Les manifestations de refus des résultats, spontanées ou organisées se sont multipliées en Turquie depuis le soir de l’annonce politique des fruits de la grande triche référendaire.
Revenons tout d’abord sur la réalité de cette tricherie, qui a amené les observateurs internationaux à réagir, et les observateurs de l’OSCE à publier un rapport, dans lequel ils consignent entre autres deux “entorses” majeures : l’empêchement de faire campagne pour le NON par diverses interdictions, tout comme la forme contraignante de la question, obligeant à un vote bloqué sur tous les points différents de la “réforme” constitutionnelle.
Mais la triche avait commencé par une annonce, dans la journée même, de la Commission électorale (YSK), disant qu’elle accepterait dans le comptage les bulletins qui, “sans doute par inadvertance”, ne porteraient pas son sceau.
Comment s’étonner de cette annonce, sous état d’urgence, alors que bien avant ces résultats, pouvoir et régime se confondent déjà avec un seul chef de parti. Mais, les formes seront respectées, et la triche fut officialisée de fait.
Des témoignages et enquêtes précises ont fait état de manipulations des votes dans de nombreux lieux importants au Bakur, là où la soldatesque est omniprésente, et où les municipalités sont confisquées par des représentants du pouvoir central. Ces manipulations vont de l’introduction de ces fameux bulletins “acceptés comme valables”, à des votes “changés” en groupes organisés. Des vidéos circulent qui montrent le sentiment d’impunité de leurs auteurs, au moment de ces triches.
Traduction 0:15
“Monsieur le Président, je vous enregistre. Vous êtes en train de mettre le cachet sur les OUI, sur des bulletins blancs sortis des urnes, donc de les transformer en bulletins valables. Ce que vous faites est un délit.”
D’autres découvertes d’enveloppes entières pour le NON, jetées et détruites ont fait l’objet de photographies dans le peu de presse d’opposition encore en vie. Dans d’autres endroits, les électrices et électeurs se sont vus contraintEs de céder leur vote à des mandataires, voire ont été achetés parfois… Des morts ont du voter par endroit, d’autres pas encore nés… Et l’annonce d’une embellie électorale pour l’AKP dans les régions à majorité kurde par Erdoğan, le soir même du résultat, résonne comme une plaisanterie méprisante et cynique, quand on constate que le pouvoir AKP a usé de son pouvoir discrétionnaire dans les zones qu’il a détruites et réduites à sa merci depuis deux ans de guerre.
Les empêchements multiples faits à des membres étrangers observateurs d’assister, ou de contrôler, voire d’être dans les locaux pour certains, lors des opérations de vote et de dépouillement auguraient aussi des fraudes en tous genres, dans les bureaux “sensibles”… y compris des métropoles…
Mais doit-on vraiment faire les étonnés et laisser croire un instant que cela pouvait se passer différemment ?
A Kedistan, on serait tenté déjà de dire tout simplement que ce type de vote est organisé toujours par le pouvoir pour conforter son pouvoir, dans le sens où il l’a décidé, et que les institutions électorales sont faites pour ça… Mais laissons cet argument radical de côté… Il n’est même pas utile ici.
La campagne du référendum elle-même s’était déroulée sous état d’urgence, dans le climat hystérique qui perdure depuis juillet 2015, et sous encadrement militaro-policier, dans des régions en guerre depuis deux ans.
Et si cette “campagne”, tapageuse et à taille gigantesque pour le OUI, sous haute surveillance, tracasseries et interdictions pour le NON, a quand même eu lieu, elle s’est déroulée avec une polarisation extrême.
Si on pouvait voir qu’une opposition en apparence unie se levait pour le NON, elle fut cependant en réalité à géométrie très variable. Entre les défenseurs du kémalisme et de l’unité nationale, l’extrême gauche souverainiste, et les partisans d’une Turquie confédérale, pour situer les trois pôles clairement opposés derrière le NON, une palette étendue de refus du pouvoir absolu d’Erdoğan se dessinait.
S’il y avait accord sur le NON, la question des prisonniers politiques par exemple, liée directement à l’état d’urgence, à l’accord tacite sur “l’anti-terrorisme” accepté par le parti CHP, était loin d’unir le camp du refus. Et, durant la campagne électorale, on a vu que des députés du CHP ne cachaient pas leur volonté d’aller plus loin au Parlement dans leur désir d’éliminer définitivement le HDP “en silence”… Cette campagne du NON n’a pas créé un front entre les partis d’opposition, même si les quelques comités pour le NON réunissaient des militants très éloignés ici ou là.
Et les choses sont plus complexes encore.
Il n’y a pas eu par “miracle” de dépassement de ce qui constitue depuis quasi un siècle la matrice politique “républicaine” de la Turquie.
Et si Erdoğan officialise de façon institutionnelle sa démocrature, s’il termine en quelque sorte son coup d’état civil, il n’y a pas pour autant de basculement dans un autre univers que celui de la turcité.
Erdoğan endosse l’habit de celui qui “terminerait” la guerre d’indépendance inaugurée par Mustafa Kemal, le “père” de la Turquie, tout en affirmant le désir de renouer avec le “lustre” d’antan, le rayonnement ottoman d’empire, économiquement et diplomatiquement, avec l’affirmation renforcée d’une identité sunnite.
On constate très vite que sur le plan économique, les “grands travaux” vont devoir marquer pourtant le pas, la “croissance” n’étant plus au rendez-vous dans ce contexte de guerre, et que le rayonnement diplomatique s’exerce lui davantage par le double jeu de la guerre en Syrie et en Irak, et par le chantage aux réfugiés… Il ne reste plus de ce “rayonnement rêvé” que l’exacerbation des tensions à l’extérieur, l’ultra-nationalisme bigot et populiste à l’intérieur, sur fond militaro-policier du régime.
Le grand projet de 2023, date anniversaire de la révolution nationale se fera sans doute avec un Erdoğan encore au pouvoir, puisqu’il vient de s’en donner les moyens, mais pas sans crises à venir.
Et face à ces crises en germes, on peut dire que l’analyse de ce que fut le NON au référendum, et des protestations contre les résultats truqués, ne donnent pas non plus de raisons d’être optimistes pour une issue positive, l’opposition possible à Erdoğan s’avérant confuse et traversée toujours par les vieilles lunes de la turcité.
Alors que le “référendum” occupait tout l’espace politique, il faut se souvenir que des grèves de la faim avaient débuté dans les prisons turques, rappelant qu’Erdoğan n’avait pas attendu les pleins pouvoirs pour avoir une justice aux ordres, et exercer son injustice à l’égard de toute opposition. Et tandis que certainEs parvenaient à faire campagne pour la “défense de la république”, tout en soutenant “l’unité nationale contre le terrorisme”, et donc contradictoirement les emprisonnements d’opposants, d’autres organisaient, de l’intérieur même des geôles, un NON à la démocrature, ou, sur des places, des NON aux purges…
L’annonce de la victoire du OUI, arrachée par la terreur et la triche, a précipité les partisans du NON dans les rues des métropoles, mais aussi relégué au second plan ces luttes et ces grèves, faute de se situer sur le même plan. Lorsque que les organisations majoritairement kurdes donneront la consigne de mettre fin aux grèves, sans avoir obtenu une quelconque amélioration des conditions de détention, ce fut la mise à jour d’une division criante de l’opposition.
Et ici, lorsqu’une certaine presse libérale et “objective”, choisit pour illustrer un article sur les “opposants dans la rue” des photographies de jeunes brandissant des drapeaux turcs et un portrait d’Atatürk, elle ne peut mieux poser le problème, sans le savoir.
Bien sûr, pour les médias européens, il ne peut y avoir d’opposition à Erdoğan, que celle de la “république laïque fantasmée” de Mustafa Kemal… Celle-là même néamoins, qui en 1980, puis 1990, massacrait déjà les Kurdes, pour l’unité de la Nation… On oublie aussi que c’est avec Erdoğan que se renégocia pourtant les accords d’entrée possible dans l’UE… jusqu’à ceux sur les “réfugiés”. Bref, si nos médias sont toujours dans la confusion et le fantasme de la “Belle République de Turquie laïque et démocratique qui fout le camp”, les populations qui ne sont pas majoritairement sous emprise AKP en Turquie le sont tout autant…
Et à Kedistan, on se prendrait à rêver que soient brûlés dans les manifestations, conjointement les portraits d’Erdoğan et d’Atatürk, pour que des cendres naisse une opposition politique, capable d’éclairer les crises à venir.
Mais dans cette confusion actuelle, le populisme bigot d’Erdoğan, et sa maîtrise des codes “nationaux”, s’appuyant à la fois sur l’ignorance qu’il entretient et la corruption d’une classe dirigeante qu’il a fait émerger, a de beaux jours encore devant lui, de crise en crise, de guerre en guerre.
Déjà, lors des soulèvements de Gezi, le régime avait joué de ces divisions en même temps que de la force brute. Et si ces événements avaient fait naître ensuite un front commun qui se retrouva en partie au sein et aux côtés de ce qui est devenu le HDP (ici, toujours qualifié de “pro-kurde”), il n’en demeure pas moins que le ventre mou kémaliste avait déjà opéré des divisions nationalistes face au régime AKP, à son profit. Que ce mouvement ait ensuite été largement transporté sur un terrain électoraliste, tout autant par le CHP kémaliste que par le parti HDP, n’a pas non plus aidé au maintien des mobilisations populaires, ni aux réflexions de fond.
On connaît la suite, l’irruption politique du HDP dans les élections de 2015, enrayant le projet AKP d’hégémonie, puis la spirale de guerre, à la fois en résonance avec les conflits régionaux et à dimension de guerre intérieure… Et là dedans l’omniprésence du nationalisme turc, entre ses variantes loup gris, bigotes AKP et kémalistes libérales… ne laissant aucune place à un projet politique de transformation pour la Turquie, qui rassemblerait la mosaïque de peuples qu’elle compose, hors d’un état-nation oppresseur et centralisateur.
Si le génocide refoulé dans la mémoire officielle, la chanson de geste de la turcité, est un quasi dénominateur collectif pour les Turcs, le meurtre politique des pères de la nation pourrait, lui, constituer l’élément indispensable à une révolution des esprits pour avancer.
Et si le mouvement kurde a su, de son côté, entamer une réflexion approfondie sur ses décennies de pratiques politiques et de guérilla, son “idéologie” marxiste léniniste fondatrice, pour parvenir à un rejet du nationalisme kurde, de l’état-nation, et à des propositions confédéralistes et communalistes, on peut penser que ce serait injurier l’avenir, que de dire que jamais la Turquie ne se débarrassera enfin du père pour y parvenir.