Vous souvenez-vous de l’enseignante Ayşe, qui était intervenue le 8 janvier 2016, en live, par téléphone, dans une émission télévisée grand public présentée par Beyaz, sur Kanal D pour dire simplement “que les enfants ne meurent plus” ?
Elle a comparu devant le tribunal de Bakırköy aujourd’hui à Istanbul. Elle n’était pas seule…
Rappelons ce qui s’était passé à la suite de son intervention, et pourquoi exactement Ayşe s’est retrouvée devant le tribunal…
Ayşe avait appelé tout le monde à ne pas rester silencieux face à la situation au Kurdistan, [toujours actuelle], où les villes étaient assiégées par l’armée depuis plus d’un mois : “Des enfants, même pas nés, des mères, leurs enfants, sont tués. En tant qu’artistes, en tant qu’êtres humains, ne restez pas silencieux”.
Il faut taire la réalité à l’émission télé de Beyaz
Après l’émission, Beyaz, l’animateur, avait été littéralement lynché sur les réseaux sociaux, traité de “traître à la Patrie”, parce qu’il avait laissé le public applaudir les paroles d’Ayşe.
Quant à l’enseignante, contrairement à ce que les propagandistes criaient, elle existait vraiment. Elle n’était pas “une provocatrice” ni une “membre du PKK” qui “intervenait sous un faux nom”. Elle n’était pas payée non plus on ne sait par quel “impérialisme extérieur qui veut détruire la Turquie”, elle existait vraiment, et elle avait bien donné sa vraie identité.
Une plainte a été déposée alors, à son encontre, pour “propagande pour organisation terroriste”… Suite à cela, 38 intellectuelLEs, artistes, journalistes et auteurEs, avaient apporté leur solidarité à Ayşe, et se sont “dénoncéEs” par un communiqué, qui disait en résumé “Si exprimer le souhait que les enfants ne meurent pas, est un crime, nous sommes, nous aussi, des criminelLEs”. Et, bien évidemment, un procès a été ouvert également à l’encontre de ces 38 personnes solidaires.
Aujourd’hui, ces femmes et hommes comparaissaient tous devant le juge, accompagnéEs de plusieurs avocats. Mais, en attendant la date du procès, un décret concernant entre autres ce dossier, et limitant le nombre d’avocats à un maximum de trois, avait été promulgué… Le tribunal a rejeté donc toute demande particulière de la défense.
Voici quelques extraits des défenses…
Oya Baydar Engin, écrivaine
Avant les paroles d’Ayşe Çelik, nous nous étions comportés en personnes responsables et nous nous étions rendus dans la région concernée, afin de voir la réalité et attirer l’attention de l’opinion publique sur le drame qui s’y déroulait. Nous nous sommes entretenus avec aussi bien les autorités de l’Etat que les organisations de société civile locales, les habitants. Nous avons fait beaucoup d’effort pour éviter les dégâts et pertes de vie. Quand Ayşe Çelik s’est exprimée, nous l’avons soutenue, car nous savions qu’elle transmettait les souffrances dont elle avait été témoin. Dans ses paroles, il n’y avait aucune propagande d’organisation, ni en sujet, ni verbe, ni adjectif, il n’y avait que l’expression de la réalité. Nous n’avons fait qu’ajouter notre voix, à la voix de la réalité. Cette voix, ne peut être considérée comme un crime.
Ferhat Tunç, artiste
J’ai vécu les années 90. J’ai été jugé pour les chansons que j’ai chantées. J’ai été jugé à cette époque, pour avoir prononcé lors d’un concert à Izmir, tout simplement le mot “Dersim” [le nom en kurde, de la ville de Tunceli]. Pendant deux ans, j’ai clamé “prononcer le mot Dersim, n’est pas du séparatisme”. Et maintenant les mêmes choses se répètent. Si vous voulez mon avis, Ayşe Çelik n’a même pas assez dit. Je connais la réalité de cette région. J’ai été témoin, moi même, des conditions dans lesquelles les enfants survivent. Ce qui est jugé ici, est en vérité, la revendication pour la Paix. Le fait de porter devant un tribunal ces paroles “Que les enfants ne meurent plus”, est tout simplement honteux.
Ayşe Çelik
Le Tribunal, après la lecture du réquisitoire, me demande de faire une défense concernant l’accusation à mon encontre. Je voudrais préciser tout de suite, que je suis d’avis que je n’ai commis aucun crime. Je ne pense pas que mon intervention dans une émission de télé puisse être considérée comme un crime, et je ne me vois pas comme une inculpée. Je me vois comme une personne qui écoute sa voix intérieure, qui exprime dans la mesure de ses responsabilités, sa conscience, la voix des victimes, mais qui elle-même devient victime par la main des médias et de la Justice. De fait, je ne fais pas de défense, je fais une déclaration. Ma déclaration, est celle d’une victime.
Monsieur le Juge, dans notre culture, il existe de nombreux “contes du loup et de l’agneau”. Dans ces contes, l’agneau représente l’innocence, et le loup, le puissant opportuniste et hypocrite. Bref, notre situation rassemble à l’agneau qui boit de l’eau en bas de la rivière, à qui le loup demande, “pourquoi troubles-tu mon eau ?” La réponse de l’agneau n’a aucune importance. L’objectif est de manger l’agneau et de donner un message à sa famille. Avec ce procès, l’objectif est atteint. L’agneau est mangé, sa famille a reçu le message.
En remerciant tous les amiEs, scientifiques, intellectuelLes, artistes, juristes, qui ont cru à mon innocence et qui ont soutenu mes paroles, je les répète, tout en pensant qu’elles forment un cri toujours d’actualité ; Ne restez pas dans le silence. En tant qu’être humain, approchez avec sensibilité. Voyez, entendez, et tendez votre main. Que les gens ne meurent pas, les enfants ne meurent pas, les mères ne pleurent pas…
Le tribunal a décidé de l’acquittement pour les 38 soutiens, et Ayşe Çelik a été condamnée malgré tout, à 1 an et trois mois de prison, avec sursis, sans doute pour qu’elle arrête enfin de parler.…
Ajout du 3 octobre 2017
La Cour de cassation a confirmé la peine de Ayşe : un an et 3 mois de prison ferme. Enceinte de 3 mois, elle mettra donc son enfant au monde en prison.
source : Evrensel