action pour la vie. Une action paradoxale, puisque les personnes revendiquent la vie en affichant une mort annoncée, affirment leur dignité tout en se mettant dans une situation peu “digne” de promiscuité, de délabrement physique et mental.
C’est ce qu’il y a de particulièrement tragique dans la grève de la faim : l’arme choisie n’exprime-t-elle pas le contraire de ce qu’elle veut dire ? En tous cas, elle laisse le choix d’interprétation à l’interlocuteur : geste suicidaire, menace, folie, chantage, faiblesse, cinéma… Et plus la grève avance, plus il est difficile au gréviste d’exprimer l’humanité, la dignité qu’il voudrait faire reconnaître.
Le danger physique dans lequel se mettent les grévistes me semble un cri lancé à la face d’une société qui n’y accorde pas de valeur. Il ne s’agit pas d’endurer une souffrance faute de mots, comme c’est souvent le cas chez les patients qui présentent des symptômes sans cause organique : ici, il s’agit plutôt de lancer une parole ultime qui vient s’ajouter à d’autres paroles, parce que celles-ci ne sont pas entendues.
Tisser la solidarité…
De nombreuses actions de solidarité se déroulent tous les jours. Déclarations, communiqués, messages individuels ou en groupe, et vidéos, visites des soutiens sur les lieux de grève…
Le 4 mai, au 57ème jour de la grève de la faim, des universitaires ont annoncé qu’ils commençaient des grèves de la faim en rotation, dans différentes villes de la Turquie, et il poursuivent leurs initiatives de soutien.
Le même jour, de nombreuses organisations de société civile et corporations professionnelles, dont TIHV (Fondation des droits de l’homme en Turquie), et la Chambre des médecins d’Ankara, l’association de la Psychiatrie de Turquie, l’antenne Ankara du Syndicat des travailleurs de santé et social, ont fait une conférence de presse, devant l’Assemblée Nationale.
Le communiqué de presse commun, lu de vive voix, pointait l’état d’urgence, les décrets et les licenciements. “En tant que des professionnels d’un métier pour lequel nous avons prêté serment de respecter la vie humaine, et travailleurs de la santé, nous sommes venus jusqu’à votre porte, pour alerter les élus. Se taire c’est confirmer. Tendez l’oreille à la demande de ces deux employés du secteur public en grève de la faim. Dites enfin, ça suffit ! Ne restez pas spectateurs pendant qu’ils perdent leur santé et leur vie.”
Sezen Aksu, une chanteuse renommée en Turquie, a publié ce week-end un message public appelant les autorités à écouter la voix de Nuriye et Semih.
Nuriye et Semih soutiennent également les autres combats similaires. Ils ont dédié leur 61è jour de leur grève à Kemal Gün, qui est également en grève de la faim à Dersim, à 860km de distance d’Ankara. La solidarité ne connait pas les distances, ni les frontières.
Kemal Gün en grève de la faim : Où est la dépouille de mon fils ?
Le soutien est parfois international, comme le récent communiqué intersyndical de Sud, CGT et CNT… qu’ils aimeraient voir suivi d’effets… ou encore des stands d’information et grèves de la faim solidaires de quelques jours dans de grandes villes européennes…
Le 8 mai, Şenal Sarıhan, avocate, féministe, militante des droits de l’homme et députée du CHP, et vice-présidente de la Commission d’enquête des droits de l’homme à l’Assemblée Nationale turque, présentait une requête : “Alors que le droit à la vie est le droit le plus fondamental, il est inacceptable que des personnes licenciées ne puissent trouver d’autre recours que de mettre leur vie en danger.”
Pendant ce temps là, Filiz Kerestecioğlu, juriste, féministe et députée du HDP, envoyait des lettres au Secrétaire Général de la Commission de l’Europe Thorbjorn Jagland, et au Commissaire du Conseil européen des Droits de l’Homme Nils Muiznieks, en les appelant “à porter attention à la grève de Nuriye Gülmen et Semih Özakça devant laquelle l’Etat turc reste sourd.”
Nuriye et Semih ont appelé le 7 mai à éteindre et allumer les lumières, pendant une minute, tous les soir à 21h.
Il y a déjà des vidéos qui sont partagées avec le hashtag #NuriyeveSemihinAçlığınaSesVer (Donne de la voix à la faim de Nuriye et Semih).
Dans cette société du spectacle, où l’info qui circule est “consommée”, choisir cette forme de lutte, surtout face à un pouvoir qui n’hésite pas à faire “exécuter” ses opposants, est un acte à la fois fort et terriblement désespéré, s’il n’entraîne pas avec lui des revendications de “vie”. Les réseaux militants et de société civile, ou ce qu’il en reste, sont essentiels en Turquie pour que ce combat ne soit pas un suicide en direct, et jouent un rôle important. On a vu, lors du référendum, que les mobilisations de refus qui ont succédé avaient “effacé” la grève de la faim massive des prisonniers politiques, et conduit à son arrêt, faute de convergences possibles. La polarisation et la division politique de l’opposition en Turquie, entretenue par le régime, pèse et pèsera sur l’issue de ce combat de Nuriye, Semih et d’autres. Des voix nombreuses se font jour pour surmonter ces divisions et surtout briser la plus grande, celle du silence et de la peur. Aidons ces voix à se faire entendre là où nous sommes.
On peut, à distance, compter les jours ou commenter, voire pire, se lamenter ou entretenir un pathos funèbre. Ce n’est pas ce qu’attendent les grévistes de la faim, qui ne le font pas par romantisme ou culte de la martyrologie. Leur combat est profondément politique, avec une arme qui dérange, mais qu’ils utilisent en connaissance de cause.
Nous faisons notre possible pour faire connaître leur combat, avec les moyens qui sont les nôtres. Nous rappelons l’appel fait par les syndicats enseignants, vous en connaissez sans doute d’autres ici et là en Europe. Il est plus que temps, quelles que soient les préoccupations fortement électorales du moment, que les forces syndicales, politiques, les associations humanistes, se saisissent de cet appel à la vie formulé contradictoirement par les grévistes de la faim… Les médias à minima doivent aussi ouvrir les yeux et réagir.
Ne restons pas spectateurs ou spectatrices !
Vous pouvez les suivre sur : Le blog de Nuriye Twitter : @NuriyeGulmen & @SemihOzakca Facebook : Nuriye Gülmen & Semih Özakça
Les réseaux sociaux sont leur arme, votre soutien est leur protection. Plus leur histoire est partagée plus ils seront protégés. Parlez-en, relayez leur résistance !
Sur une note plus joyeuse…
Finissons avec des images qui font chaud au coeur.
Nuriye twitte le 60ème jour à Ankara. “On va danser le ‘halay’. youyouyouyouuu !”
Vidéo…
Halaya duruyoruz. Tilililililili. https://t.co/yQsjqid5B5
— Nuriye Gülmen (@NuriyeGulmen) 6 mai 2017