Les man­i­fes­ta­tions de refus des résul­tats, spon­tanées ou organ­isées se sont mul­ti­pliées en Turquie depuis le soir de l’an­nonce poli­tique des fruits de la grande triche référendaire.

Revenons tout d’abord sur la réal­ité de cette tricherie, qui a amené les obser­va­teurs inter­na­tionaux à réa­gir, et les obser­va­teurs de l’OSCE à pub­li­er un rap­port, dans lequel ils con­signent entre autres deux “entors­es” majeures : l’empêchement de faire cam­pagne pour le NON par divers­es inter­dic­tions, tout comme la forme con­traig­nante de la ques­tion, oblig­eant à un vote blo­qué sur tous les points dif­férents de la “réforme” constitutionnelle.

Mais la triche avait com­mencé par une annonce, dans la journée même, de la Com­mis­sion élec­torale (YSK), dis­ant qu’elle accepterait dans le comp­tage les bul­letins qui, “sans doute par inad­ver­tance”, ne porteraient pas son sceau.
Com­ment s’é­ton­ner de cette annonce, sous état d’ur­gence, alors que bien avant ces résul­tats, pou­voir et régime se con­fondent déjà avec un seul chef de par­ti. Mais, les formes seront respec­tées, et la triche fut offi­cial­isée de fait.

Des témoignages et enquêtes pré­cis­es ont fait état de manip­u­la­tions des votes dans de nom­breux lieux impor­tants au Bakur, là où la sol­datesque est omniprésente, et où les munic­i­pal­ités sont con­fisquées par des représen­tants du pou­voir cen­tral. Ces manip­u­la­tions vont de l’in­tro­duc­tion de ces fameux bul­letins “accep­tés comme val­ables”, à des votes “changés” en groupes organ­isés. Des vidéos cir­cu­lent qui mon­trent le sen­ti­ment d’im­punité de leurs auteurs, au moment de ces triches.

https://youtu.be/pM1–GO3jz8

Traduction 0:15
“Monsieur le Président, je vous enregistre. Vous êtes en train de mettre le cachet sur les OUI, sur des bulletins blancs sortis des urnes, donc de les transformer en bulletins valables. Ce que vous faites est un délit.”
Turquie

Dans les poubelles à Suruç. Une ville où un atten

D’autres décou­vertes d’en­veloppes entières pour le NON, jetées et détru­ites ont fait l’ob­jet de pho­togra­phies dans le peu de presse d’op­po­si­tion encore en vie. Dans d’autres endroits, les élec­tri­ces et électeurs se sont vus con­traintEs de céder leur vote à des man­dataires, voire ont été achetés par­fois… Des morts ont du vot­er par endroit, d’autres pas encore nés… Et l’an­nonce d’une embel­lie élec­torale pour l’AKP dans les régions à majorité kurde par Erdoğan, le soir même du résul­tat, résonne comme une plaisan­terie méprisante et cynique, quand on con­state que le pou­voir AKP a usé de son pou­voir dis­cré­tion­naire dans les zones qu’il a détru­ites et réduites à sa mer­ci depuis deux ans de guerre.

Les empêche­ments mul­ti­ples faits à des mem­bres étrangers obser­va­teurs d’as­sis­ter, ou de con­trôler, voire d’être dans les locaux pour cer­tains, lors des opéra­tions de vote et de dépouille­ment augu­raient aus­si des fraudes en tous gen­res, dans les bureaux “sen­si­bles”… y com­pris des métropoles…

Mais doit-on vrai­ment faire les éton­nés et laiss­er croire un instant que cela pou­vait se pass­er différemment ?
A Kedis­tan, on serait ten­té déjà de dire tout sim­ple­ment que ce type de vote est organ­isé tou­jours par le pou­voir pour con­forter son pou­voir, dans le sens où il l’a décidé, et que les insti­tu­tions élec­torales sont faites pour ça… Mais lais­sons cet argu­ment rad­i­cal de côté… Il n’est même pas utile ici.

La cam­pagne du référen­dum elle-même s’é­tait déroulée sous état d’ur­gence, dans le cli­mat hys­térique qui per­dure depuis juil­let 2015, et sous encadrement mil­i­taro-polici­er, dans des régions en guerre depuis deux ans.

Ankara. Pho­to : Adem Altan | AFP

Et si cette “cam­pagne”, tapageuse et à taille gigan­tesque pour le OUI, sous haute sur­veil­lance, tra­casseries et inter­dic­tions pour le NON, a quand même eu lieu, elle s’est déroulée avec une polar­i­sa­tion extrême.

Si on pou­vait voir qu’une oppo­si­tion en apparence unie se lev­ait pour le NON, elle fut cepen­dant en réal­ité à géométrie très vari­able. Entre les défenseurs du kémal­isme et de l’u­nité nationale, l’ex­trême gauche sou­verain­iste, et les par­ti­sans d’une Turquie con­fédérale, pour situer les trois pôles claire­ment opposés der­rière le NON, une palette éten­due de refus du pou­voir absolu d’Er­doğan se dessinait.

S’il y avait accord sur le NON, la ques­tion des pris­on­niers poli­tiques par exem­ple, liée directe­ment à l’é­tat d’ur­gence, à l’ac­cord tacite sur “l’an­ti-ter­ror­isme” accep­té par le par­ti CHP, était loin d’u­nir le camp du refus. Et, durant la cam­pagne élec­torale, on a vu que des députés du CHP ne cachaient pas leur volon­té d’aller plus loin au Par­lement dans leur désir d’élim­in­er défini­tive­ment le HDP “en silence”… Cette cam­pagne du NON n’a pas créé un front entre les par­tis d’op­po­si­tion, même si les quelques comités pour le NON réu­nis­saient des mil­i­tants très éloignés ici ou là.
Et les choses sont plus com­plex­es encore.

Il n’y a pas eu par “mir­a­cle” de dépasse­ment de ce qui con­stitue depuis qua­si un siè­cle la matrice poli­tique “répub­li­caine” de la Turquie.

Et si Erdoğan offi­cialise de façon insti­tu­tion­nelle sa démoc­ra­ture, s’il ter­mine en quelque sorte son coup d’é­tat civ­il, il n’y a pas pour autant de bas­cule­ment dans un autre univers que celui de la turcité.

Erdoğan endosse l’habit de celui qui “ter­min­erait” la guerre d’indépen­dance inau­gurée par Mustafa Kemal, le “père” de la Turquie, tout en affir­mant le désir de renouer avec le “lus­tre” d’an­tan, le ray­on­nement ottoman d’empire, économique­ment et diplo­ma­tique­ment, avec l’af­fir­ma­tion ren­for­cée d’une iden­tité sunnite.

On con­state très vite que sur le plan économique, les “grands travaux” vont devoir mar­quer pour­tant le pas, la “crois­sance” n’é­tant plus au ren­dez-vous dans ce con­texte de guerre, et que le ray­on­nement diplo­ma­tique s’ex­erce lui davan­tage par le dou­ble jeu de la guerre en Syrie et en Irak, et par le chan­tage aux réfugiés… Il ne reste plus de ce “ray­on­nement rêvé” que l’ex­ac­er­ba­tion des ten­sions à l’ex­térieur, l’ul­tra-nation­al­isme big­ot et pop­uliste à l’in­térieur, sur fond mil­i­taro-polici­er du régime.

Le grand pro­jet de 2023, date anniver­saire de la révo­lu­tion nationale se fera sans doute avec un Erdoğan encore au pou­voir, puisqu’il vient de s’en don­ner les moyens, mais pas sans crises à venir.

Et face à ces crises en ger­mes, on peut dire que l’analyse de ce que fut le NON au référen­dum, et des protes­ta­tions con­tre les résul­tats truqués, ne don­nent pas non plus de raisons d’être opti­mistes pour une issue pos­i­tive, l’op­po­si­tion pos­si­ble à Erdoğan s’avérant con­fuse et tra­ver­sée tou­jours par les vieilles lunes de la turcité.

Alors que le “référen­dum” occu­pait tout l’e­space poli­tique, il faut se sou­venir que des grèves de la faim avaient débuté dans les pris­ons turques, rap­pelant qu’Er­doğan n’avait pas atten­du les pleins pou­voirs pour avoir une jus­tice aux ordres, et exercer son injus­tice à l’é­gard de toute oppo­si­tion. Et tan­dis que cer­tainEs par­ve­naient à faire cam­pagne pour la “défense de la république”, tout en sou­tenant “l’u­nité nationale con­tre le ter­ror­isme”, et donc con­tra­dic­toire­ment les empris­on­nements d’op­posants, d’autres organ­i­saient, de l’in­térieur même des geôles, un NON à la démoc­ra­ture, ou, sur des places, des NON aux purges

L’an­nonce de la vic­toire du OUI, arrachée par la ter­reur et la triche, a pré­cip­ité les par­ti­sans du NON dans les rues des métrop­o­les, mais aus­si relégué au sec­ond plan ces luttes et ces grèves, faute de se situer sur le même plan. Lorsque que les organ­i­sa­tions majori­taire­ment kur­des don­neront la con­signe de met­tre fin aux grèves, sans avoir obtenu une quel­conque amélio­ra­tion des con­di­tions de déten­tion, ce fut la mise à jour d’une divi­sion cri­ante de l’opposition.

Et ici, lorsqu’une cer­taine presse libérale et “objec­tive”, choisit pour illus­tr­er un arti­cle sur les “opposants dans la rue” des pho­togra­phies de jeunes bran­dis­sant des dra­peaux turcs et un por­trait d’Atatürk, elle ne peut mieux pos­er le prob­lème, sans le savoir.
Bien sûr, pour les médias européens, il ne peut y avoir d’op­po­si­tion à Erdoğan, que celle de la “république laïque fan­tas­mée” de Mustafa Kemal… Celle-là même néamoins, qui en 1980, puis 1990, mas­sacrait déjà les Kur­des, pour l’u­nité de la Nation… On oublie aus­si que c’est avec Erdoğan que se rené­go­cia pour­tant les accords d’en­trée pos­si­ble dans l’UE… jusqu’à ceux sur les “réfugiés”. Bref, si nos médias sont tou­jours dans la con­fu­sion et le fan­tasme de la “Belle République de Turquie laïque et démoc­ra­tique qui fout le camp”, les pop­u­la­tions qui ne sont pas majori­taire­ment sous emprise AKP en Turquie le sont tout autant…

Et à Kedis­tan, on se prendrait à rêver que soient brûlés dans les man­i­fes­ta­tions, con­join­te­ment les por­traits d’Er­doğan et d’Atatürk, pour que des cen­dres naisse une oppo­si­tion poli­tique, capa­ble d’é­clair­er les crises à venir.

Mais dans cette con­fu­sion actuelle, le pop­ulisme big­ot d’Er­doğan, et sa maîtrise des codes “nationaux”, s’ap­puyant à la fois sur l’ig­no­rance qu’il entre­tient et la cor­rup­tion d’une classe dirigeante qu’il a fait émerg­er, a de beaux jours encore devant lui, de crise en crise, de guerre en guerre.

Déjà, lors des soulève­ments de Gezi, le régime avait joué de ces divi­sions en même temps que de la force brute. Et si ces événe­ments avaient fait naître ensuite un front com­mun qui se retrou­va en par­tie au sein et aux côtés de ce qui est devenu le HDP (ici, tou­jours qual­i­fié de “pro-kurde”), il n’en demeure pas moins que le ven­tre mou kémal­iste avait déjà opéré des divi­sions nation­al­istes face au régime AKP, à son prof­it. Que ce mou­ve­ment ait ensuite été large­ment trans­porté sur un ter­rain élec­toral­iste, tout autant par le CHP kémal­iste que par le par­ti HDP, n’a pas non plus aidé au main­tien des mobil­i­sa­tions pop­u­laires, ni aux réflex­ions de fond.

On con­naît la suite, l’ir­rup­tion poli­tique du HDP dans les élec­tions de 2015, enrayant le pro­jet AKP d’hégé­monie, puis la spi­rale de guerre, à la fois en réso­nance avec les con­flits régionaux et à dimen­sion de guerre intérieure… Et là dedans l’om­niprésence du nation­al­isme turc, entre ses vari­antes loup gris, big­otes AKP et kémal­istes libérales… ne lais­sant aucune place à un pro­jet poli­tique de trans­for­ma­tion pour la Turquie, qui rassem­blerait la mosaïque de peu­ples qu’elle com­pose, hors d’un état-nation oppresseur et centralisateur.

Si le géno­cide refoulé dans la mémoire offi­cielle, la chan­son de geste de la turcité, est un qua­si dénom­i­na­teur col­lec­tif pour les Turcs, le meurtre poli­tique des pères de la nation pour­rait, lui, con­stituer l’élé­ment indis­pens­able à une révo­lu­tion des esprits pour avancer.

Et si le mou­ve­ment kurde a su, de son côté, entamer une réflex­ion appro­fondie sur ses décen­nies de pra­tiques poli­tiques et de guéril­la, son “idéolo­gie” marx­iste lénin­iste fon­da­trice, pour par­venir à un rejet du nation­al­isme kurde, de l’é­tat-nation, et à des propo­si­tions con­fédéral­istes et com­mu­nal­istes, on peut penser que ce serait injuri­er l’avenir, que de dire que jamais la Turquie ne se débar­rassera enfin du père pour y parvenir.

Image à la Une :  Petros Karadjias | AP Photo

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…