En prison, Ahmet Altan risque la per­pé­tu­ité. Il n’y a pas si longtemps, il aurait risqué la pendai­son. Une peine cap­i­tale qu’il dénonçait avec force à Genève, en 2004. Et que le prési­dent Erdoğan dit vouloir rétablir…

Détenu à Silivri depuis le 23 sep­tem­bre 2016, le romanci­er qui fut aus­si jour­nal­iste est accusé d’avoir voulu ren­vers­er le pou­voir, en rai­son de pré­ten­dus “mes­sages sub­lim­inaux” délivrés à la veille de la ten­ta­tive de coup d’E­tat, en juil­let dernier. Il risque donc la prison à vie… fois trois ! La plus lourde des peines, qui se sub­stitue à la peine de mort depuis 2004. Mais qu’en sera-t-il demain ?

A plusieurs repris­es, le prési­dent a annon­cé son inten­tion de rétablir la peine cap­i­tale. Une peine dont Ahmet Altan se réjouis­sait de voir son pays débar­rassé, voilà treize ans. C’é­tait à Genève, le 15 avril 2004, en marge de la 60ème ses­sion de la Com­mis­sion des droits de l’homme de l’ONU. Le romanci­er par­tic­i­pait à une table ronde sur le thème : «La lutte con­tre la peine de mort: réal­i­sa­tions et échecs». Voici le dis­cours qu’il avait alors prononcé.

L’un de mes pre­miers romans racon­tait l’his­toire d’un jeune gauchiste qui allait être exé­cuté. La nar­ra­tion, extrême­ment réal­iste, avait telle­ment choqué mon père qu’il ne m’avait plus par­lé pen­dant des jours. Il dis­ait: “on ne peut écrire sur ces choses que si on les ressent; com­ment peux-tu les ressen­tir comme un sauvage ?”. Bien que cette honte nous soit main­tenant épargnée, beau­coup de gens étaient autre­fois punis par pendai­son en Turquie.

J’ai gran­di dans un pays où il y avait la peine cap­i­tale, c’est-à-dire des meurtres. Mais si je con­nais la sauvagerie, si je la ressens, ce n’est pas parce que j’ai gran­di dans ce pays. C’est parce qu’il y a des restes de sauvagerie en moi, comme dans tous les autres êtres humains, car nous faisons tous par­tie de la nature.

La nature a ses lois, mag­nifiques et par­faites, où vio­lence et sauvagerie sont intime­ment liées. Depuis des mil­liers d’an­nées, nous essayons de sor­tir de la spi­rale de la sauvagerie par notre intel­li­gence, nos émo­tions et notre créa­tiv­ité. Je pense que les deux car­ac­téris­tiques fon­da­men­tales qui dis­tinguent l’hu­main de tous les autres êtres vivants sont sa con­science innée et son intel­li­gence. La philoso­phie, les arts et les sci­ences sont des priv­ilèges liés à notre intel­li­gence qui peu­vent nous sauver de la sauvagerie. Elles nous éduquent. Et même si nous gar­dons tou­jours en nous la sauvagerie d’une hyène, même si nous avons tou­jours le désir de tuer et que, de fait, nous tuons fréquem­ment, nous avons honte de ce désir, et cette honte nous la devons à la philoso­phie, aux arts et aux sciences.

Notre con­science, d’un autre côté, est ce qui fonde la jus­tice et le droit. Notre con­science nous mon­tre com­ment être justes. Même si nous conser­vons tou­jours une cer­taine rage et le désir de tuer en nous, une grande majorité de gens sur cette Terre ont appris à avoir honte de ces émotions.

Mal­heureuse­ment, nous n’avons pas pu nous dépar­tir com­plète­ment de notre sauvagerie naturelle, et nous devons faire face à un curieux para­doxe. Alors que nous cher­chons indi­vidu­elle­ment à nous éloign­er de la sauvagerie, nous sommes encore inca­pables de con­trôler la sauvagerie des États-nations que nous avons créés. En vérité, c’est le résul­tat de notre hypocrisie. Alors que nous nous opposons à la sauvagerie indi­vidu­elle, nous soutenons la sauvagerie des États.

Bien des gens peu­vent vous dire qu’ils sont con­tre les tueries et les meurtres, mais les mêmes ne s’op­poseraient pas fer­me­ment à l’idée que les États tuent des per­son­nes. Ils vous diraient même que c’est néces­saire. La sauvagerie se con­cré­tise de la manière la plus sys­té­ma­tique à tra­vers les États. Partout où l’É­tat existe, il y a du sang, des morts et de la sauvagerie. Avec ses guer­res, ses pris­ons, sa police, ses espi­ons, ses assas­sins et ses bour­reaux, l’É­tat est à notre époque “Le” représen­tant de notre sauvagerie.

Parce que nous avons peut-être pris con­science de notre hypocrisie, nous nous efforçons de sor­tir les États de cette sauvagerie. L’u­ni­ver­sal­i­sa­tion du droit, la généra­tion du con­cept d’in­ter­dépen­dance et la for­ma­tion de nou­velles unités admin­is­tra­tives “supra­na­tionales”, comme l’U­nion européenne, visent essen­tielle­ment à édu­quer les États et à empêch­er leur sauvagerie. Mais édu­quer des États n’est pas aus­si sim­ple qu’é­du­quer des hommes, n’est-ce pas ? Comme des ani­maux sauvages, les États croient encore au pou­voir et à la puis­sance. Ils adorent leur pou­voir et aiment l’af­fich­er à la moin­dre occa­sion. Mais, et c’est regret­table, ils trou­vent le sou­tien dont ils ont besoin dans la sauvagerie cachée des indi­vidus. Nous, humains, ali­men­tons la sauvagerie des États. Deman­dez-vous pourquoi bien des gens à tra­vers le monde veu­lent que leur État soit plus fort que d’autres.

Pourquoi fris­son­nent-ils d’en­t­hou­si­asme quand leurs hymnes sont joués, pourquoi regar­dent-ils avec pas­sion leurs dra­peaux être hissés ? Quelle est la dif­férence entre tous ces hymnes, dra­peaux, fron­tières et les mar­ques lais­sées dans la forêt par un ani­mal sauvage pour revendi­quer son ter­ri­toire ? Je pense que c’est aus­si pourquoi les États tuent des gens. Et ils tuent des gens sans hésiter, que ce soit en temps de guerre ou pour les exécuter.

Nous avons du mal à expli­quer à de grands États le côté malveil­lant de la guerre et de la peine cap­i­tale, et en quoi cela s’op­pose à notre intel­li­gence et à notre con­science. Qu’un groupe d’êtres humains tire prof­it de la “mort” explique sans nul doute l’ex­is­tence des guer­res. Quant aux exé­cu­tions, je pense qu’elles sont la façon la plus tan­gi­ble pour l’É­tat de percevoir qu’il a le pou­voir de tuer. Il ne veut pas le per­dre. Et cer­tains le soutiennent.

Je sais que ces gens vous diront : « Vous voudriez que le tueur de votre enfant vive, vous ne le voudriez pas mort ? » C’est le genre de ques­tion qui sus­cite en nous ce sen­ti­ment de vengeance hor­ri­ble, vio­lent, mais très humain. Influ­encé par ma nature sauvage, je répondrais « oui, j’aimerais être vengé ». C’est la réponse que je don­nerais si je renonçais à mon intel­li­gence, mon esprit et ma con­science. C’est le moment où, si je me lais­sais porter par ce sen­ti­ment, je me trans­formerais en rhinocéros, comme dans la pièce de théâtre de Ionesco.

En réal­ité, nous avons tous un côté rhinocéros en nous. Mais la saga de l’hu­main n’est-elle pas cet extra­or­di­naire com­bat pour nous dis­tinguer du rhinocéros ? Des mil­liers d’an­nées ne se sont-elles pas écoulées, baignées et puri­fiées dans les eaux de la philoso­phie, des arts et des sci­ences ? Régres­sons-nous chaque fois que nous sommes blessés ou furieux ? Ceux qui tuent doivent être punis; je pense que per­son­ne ne dira le con­traire. Mais nous devri­ons nous le deman­der. Pourquoi punis­sons-nous ceux qui com­met­tent des crimes, qui ne parvi­en­nent pas à échap­per à leur sauvagerie et à leur cupid­ité naturelle ? Quel est le but de la puni­tion ? Est-ce que nous voulons les dis­suad­er de com­met­tre d’autres crimes ou voulons-nous nous venger ?

Notre véri­ta­ble désir n’est-il pas de prou­ver aux meur­tri­ers que nous sommes des meur­tri­ers plus forts qu’eux ? Est-ce vrai­ment ce que nous enten­dons par jus­tice ? La loi, c’est une série de principes pour garan­tir la paix com­mune de l’hu­man­ité. Mais l’exé­cu­tion nous assure-t-elle d’une paix com­mune ? Ou bien est-elle là pour créer en nous l’an­goisse, de manière invis­i­ble ou osten­ta­toire, en nous mon­trant que nous sommes encore des sauvages ? Que les États per­pétuent des meurtres que nous ne pou­vons pas com­met­tre nous-mêmes ne nous apporterait pas la paix, cela ne ferait que ren­dre le meurtre et la sauvagerie offi­ciels. Cela nous oblig­erait à renon­cer à tout le chemin que nous avons par­cou­ru dans notre long périple d’hu­mains. A chaque meurtre, nous retournons des mil­lions d’an­nées en arrière, à la sauvagerie dont nous nous sommes débar­rassés; à chaque déci­sion juste, nous revenons à aujour­d’hui et à notre niveau actuel de développe­ment. Ce que nous tra­ver­sons main­tenant, c’est une série angois­sante de pas en avant et en arrière.

Les êtres humains ont plus ou moins réus­si à s’é­du­quer et ont atteint un niveau où ils ont honte de la sauvagerie. Main­tenant, il est temps d’é­du­quer les États. Aujour­d’hui, les États dont nous avons encore besoin sym­bol­isent de la manière la plus forte la per­ma­nence de notre sauvagerie. J’e­spère qu’un jour les peu­ples auront évolué assez pour vivre sans États. Mais d’i­ci là, nous devons faire de sérieux efforts pour nous débar­rass­er de l’hypocrisie qui nous con­duit d’un côté à con­damn­er la sauvagerie, de l’autre à l’en­tretenir à tra­vers des États, et nous devons nous mon­tr­er capa­bles de pro­téger les êtres humains de la vio­lence des États. Nous croyons que les peu­ples sont plus impor­tants que tout. Mais ceux pour qui il y a des choses plus impor­tantes que les humains con­tin­u­ent de répon­dre à l’ap­pel du sauvage.

Nous tirons notre force de notre intel­li­gence, de notre con­science, de notre créa­tiv­ité et de tout ce qu’a pro­duit l’hu­man­ité, la philoso­phie, les arts et les sci­ences. Ils tirent leur force de la sauvagerie qui est en nous. Nous défendons l’avenir et la vie. Ils défend­ent le passé et la mort. Je crois qu’un jour, nous les vain­crons et pour­rons éradi­quer toutes les sortes de meurtres. Non pas parce que nous sommes plus forts qu’eux. Mais parce que la vie est plus attrayante que la mort, et que l’avenir est bien plus fort que le passé.

Ce dis­cours peut être lu en anglais sur le site offi­ciel d’Ah­met Altan.


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