Militant pour les droits LGBTI, Rosida Koyuncu relaie le témoignage d’un jeune homme de Turquie, homosexuel et séropositif, sur le site de l’association Kaos GL.
En Turquie, le service militaire est obligatoire pour les homme turcs âgés d’au moins 21 ans. Il a une durée de 12 mois et 6 mois pour les diplômés d’études universitaires. Une dispense est possible. Pour les Turcs vivant à l’étranger, en payant une taxe de 18 000 livres turques (plus de 5 000€) pour les nationaux, et de 1 000 euros pour les binationaux. Sont également exemptés du service ceux qui sont considérés “inaptes”, c’est à dire, les handicapés physiques et mentaux, les obèses et les homosexuels. Dans ce contexte, “inapte” se dira en turc “çürük”, littéralement “pourri” en français. L’exemption est attestée suite à des examens médicaux, par un document intitulé “certificat de pourri”. Sympathique appellation…
Mise à part l’idée très répandue dans la Turquie, “c’est l’armée qui fait d’un homme, un homme”, le statut du service militaire va jusqu’à figurer sur le CV, en tant que condition d’embauche. Le fait d’être certifié “pourri” est une étiquette qui colle à vie.
En Turquie, il n’existe pas de lois particulières protégeant les droits LGBTI. L’homosexualité n’est pas illégale, mais elle est considérée comme un “désordre psycho-sexuel”. Donc, pas de place pour les homosexuels dans l’armée. Cependant, même en prenant le risque d’être considéré comme “çürük”, toute la vie, la procédure reste compliquée et humiliante. Le cas du demandeur est “étudié” lors d’examens médicaux, par observations et tests psychologiques à l’hôpital militaire (GATA). Il existe des témoignages d’appelés homosexuels à qui on a demandé des photos explicites de leurs ébats sexuels, pour “prouver” leur orientation.
Cette méthode très contestée a pris fin en 2012, mais a été aussitôt remplacée par un autre moyen d’oppression, source de traumatismes : des entretiens avec les membres des familles. Ces rencontres sont exigées, “pour les consulter afin d’avoir une idée de l’évolution depuis l’enfance de l’intéressé”. En Turquie, la majorité des homosexuels cachent leur orientation à leur famille et se retrouvent dans l’impossibilité de répondre à cette demande. En 2013, les demandeurs d’exemption, ont été autorisés à consulter un médecin généraliste. Il serait trompeur de considérer cela comme une avancée, car le médecin généraliste, lui, ne peut qu’envoyer ensuite la personne à l’hôpital militaire, et ce, vers le service “psychiatrie”. Les consultations à l’hôpital militaire, les entretiens avec les proches et le passage devant un conseil décisionnaire sont donc toujours d’actualité. Et les procédures avancent de façon totalement arbitraire, changeant d’un médecin à l’autre. Quant à la décision, elle dépend également de la composition du conseil qui la prend.
Notons que la condition en vigueur est “Les signes de l’identité sexuelles et/ou comportements sexuels doivent être explicitement manifestes dans la vie de la personne”. Donc incompatible avec l’armée n’est-ce pas ? De nombreux demandeurs, lors de la rencontre avec les médecins et le conseil, se sentent obligés de “féminiser leur apparence” par stratégie, même si cela ne fait pas partie de leur façon d’être… Les demandeurs sont appelés à répondre à des exigences comme “être membre d’une association LGBTI”, ou apporter un document fourni par une des associations, certifiant l’homosexualité de la personne.
Dans les dernières années, une nouvelle pratique est également apparue : demander à la personne d’attendre un an et de revenir réitérer sa demande. C’est sans doute, espérer qu’en un an, la personne changera d’orientation… Dans la continuité de cette pensée, on peut observer sur les certificats d’exemption, des motifs insensés tels que “exempté pour homosexualité extrême”, ou encore “transsexualisme extrême”…
En résumé, l’armée ne veut pas d’homosexuels dans ses murs, mais en fait baver à ceux qui demandent l’exemption pour homosexualité…
Comme dans la traduction de ce témoignage, ici relayé par Rosida…
J’échangeais avec un ami récemment sur Facebook, et il m’a demandé de relayer ce qu’il a vécu lors de son service militaire, en gardant l’ anonymat.
Dans nos conversations précédentes, il m’avait parlé de son service militaire, en disant à propos de l’ordre de mobilisation “ce document a été ma mise à mort”. Je n’avais pas très bien compris, car il ne m’avait pas tout dit. Après ce dernier échange, je comprends mieux et je partage son histoire avec vous, avec son autorisation, et sans révéler son identité.
J’ai été appelé au service militaire en 2014. Je me suis rendue en janvier 2015 au régiment. Lors de cette période j’ai eu beaucoup de difficultés du fait de mon identité homosexuelle et de mon positionnement politique. Mon état de santé psychique était très mauvais. Pour des raisons psychologiques j’ai pris trois congés de suite. A chaque demande, le commandant me menaçait avec des phrases qui commençaient par “Va prendre un ‘certificat de pourri’, si tu reviens sans.…” A cette époque j’ai beaucoup essayé de prendre un certificat d’exemption. La première fois, mon dossier “a été perdu” à Ankara. ensuite il m’ont dit “il manque un document, il faut que tu ailles le chercher à ton régiment”. De peur, je n’ai pas osé me rendre au régiment, et je suis devenu déserteur.
Pendant que j’étais déserteur, j’étais dépressif et dans cet état d’esprit j’entretenais des relations sexuelles multiples. Mon ami m’a dit de faire faire des analyses. Je les ai faites et j’ai alors appris que j’étais séropositif.
Avant d’apprendre que j’étais contaminé, j’étais allé à l’hôpital militaire à Ankara, et, comme j’étais sur place, j’avais participé au meeting pour la Paix. Lors de l’attentat, des dizaines d’amiEs sont mortEs devant mes yeux. J’ai appris que j’étais séropositif après ce massacre. Etant témoin et rescapé d’un tel massacre, je ne ressentais plus rien. J’étais encore sous le choc, complètement traumatisé. En apprenant que j’étais séropositif, j’étais surpris mais je n’ai même pas ressenti de tristesse. La vie me paraissait déjà comme un grand vide.
J’ai déclaré à mon ami de 10 ans que j’étais séropositif. J’ai partagé cela seulement avec lui. Je craignais que ma famille l’apprenne.
N’ayant pas de couverture sociale, je n’avais pas encore commencé les traitements, et comme j’étais toujours déserteur, je travaillais au noir, dans un café. Les agressions verbales et physiques que je subissais en tant qu’homosexuel à l’armée, et le fait qu’on ne me donne pas de certificat, me tenaient dans la désertion. Elle a duré 6 mois, et je n’étais toujours pas soigné. La dernière solution pour moi, était de me rendre. Je me suis rendu. J’ai comparu devant le tribunal militaire menotté. Le tribunal m’a donné raison, mais malgré cela m’a renvoyé vers mon régiment.
C’était comme si je voyageais vers la mort. Ils m’ont envoyé dans le même régiment, et sur la route les paroles du commandant résonnaient déjà dans ma tête. Lorsque je suis arrivé, le commandant m’a battu devant tout le monde, jusqu’à ce que je crache du sang. A la fin, je suis resté étalé par terre en espérant qu’il arrêterait en pensant que j’étais mort. Mais il a continué en me donnant des coups de pieds sur le ventre. Il n’y avait pas que des coups. Il frappait, et il m’insultait, m’injuriait. Au milieu de tous les soldats, il criait que, “comme si ce n’était pas suffisant que je sois pédé, en plus j’étais sidaïque”. Plus que les coups que j’ai pris, c’est le fait qu’il m’insulte à la fois de “pédé” et de “sidaïque” qui m’a blessé le plus. Coups et insultes ont duré des heures… Il m’ont fait nettoyer mon propre sang sur le sol avec un t‑shirt qui était dans mon sac.
Personne ne se rapprochait de moi, car j’étais séropositif. Après le tabassage, j’ai subi l’agression des regards. Tout le monde savait désormais que j’étais “pédé et sidaïque”, je ne pouvais plus lever les yeux de peur de croiser les regards.
Je n’ai pu raconter cela à personne et je n’ai pas pu me plaindre. Parce qu’ils m’ont menacé de “dire tout” à ma famille et ils m’ont fait signer des pages blanches. Je me suis tu, pour qu’ils ne disent rien.
Pendant deux jours j’ai refusé de m’alimenter. Ils m’ont transféré alors à Ankara. J’y suis resté deux semaines.
Et maintenant je suis libre, car j’ai réussi à avoir un certificat d’exemption.
Cela fait un peu plus d’un an. C’est seulement maintenant que j’arrive à en parler. J’étais jusqu’aujourd’hui, encore sous le choc de ce que j’avais vécu. Comme si la vie était, pour moi, gelée. J’ai contacté des associations LGBTI, et certainEs amiEs m’ont aidé. Je peux enfin en parler.
Maintenant je suis libre, mais j’ai peur que les gens l’entendent. l’apprennent. Dans ce pays, il est très difficile d’être à la fois homosexuel et séropositif. Quand on cherche un travail, ils demandent des documents et ils me demandent pour quelle raison je suis exempté du service militaire. Vivre dans un pays où il y a l’homophobie et le HIVphobie me parait comme une continuité de la torture.
Mon père est une personne extrêmement nationaliste, et il ne savait pas ce qui s’était passé au service militaire. Je pensais toujours, s’il apprenait tout cela, que ce serait ma fin. Je pensais que si ma famille savait pour ma maladie, elle ne me laisserait pas vivant. Je ne sais pas comment ma famille l’a appris, mais ma mère m’a appelé et m’a juste dit “Ne viens pas à la maison. Si tu viens, ton père va te tuer”. J’ai demandé “pourquoi ?”, elle m’a répondu “Il parait que tu es malade” et elle m’a dit des choses inimaginables. “Je ne crois pas que c’est vrai, mais ne viens pas à la maison”. Alors, j’ai commencé à vivre chez un ami.
Je travaillais un moment, pour faire des inventaires dans des magasins, pendant la nuit, pour 50 TL (environ 13€). Maintenant je suis caissier dans une commerce. J’ai commencé ce travail dans un super marché, récemment. Le fait que cela soit un travail déclaré est un avantage pour moi… Parce que si je n’ai pas de couverture sociale, je risque de ne pas continuer à avoir mes médicaments. Si tu tombes dans le chômage, pour obtenir tes médicaments, tu dois faire des démarches et demander à la préfecture. Ils vérifient tes revenus et si tu n’entres pas dans le dispositif tu ne peux pas avoir tes traitements. Pour la vérification parfois la police vient chez-toi. Par exemple, si ta famille n’est pas locataire, si ton père a une voiture, on ne te donne pas tes médicaments. Je ne bénéficie pas de cette aide. Et je n’ai plus aucune communication avec ma famille, comment voulez-vous que je leur parle de mes problèmes de santé.…
NOTE
Pourquoi les homosexuels ne se déclarent pas comme objecteurs de conscience ?
En Turquie, l’objection de conscience n’est pas reconnue par la loi et il n’existe aucune législation concernant les objecteurs de conscience. De ce fait, les objecteurs sont considérés comme déserteurs ordinaires et même après une condamnation et avoir effectué leur peine, ils sont contraints à faire leur service militaire.
Pour en savoir plus, vous pouvez lire : “Chaque turc nait soldat” d’André Bernard, et “N’allez pas au service militaire, parce que…”.
Nous vous conseillons également le livre d’Aurélie Stern “L’antimilitarisme en Turquie“, paru en 2015, dans les éditions “Atelier de création libertaire”, Collection Désobéissances libertaires, avec la préface de Pınar Selek.
Image à la une : Une carte postale vintage devenue culte en Turquie. Cliquez pour voir l’image intégrale.